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CHAPITRE 1 – POUVOIRS, FORMATION ET ATTITUDES DES POLICIERS :

2.5 Le comment ? Devenir policier, une étape à la fois

2.5.1 L’éternel débat sélection-socialisation en socialisation professionnelle des

La littérature sur la socialisation professionnelle des policiers est souvent réduite au débat entre deux processus qui peuvent expliquer l’adhésion à la culture policière par les futurs policiers en formation, soit la sélection et la socialisation. La littérature tend à considérer ces deux processus comme rivaux pour expliquer l’adhésion à la culture policière et les différences d’attitudes chez les recrues policières. La perspective de la sélection est basée sur une logique de prédisposition : les policiers ont des prédispositions à avoir choisi cette voie professionnelle et avaient donc des attitudes différentes des autres citoyens avant leur entrée dans le métier (Bennett, 1984 ; Ford, 2003 ; Gorgeon, 1996 ; Oberfield, 2012 ; Phillips et al., 2010 ; Sun et al., 2009). La perspective de la socialisation indique plutôt qu’avant d’entrer dans le monde policier, les policiers ne se distinguaient pas de la population générale, mais un processus d’apprentissage, d’expériences et de formation a causé une évolution de leurs attitudes qui a mené à leur adhésion à la culture policière (Bennett, 1984 ; Conti, 2006 ; Ford, 2003 ; Gorgeon, 1996 ; Oberfield, 2012 ; Lundman, 1980 ; Niederhoffer, 1967 ; Phillips, 2015 ; Phillips et al., 2010 ; Sun et al., 2009). Ce débat prend racine dans l’opposition entre deux paradigmes, soit le paradigme différentialiste et le paradigme développementaliste. Le premier stipule qu’il existe une diversité de talents, d’habiletés et de prédispositions psychologiques dans le bassin de candidats potentiels pour occuper une position dans une organisation (Van Maanen, 1977). Le choix est basé sur une concordance entre les caractéristiques déjà présentes chez le candidat et les exigences du rôle à entreprendre (Van Maanen, 1977). Cette correspondance est établie grâce à un processus de sélection54. Les fervents du paradigme développementaliste reprochent le caractère statique de la proposition différentialiste. Ils envisagent plutôt que la concordance entre un candidat et un rôle peut être atteinte par le façonnement d’un individu grâce à un processus de socialisation, celui-ci permettant la modification de l’identité professionnelle (Van Maanen, 1977 ; Van Maanen et Schein, 1977). Ultimement, le débat entre ces deux processus

54 Le processus de sélection faisait l'objet des premières recherches en psychologie industrielle. Ces études visaient

à aider les organisations à améliorer la sélection de leurs membres en mesurant, chez les candidats, la présence des caractéristiques requises par les organisations (Schein, 1980).

vise à identifier lequel est en fait responsable de la dichotomie « nous-eux » : les policiers se distinguent-ils des citoyens parce qu’ils ont été sélectionnés ou socialisés ? Un nombre grandissant d’auteurs reconnait toutefois que la dichotomie « nous-eux » est en fait l’effet de l’effort conjoint de ces deux processus (Oberfield, 2012 ; Sun et al., 2009). Comme il a été indiqué précédemment, Gautier (2015) a conclu que la clé consiste plutôt à sélectionner ceux qui semblent plus « socialisables ».

Ceci dit, le débat entre ces deux processus peut être appliqué à une variété de dimensions de la culture policières et d’attitudes chez les recrues et futurs policiers. Une des études particulièrement pertinentes à la présente thèse est celle d’Oberfield (2012) qui a considéré les attitudes face à l’emploi de la force. Il a conclu à l’effet combiné de la sélection et de la socialisation pour expliquer les attitudes face à la nécessité et l’efficacité de la force chez les policiers ; à titre de rappel, il a conclu, grâce à une étude longitudinale de 80 recrues policières, qu’au cours de la formation policière à l’Académie, les attitudes des recrues sont devenues de plus en plus favorables à l’efficacité de la force dans le cadre des fonctions policières. D’un point de vue individuel, il a constaté que trois mois après l’entrée en formation, plus de 60 % des recrues avaient changé d’attitudes face à l’emploi de la force, mais il temporise ses propos en disant que le changement d’attitudes était radical uniquement pour une minime proportion d’entre eux. Également, Oberfield (2012) a observé que les allégeances politiques et l’origine ethnique, qui influençaient les attitudes face à la nécessité et l’efficacité de la force au début de la formation policière, n’avaient plus d’effet sur ces attitudes plus tard dans le processus de socialisation. Pour Oberfield (2012), ce résultat indique la force de l’influence de la formation policière. Il est suggéré ici que ce résultat en est un d’homogénéisation des attitudes : plus tôt dans la formation policière, les recrues ont diverses attitudes associées à leurs caractéristiques personnelles comme leurs allégeances politiques et leurs origines ethniques alors que leur expérience en formation policière a annihilé ces différences associées aux caractéristiques personnelles. Ce résultat semble donc pointer vers le fait que, sans conclure à une culture policière homogène, la socialisation professionnelle qui survient pendant la formation policière en Académie de Police semble engendrer un certain degré d’homogénéisation des attitudes face à l’emploi de la force.

Les processus de sélection et de socialisation font partie de la théorie dyadique de la socialisation professionnelle de Van Maanen (2003a, 1978c, 1975, 1974) parce que ce dernier considère que la sélection fait partie du processus de socialisation. Une telle réflexion est d’autant plus pertinente dans un contexte macrosociologique où la culture et la socialisation professionnelles des policiers sont observées à un niveau d’analyse agrégé. Concrètement, dans la perspective individuelle, la présence de certaines attitudes à l’entrée en formation pointe dans la direction du processus de sélection alors que l’évolution d’une attitude au fil du temps indique la contribution d’un processus de socialisation. L’analyse macrosociologique ou agrégée observe l’évolution des moyennes d’attitudes au fil du temps : celle-ci peut donc être le fruit du fait que les candidats n’adhérant pas à certains aspects de la culture policière abandonnent la formation, logique associée au processus de sélection, ou du fait que la formation contribue à modifier les attitudes d’une majorité des futurs policiers, proposition appartenant à la perspective de la socialisation. Le fait que la culture est fondamentalement un concept collectif transcende le débat puisque, d’un point de vue agrégé, la sélection et la socialisation peuvent chacune partiellement contribuer à l’évolution des moyennes d’attitudes. Ce regard sur la culture et la socialisation professionnelles des policiers suit une logique différente où l’objectif n’est pas réellement de savoir si individuellement les futurs policiers sont sélectionnés en raison de leurs attitudes souhaitées ou socialisés de façon à développer certaines perceptions puisque l’important réside dans le fait qu’aux termes de ce processus de socialisation, la culture policière comme concept collectif soit perpétuée.

En somme, les pages précédentes ont expliqué la théorie dyadique de la socialisation professionnelle issue des réflexions de Van Maanen au cours de sa carrière en y incorporant l’explication de l’immuable débat en sociologie de la police opposant la perspective de la sélection et la perspective de la socialisation. Une mention importante doit être faite avant de poursuivre : le travail de terrain duquel découle l’approche théorique de Van Maanen date du début des années 1970. Ainsi, un travail théorique issu d’un contexte américain et datant de presque 50 ans est-il toujours fiable pour éclairer la formation policière actuelle en sol québécois ? Le choix de cette approche a été fait, dans un premier temps, en raison de ses assises théoriques solides empruntées non pas seulement au domaine policier, mais bien au champ plus

large de la socialisation professionnelle ; d’ailleurs, la théorie de Van Maanen contribue aujourd’hui non pas uniquement à construire les bases théoriques de travaux en sociologie de la police, mais possède une fécondité qui permet son application à d’autres contextes de breaking-

in professionnels dans des situations temporelles et géographiques diverses. Par ailleurs, que les

profils de futurs policiers aient changés depuis l’époque de Van Maanen, ou que les modalités de formation ou que les aspects de la culture policière aient évolué n’enlève rien à la conjecture de départ que le passage au travers cette formation peut contribuer à l’adhésion à la culture. Ceci étant dit, il est raisonnable de penser que la culture policière que décrivait Van Maanen est toujours d’actualité aujourd’hui puisque, comme l’a démontré et expliqué Chan (1997), la culture policière est stable et difficile à changer. En outre, la réforme de la police et de la culture qui la sous-tend semble ralentie par le processus de socialisation professionnelle. En effet, Pichonnaz (2017) contraste la police orthodoxe, plus répressive, à un modèle hétérodoxe, plutôt basé sur les prémisses de la police communautaire. Il explique que son terrain de recherche, soit les polices suisses, correspond largement au modèle orthodoxe (Pichonnaz, 2017 : 26) et ce, en partie parce que le processus d’entrée dans le métier renforce ce modèle orthodoxe. La culture policière traditionnelle que décrit Pichonnaz en 2017 en suisse ressemble beaucoup à la culture policière que décrit Van Maanen. Il explique lui aussi les difficultés à changer cette culture, ce qui laisse croire au caractère toujours actuel des postulats de Van Maanen.

Un autre aspect important du cadre théorique est l’idée de porter un regard différent sur la socialisation professionnelle des policiers en abordant ces questions selon une perspective macrosociologique, d’un point de vue agrégé, pour respecter le caractère collectif intrinsèque au concept de culture. Cependant, un dernier point doit être abordé avant de passer à l’aspect plus opérationnel de la thèse : celui-ci concerne la fonction globale de la socialisation professionnelle au sein de l’institution policière.