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3.3. LE MARCHÉ GRIS

3.4.2. LA HIÉRARCHIE DES PILLAGES

Tout comme le marché de l’art comporte divers niveaux d’intervenants, il existe également une hiérarchie des intervenants dans le pillage. Celui qui se trouve au bas de l’échelle, le pillage de subsistance, est relatif au fermier qui fouille fortuitement la terre pour arrondir ses fins de mois. Arrive ensuite une démarche plus calculée, soit celle des individus isolés ou en groupe qui procèdent à l’activité de façon saisonnière. Selon l’avocate Bonnie Czegledi, «ils ont leur propre site de fouilles […], ont une idée précise des prix, refusent de vendre aux intermédiaires locaux » (Czegledi 2010 : 143). Certains de ces chercheurs travaillent pour leur propre compte, et préfèreront écouler le stock dans les marchés locaux. Pour leur part, ceux en groupes organisés font travailler un nombre important d’employés et fouillent de larges superficies. Ils sont parfois à la solde d’un marchand qui pourvoit au matériel nécessaire et aux allocations salariales (Guillotreau 1999 : 59). Leur marché cible est constitué de touristes étrangers, qui bénéficient, rappelons-le, du tourisme de masse et de « l’effacement » des frontières, deux conjonctures qui s’avèrent désastreuses pour le patrimoine mondial.

Dans la hiérarchie du pillage, les groupes organisés qui se situent au sommet de la pyramide détruisent tout sur leur passage. En effet, Neil Brodie, directeur du Cultural Heritage Resource au Centre d’Archéologie de l’Université de Stanford, décrit l’ampleur du problème dans Illicit Antiquities : the theft of culture and the extinction of archaeology (2002) et l’urgence d’intervenir contre le pillage des sites archéologiques. Pendant des siècles, il ne s’agissait que d’hommes creusant aléatoirement en espérant trouver fortune, cependant au cours des dernières décennies, l’apparition de méthodes plus radicales comme le bulldozer, la dynamite ou les détecteurs de métaux détruisent littéralement les sites. L’archéologue et auteur

déclare que le problème aurait atteint des proportions incontrôlables, à cause notamment des nouveaux et puissants moyens utilisés pour excaver. La technologie a rendu accessibles des lieux jusque là hors de portée grâce, par exemple, à des véhicules tout-terrain qui permettent désormais d’accéder facilement à des sites autrefois protégés par leur accès difficile.

Nous pouvons distinguer des motivations variables au pillage. Il y a d’abord le pillage de subsistance, que nous venons de voir, mais il existe aussi un pillage à fonction politique, visant l’appropriation d’un territoire par la population locale (Brodie 2006 : 3). En Amérique du Sud, depuis la fin de la colonisation, la destruction du patrimoine culturel n’a pas cessé. Le cas par exemple des huaqueros, pilleurs de tombes, relève du phénomène de société, car le pillage se pratique de père en fils. Au Pérou, les habitants voient les archéologues comme des escamoteurs, car les paysans croient que les tombes contiennent des biens précieux laissés là par leurs ancêtres pour les périodes difficiles. Ce sont généralement de pauvres fermiers qui vivent en milieu rural qui arrondissent leur fin de mois par du pillage occasionnel. Les autorités ferment les yeux devant ces fouilles illégales parce que cela représente un supplément monétaire qui ne coûte rien à l’État et qui apaise les populations. De même, avance Brodie, il ne sert à rien de punir ces maraudeurs substantiels, car en vérité ce ne sont pas les paysans qui en profiteront le plus mais bien quelqu’un de plus haut dans la pyramide du trafic (Brodie 2006 : 3-5), en occurrence l’antiquaire ou la maison de vente aux enchères.

Comme ses condisciples Mackenzie, Fraoua et Manacorda, Brodie a observé le parcours emprunté par des antiquités retirées illégalement de sites ou d’infrastructures monumentales et affirme que ces objets se convertissent en artefacts légaux par une série de transactions et d’échanges commerciaux facilités par différentes lois sur le vol de propriété, la période de temps limité à travers laquelle il faut prouver une documentation et les agents officiels corrompus. Ce qu’il déplore par-dessus tout, c’est l’utilisation d’un tel produit dérivé par des institutions culturelles à des fins commerciales. Neil Brodie accuse les musées sans détour : « Nervertheless, although the private collector cannot be dismissed, it has long been recognized that museums, particularly art museums in the United States, play the central role in creating a demand for unprovenanced antiquities » (Brodie 2006 : 10). La position de Neil Brodie est sans équivoque, les musées seraient tout autant responsables du déséquilibre dans le marché légitime.

3.5. RÉALITÉ DOUANIÈRE (au Canada)

Malgré tout ce que nous pourrions penser du contrôle douanier, nous aimerions toutefois préciser certaines choses quant à la réalité de ce contrôle. À de nombreuses reprises, Manacorda, Brodie et Czegledi laissent entendre que le manque de formation spécialisée chez les agents douaniers entrave leur efficacité. Nous nous sommes donc entretenus avec un agent des services frontaliers du Canada pour discuter de trafic illicite, afin de comprendre la nature exacte de leur métier. Notons pour commencer que le Canada n’est pas reconnu comme un gros importateur d’œuvres d’art ou d’antiquités. Il fait cependant office de plaque tournante. En effet, puisqu’il n’y a pas vraiment de marché, les artefacts restent ici un moment, puis repartent en direction de l’Europe ou des États-Unis où ils sont plus susceptibles d’être vendus.

Appelé à percevoir les taxes et les droits de douane, le travail des agents consiste à vérifier la marchandise qui entre au pays et à s’assurer que les normes sont respectées. Aucune formation spécifique sur le trafic de biens culturels n’est donnée aux douaniers pendant l’apprentissage de leur métier, c’est de leur propre initiative qu’ils procèdent à des recherches. Sans contredit, l’art n’est pas la priorité des agents douaniers. La drogue, les armes et le trafic d’animaux en voie d’extinction passent avant les œuvres d’art. Lorsqu’un objet d’art est retenu, d’ordinaire à cause d’une documentation obscure, ils entament une investigation plus poussée, souvent de concert avec Patrimoine Canada et/ou Art Alerte, groupe fondé par la Sûreté du Québec. Patrimoine Canada est un organisme fédéral, régit par de vieilles lois canadiennes. Lorsque nous avons demandé s’il y avait un moyen d’intensifier la lutte contre un tel trafic, on nous a laissés entendre que le gouvernement n’est pas suffisamment conscientisé.

Au Canada donc, si les douaniers ne parviennent pas à établir un doute plus que raisonnable, la marchandise est remise à son propriétaire. Dans le cas contraire, ou encore si l’artefact a été retenu et n’est plus réclamé par son détenteur, l’objet est envoyé à l’entrepôt de la Couronne. Au bout de 90 jours, si aucune riposte ne fait surface, on dispose de l’objet : il est offert à un musée ou il est proposé au pays d’origine, via son ambassade. Aucun produit n’est détruit. Si le service douanier n’obtient pas de réponse, l’objet retourne sur le marché pour y être revendu aux enchères. Ainsi, contre toute attente et contre toute logique, un artefact retenu

par scepticisme par les autorités douanières peut, en fin de compte, réintégrer le marché. L’agente douanière Linda Bélanger reconnait que ce n’est pas très difficile pour les connaisseurs qui maîtrisent les rouages, car il n’y a pas vraiment de suivi38. Telle est la situation dans un pays développé comme le Canada. Nous pouvons donc imaginer que dans les pays aux ressources financières plus restreintes, le contrôle exercé doit être effectivement moindre.