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LA FONCTION (condition) SOCIALE DU MIGRANT

169 Le premier migrant représenté dans l’œuvre Immigrato de Methnani, publiée en1990 n’a pas de rôle défini dans la société : son principal souci est de s’intégrer ; il n’hésite pas à se faire passer pour plus ignorant qu’il n’est afin de se faire accepter.

Il croit qu’en parlant la langue de la rue, vulgaire, en fréquentant les bars, en passant les soirées à se souler, il a moins de probabilités d’être perçu comme différent et donc rejeté, exclu de la

collectivité.

L’Italie représente le rêve de tous les jeunes de son âge qui, comme lui, associent au « bel

paese » l’idée de liberté, de réussite, d’activité professionnelle rentable.

La réalité qu’il découvre est tout autre : il s’attendait à trouver dans la société italienne une grande ouverture d’esprit et découvre la discrimination ; le désir de s’insérer dans la société se heurte aux manifestations d’un racisme indigne d’un pays civilisé !

Ce migrant peut être rapproché du protagoniste de l’œuvre de Pap Kouma Io venditore di elefanti publiée d’ailleurs la même année avec, pourtant, une légère différence, dans le sens où ce dernier a une conscience plus manifeste de sa condition.

Celui-ci ne cherche pas à cacher l’instruction qu’il a reçue dans son pays d’origine, cette culture qui lui a permis de se faire une idée plus exacte des pays où il a choisi de se rendre.

Il n’est plus poussé par un rêve, par un fantasme : il arrive en Italie, le pays où il décidera de s’installer après un séjour en France, avec un objectif bien précis : celui d’obtenir un permis de séjour, une certaine stabilité, donc, les conditions susceptibles de lui permettre de réaliser le seul grand désir de sa vie : fonder un foyer.

170 Ce projet modeste ne l’empêche pourtant pas de subir des humiliations dans son travail, dans sa vie de tous les jours ; d’être victime de discriminations, de racisme. Mais il trouve en lui la force de ne pas se rendre, de continuer à lutter parce qu’il veut absolument dépasser sa condition pénible et s’assurer et assurer aux siens une vie digne et honorable.

Neuf ans plus tard, en 1999, un autre récit, écrit encore une fois à la première personne mais cette fois par une femme, présente à un public toujours plus nombreux, une nouvelle représentation du migrant.

Cette représentation est nouvelle pour deux raisons : d’une part la protagoniste est une femme et d’autre part sa condition sociale est bien différente.

C’est la femme d’un homme d’affaires et elle n’a pas à faire face aux difficultés matérielles : elle suit son mari dans ses voyages à travers les différents pays sans être à la recherche d’un travail, ou d’un emploi qui puisse lui assurer un niveau de vie plus décent.

C’est une migrante cultivée, d’une extraction sociale élevée, qui n’a pas la nécessité d’améliorer son niveau de vie qui est déjà bien acceptable.

C’est une femme très sensible et cette sensibilité la mène à percevoir combien il y a encore de discrimination, de racisme, de difficulté à accepter l’autre, l’étranger, celui qui diffère par la couleur de sa peau, par sa croyance religieuse, par ses coutumes.

Ce ne sera pas le seul exemple dans la « littérature de la migration » d’un migrant appartenant à une classe sociale supérieure, cultivé et doué de sens critique, capable d’analyser le comportement

171 de ceux qui se prétendent ouverts et disponibles mais qui en réalité n’arrivent pas à dépasser certains préjugés et ne comprennent pas, comme la protagoniste elle- même l’affirme à la fin de l’œuvre, que la réalité sera inévitablement toujours plus multiraciale.

On trouvera d’autres tentatives d’attirer l’attention du lecteur sur un migrant qui gagne l’Italie parce qu’il doit quitter son pays natal à la recherche d’une vie meilleure.

172 Les protagonistes des œuvres de Igiaba Scego appartiennent elles aussi aux classes moyennes et sont également dotées d’une certaine culture.

Nous sommes déjà au xxe siècle et précisement ce siècle a cinq ans quand sort la première des trois œuvres que la jeune écrivaine, d’origine somalienne mais née en Italie, publie de 2005 à 2015.

C’est comme si Shirin Ramzanali Fazel avait ouvert la voie qui sera ensuite suivie par d’autres écrivains, ce qui peut être interprété comme le signe d’une évolution de la société, la preuve que les mentalités s’ouvrent à l’altérité.

Ces nouveaux protagonistes continuent, pourtant, à faire les mêmes expériences négatives, à être encore victimes d’épisodes de racisme, à subir encore la discrimination.

Différent est leur point de départ : il n’y a plus la douleur de quitter sa patrie ; la souffrance de ne pas avoir d’ abri ; l’humiliation de ne pas être considéré en tant qu’étrangers comme digne d’attention et d’égards.

Ils ne sont plus à la recherche d’un emploi quelconquel pour assurer leur subsistance ; ils ont fait des études ; ils fréquentent des quartiers moins dégradés et des gens plus civilisés.

Ils n’ont plus à faire face aux nécessités matérielles, mais s’interrogent sur les conditions de leur intégration ; ils se demandent comment ils sont perçus, s’ils peuvent être considérés comme italiens malgré leurs origines et s’ils peuvent légitimement restés attachés à ces origines.

C’est donc plutôt une exigence de nature morale et spirituelle.

La protagoniste de Salsicce est, de fait sinon de droit, italienne parce qu’elle est née en Italie, a fait ses études en Italie, a toujours utilisé la langue italienne, mais ses origines sont somaliennes et elle a le sentiment que ce n’est qu’en les reniant qu’elle deviendra une italienne à part entière.

173 Sauf à constater dans la conclusion du récit qu’en fin de compte elle ne tient pas à se priver de la part somalienne de son identité.

Cette protagoniste se distingue des autres par sa condition sociale, son souci de savoir si elle peut être italienne sans renoncer à ses racines.

Cette exigence caractérisera aussi la protagoniste de l’œuvre suivante, publiée cinq ans plus tard alors que les conditions de vie n’ont pas radicalement changé et que le besoin d’intégration demeure.

Cette fois la conclusion est encore plus optimiste. Celle-ci va au-delà du besoin de se sentir intégrée parce que la jeune protagoniste (encore une fois l’alter ego de l’auteure) après une suite d’ expériences négatives, arrive à la conclusion que, où qu’ elle soit, elle se sentira toujours « chez

elle » parce qu’elle ne perdra pas son identité.

Il ne lui faudra plus imiter les italiens « de souche » pour se sentir intégrée.

Elle se sentira désormais bien dans sa peau d’italo-somalienne ou plutôt de citoyenne du monde.

Un migrant qui a une véritable fonction sociale dans le pays d’accueil, est le jeune Elton protagoniste du roman Va e non torna, écrit à la troisième personne par l’écrivain Ron Kubati, d’origine albanaise, arrivé en Italie comme son personnage à l’âge de vingt ans.

Comme l’auteur, qui appartenait à une famille d’intellectuels dissidents, Elton a fait ses études supérieures à Bari.

Il fréquente les salles de l’Université, les salles du tribunal, les maisons de ses amis.

174 Il n’appartient pas à la catégorie des migrants économiques comme tant de ses congénères qui ont fui l’Albanie poussés par la nécessité.

Il a obéi à une nécessité intérieure et non pas matérielle, un besoin de rupture radical, un sentiment d’urgence, la conviction qu’il lui fallait traverser l’Adriatique et se rendre en Italie pour pouvoir se réaliser pleinement.

C’est lui qui a choisi de s’installer en Italie conscient de toutes les difficultés que ce choix comporte: dans la vie de tous les jours, dans son travail, dans ses liens affectifs, dans le rapport difficile avec sa mère.

La condition sociale du migrant est tout autre, l’attitude de la société à son égard aussi : il n’est guère victime de discrimination. Il exerce une fonction socialement reconnue.

Dans le domaine professionnel, il jouit d’une certaine autonomie sinon d’une complète indépendance; il peut même se permettre de refuser une proposition qui ne lui paraît pas avantageuse.

Une autre figure de migrant ayant une certaine fonction dans la société est celle de Adua, la protagoniste du roman homonyme de Igiaba Scego, publié en septembre 2015.

C’est l’histoire d’une femme immigrée en Italie dans les années soixante-dix pour échapper au régime dictatorial de Siad Barre en Somalie.

Elle n’a, à l’époque, que dix-sept-ans ans et elle quitte son pays dans l’espoir de réaliser son rêve de liberté.

Une double liberté: elle entend s’émanciper de la tutelle d’un père sévère et autoritaire d’un côté et de l’autre de la dictature de son pays natal.

175 Mais pour atteindre ce but elle doit remodeler son corps dans l’espoir de faire une carrière d’actrice de cinéma.

Elle ne jouera que dans un seul film, pornographique, et elle payera très cher cette expérience qui aggravera sa marginalisation, la plongeant dans une solitude toujours plus grande.

Mais elle ne se décourage pas et elle continue à lutter.

Elle lutte pour elle-même et pour les autres, pour tous ceux qui voudraient une vie meilleure, une dignité plus grande, un futur plus vivable.

Sa générosité la mène à se marier avec un jeune congénère débarqué, avec mille autres, à Lampedusa et arrivé lui aussi à Rome dans cette ville qu’on représente dans les guides touristiques comme « una città museo acielo aperto », mais qui lui apparaît comme une ville sordide où « pisciano cani e umani» 179

L’imagination se heurte à une réalité cruelle qui ne laisse pas de place aux rêves et produit de l’exclusion.

Adua l’a découvert à ses frais en cherchant à faire carrière dans le monde du cinéma, où elle n’a trouvé que corruption, exploitation, manipulation et chantage.

Les hommes ont abusé de sa crédulité en lui donnant l’illusion qu’elle pourrait devenir une véritable artiste et atteindre facilement la célébrité.

176 Mais en réalité elle a dû troquer sa dignité pour participer au tournage de quelques séquences d’un film jamais monté.

Elle s’est heurtée à un double échec professionnel et sentimental : non seulement la carrière d’actrice dont elle rêvait s’est révélée n’être qu’un leurre mais son mariage aussi n’a été qu’un mariage de convenance.

De ces pages parfois d’une brutalité effrayante où sont présentées des scènes difficilement soutenables de racisme, de discrimination ressort, malgré tout, une lueur d’espoir, une volonté de faire prévaloir la solidarité et surtout une grande ténacité dans la quête de la liberté.

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