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La double approche des pratiques d’enseignement des mathématiques

I. Une approche didactique et ergonomique des pratiques, et une prise en compte

2. Considérer l’enseignant comme une personne en situation de travail

2.1. La double approche des pratiques d’enseignement des mathématiques

Comme le montrent les exemples tirés de mes propres recherches citées précédemment, le professeur n’influence pas seulement l’enseignement, en amont, par le choix des situations qu’il propose à ses élèves. Par ses interventions pendant les séances de cours, il facilite ou

modifie les tâches mathématiques qu’ils ont à réaliser. Dans un processus interactif, il influence leurs activités tout en étant, inversement, influencé par elles.

Le professeur doit en outre satisfaire à des obligations qui ne sont pas toujours en lien direct avec l’apprentissage, il doit, par exemple, garantir les règles de fonctionnement de la classe, traiter l’ensemble du programme dans la durée prévue, corriger les copies en attribuant des notes qui permettent à la fois de soutenir la motivation des élèves et de rendre compte du niveau atteint. Toutes ces considérations m’ont conduit à analyser les pratiques enseignantes, non seulement pour leurs effets sur l’apprentissage, mais aussi pour leur organisation propre dont les fondements, en liens avec des contraintes multiples, sont à la fois professionnels, personnels, contextuels, etc.

Dès l’introduction de ma thèse (RODITI, 2001, p.7), j’indiquais déjà explicitement mon double objectif de compréhension des pratiques, en lien avec l’apprentissage, et en lien avec le point de vue des acteurs. J’indiquais aussi les difficultés rencontrées, y compris avec les enseignants, alors qu’à l’époque de ma thèse j’étais professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire :

En demandant à des collègues de nous ouvrir leur porte, nous avons constaté d’abord des réticences liées au fait que les séquences d’enseignement conçues par les chercheurs seraient trop éloignées du quotidien de la classe. Pourtant, quand nous avons précisé que nous ne souhaitions pas qu’ils expérimentent un scénario déjà élaboré mais bien que nous puissions observer, pour l’analyser, leur enseignement au quotidien, nous avons encore essuyé de nombreux refus. L’intérêt d’un chercheur, même collègue, pour l’enseignement ordinaire est suspect. Pour ces professeurs réticents, les conclusions des recherches de ce type sont connues d’avance : ils n’enseignent pas comme il le faudrait pour que les élèves apprennent. Quant aux propositions pour améliorer leur enseignement, ils estiment qu’elles sont vaines car elles idéalisent la classe du quotidien et conduisent à des projets irréalisables. Les professeurs se méfient des travaux menés par des chercheurs qui ignorent la spécificité de l’enseignement ordinaire. Mieux connaître cette spécificité est devenu l’un de nos objectifs, il demande d’explorer les pratiques enseignantes du point de vue des enseignants eux-mêmes.

En tant que chercheur en didactique des mathématiques, nous avons senti peser sur cette position un autre soupçon. Prendre le point de vue du professeur ne constitue-t-il pas un manquement au « pas de côté » par rapport à l’enseignement, nécessaire pour mener une recherche ? En didactique, l’acquisition des savoirs par les élèves est une préoccupation première, les cadres théoriques permettent-ils de considérer l’enseignant sans référence aux apprentissages ?

À l’origine de mon intérêt pour les pratiques enseignantes se trouvent des interrogations du professeur de mathématiques et du formateur que j’étais lorsque j’ai commencé ma thèse, quant au fait que la didactique, même indirectement, puisse contribuer à l’amélioration de l’enseignement et de la formation. Les deux types de difficultés rencontrées me venaient, pour

les premières, des commentaires de professeurs qui participaient aux stages de formation continue que j’animais, et pour les secondes, de réactions de chercheurs lorsque j’exprimais l’idée qu’on puisse, en didactique des mathématiques, prendre en compte la part des activités de l’enseignant qui ne sont pas tournées vers l’apprentissage des élèves.

Dans une conférence donnée en 1999, ROGALSKI (2000) a présenté des éléments de théorie de psychologie ergonomique utilisables pour analyser les activités de l’enseignant, et l’intérêt qu’il pourrait y avoir à les utiliser effectivement. ROGALSKI entretient des liens étroits avec l’équipe de recherche où j’ai suivi mes études doctorales, et notamment avec ROBERT

qui a dirigé ma thèse. Comme je l’ai écrit dans le chapitre d’un ouvrage consacré aux méthodes de recherches en didactiques (RODITI, 2009a[05]), cela m’a conduit à croiser une approche didactique et une approche ergonomique des pratiques enseignantes avant même qu’un cadre légitimant une telle double approche n’ait été théorisé :

C’est pour analyser la régularité et la variabilité des pratiques enseignantes en tenant compte des contraintes auxquelles elles sont soumises, pour montrer que les enseignants investissent néanmoins des marges de manœuvre de façon cohérente, et pour comprendre, malgré leur diversité, les solides raisons que les professeurs ont chacun de faire comme ils font, que je suis venu à conjuguer dans ma recherche une approche didactique et une approche ergonomique des pratiques enseignantes de professeurs de mathématiques.

Le statut épistémologique de l’articulation du cadre de la psychologie ergonomique avec ceux qui étaient plus largement utilisés en didactique des mathématiques est resté implicite. De nombreux croisements entre des analyses didactiques et des analyses ergonomiques ont été effectués, mais l’explicitation théorique d’une double approche didactique et ergonomique des pratiques enseignantes n’apparaît pas. Cette explicitation a été réalisée par ROBERT et ROGALSKI (2002). Le passage de l’implicite à l’explicite n’a pas été qu’une question de mise en mots ; un véritable travail de conceptualisation a été nécessaire.

Après l’article déjà cité de ROBERT (2001) où elle envisage l’intérêt qu’il y aurait à utiliser la psychologie ergonomique pour analyser les pratiques enseignantes, la première publication de la théorisation de la « double approche didactique et ergonomique des pratiques

d’enseignement des mathématiques » date de 2002. Trois autres publications ont suivi, deux

articles (ROGALSKI, 2003 ; ROBERT & ROGALSKI, 2005) et un ouvrage (VANDEBROUCK

(coord.), 2008) qui comportent plusieurs approfondissements de ce point de vue en référence à la théorie de l’activité (LEONTIEV, 1975/1984). Cette double approche a permis d’ouvrir un véritable courant de recherche en didactique des mathématiques sur les pratiques d’enseignement. Dans ces recherches, l’approche ergonomique vise essentiellement à prendre en compte les contraintes qui s’exercent sur l’enseignant dont les pratiques sont analysées