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Des analyses relatives aux savoirs pour analyser les pratiques enseignantes

I. Une approche didactique et ergonomique des pratiques, et une prise en compte

1. Les pratiques enseignantes à l’aune des savoirs et des apprentissages potentiels des

1.2. Des analyses relatives aux savoirs pour analyser les pratiques enseignantes

Comme le montre l’exemple précédent, mener des recherches sur le sous-système enseignant du système didactique ne conduit pas à négliger les deux autres : dans mes travaux, au contraire, je considère que le savoir conditionne les pratiques enseignantes de façon majeure et à deux niveaux différents : un qui tient au métier même, indépendamment des enseignants, et un autre, personnel cette fois, qui oriente les activités de l’enseignant : ce qu’il fait, ce qu’il pense, ce qu’il ressent, etc. De ce fait, à une exception près sur laquelle je reviendrai dans la seconde section de cette partie, mes recherches traitent toutes de l’enseignement d’un contenu mathématique précis à un niveau donné de l’enseignement

primaire ou secondaire. L’analyse de l’objet d’enseignement me fournit des outils essentiels pour observer et pour comprendre certaines décisions de l’enseignant, dans la préparation des cours, et en classe dans ses interactions avec les élèves. Deux exemples suivent qui permettent d’étayer et d’illustrer cette position.

a) Des analyses relatives au savoir pour interpréter l’amont de l’enseignement en classe Dans la recherche (RODITI, 2004[13]) que j’ai menée sur l’enseignement du théorème de l’angle inscrit 24 dans une classe de troisième (élèves de 14 ans), j’ai constaté que les auteurs de manuels qui présentent une démonstration du théorème, le font tous à partir des trois mêmes figures particulières, sans expliciter aux élèves la raison pour laquelle ils proposent plusieurs figures, ni ce qui les a conduits à choisir précisément celles-là. Le théorème est la proposition n°20 du Livre III des éléments d’Euclide, il s’établit par des calculs d’angles géométriques ou d’angles de vecteurs 25. Avec les angles géométriques, la relation de Chasles n’est pas assurée en toute généralité, l’examen de trois cas de figure s’avère nécessaire, ils correspondent exactement aux trois figures que les auteurs proposent dans leur manuel. Comment analyser cet implicite quant au choix des figures ?

Une analyse complémentaire reposant sur les programmes d’enseignement et la connaissance des acquis des élèves permet d’émettre deux hypothèses. D’une part, en levant l’implicite présent dans les manuels, le professeur peut présenter en classe une démonstration mathématiquement correcte et que les élèves peuvent suivre, même s’ils ne peuvent pas en trouver eux-mêmes les étapes. Le professeur peut aussi présenter les exemples proposés dans les manuels, ou même seulement un ou deux d’entre eux, et demander aux élèves d’admettre le théorème en toute généralité ; son enseignement serait en conformité avec les prescriptions institutionnelles qui n’exigent pas que les théorèmes aux programme soient tous démontrés en cours. D’autre part, les élèves qui apprendront les angles de vecteurs en classe de seconde n’auront plus à envisager de telles études de cas de figure pour ajouter des angles. Ces analyses conduisent à supposer que les manuels permettent aux professeurs, sans les mettre en défaut, d’éviter de consacrer du temps à l’enseignement d’une méthode, l’étude de cas de

24 L’expression « théorème de l’angle inscrit » désigne ici, comme dans les programmes de mathématiques de collège en vigueur au moment où l’enseignant a été observé, la relation entre la mesure en degré d’un angle géométrique inscrit dans un cercle – sans côté tangent au cercle – et celle de l’angle géométrique au centre qui intercepte le même arc.

25 Dans les éléments d’Euclide (3e siècle avant J.-C.), la démonstration repose sur des calculs d’angles géométriques. Les angles de vecteurs appartiennent à des théories qui datent de la fin du 19e et du début du 20e siècle.

figure pour ajouter des angles géométriques, qui deviendra obsolète avec les outils plus puissants dont disposeront bientôt leurs élèves.

L’enseignant observé a choisi de ne pas présenter cette démonstration, ni même de faire étudier quelques figures particulières. Une analyse reposant seulement sur le comportement observé, et non sur les comportements possibles envisagés par l’étude du savoir et de son enseignement, n’aurait pas permis d’interpréter cette absence de démonstration. Le professeur, questionné à ce sujet au cours d’un des entretiens, confirme les hypothèses : dans la préparation de son cours, il a envisagé de proposer la démonstration puis il y a renoncé, parce que la démonstration complète, avec les trois cas de figure, est assez ardue, parce qu’il a estimé que trop d’élèves ne seraient pas assez attentifs pour la suivre (il travaille dans un établissement appartenant à un réseau d’éducation prioritaire et sa classe est réputée particulièrement difficile), et parce qu’elle n’offre pas beaucoup d’intérêt compte tenu des programmes. Ainsi, l’enseignement du théorème a porté principalement sur son utilisation pour résoudre des problèmes géométriques, pas sur la construction mathématique elle-même de ce savoir.

Indépendamment du jugement que pourrait émettre un de ses collègues ou son inspecteur à propos d’une telle décision, il me semble important de souligner comment la recherche, sous réserve d’une analyse suffisante du savoir en jeu, peut permettre d’accéder à l’activité de l’enseignant et de l’interpréter, et cela bien que cette activité ne se soit pas traduite par un comportement directement observable en classe.

b) Des analyses relatives au savoir pour interpréter l’enseignement en classe

Un second exemple montre l’importance de l’analyse du savoir pour comprendre l’enseignement, il est tiré d’une recherche portant sur la pratique d’un professeur des écoles, Benoît, qui a été observé pendant les dix premières années de sa carrière (RODITI, 2011[15]). Il s’agit d’une séance d’enseignement en classe de CM1 (élèves de 9 ans) sur la reconnaissance du rectangle par ses propriétés : quatre côtés rectilignes et quatre angles droits. Le professeur est alors stagiaire, c’est en fin d’année et son stage s’est bien déroulé. L’objectif de la séance ne pose pas de difficulté aux élèves qui connaissent déjà cette figure classique, néanmoins, après avoir utilisé correctement les propriétés sur plusieurs exemples, de nombreux élèves protestent lorsque le professeur propose de qualifier une figure carrée de rectangle. Malgré de longs échanges et un retour répété aux propriétés des côtés et des angles, le professeur ne semble pas comprendre pourquoi les élèves refusent à présent de les utiliser. Les élèves ne

parviennent pas non plus à accepter l’affirmation du professeur, certains d’entre eux la qualifient même d’erreur, une erreur imputable au fait que l’enseignant débute dans la carrière…

Comment interpréter cette incompréhension réciproque dont témoignent les échanges entre le maître et ses élèves durant cet épisode de la séance ? Une analyse du savoir fournit certaines hypothèses. La reconnaissance du rectangle par les propriétés de ses côtés et de ses angles repose sur une appréhension perceptive d’éléments locaux de la figure géométrique, or les élèves savent, depuis l’école maternelle, reconnaître les rectangles et les carrés d’après leur forme globale. Contrairement à ce que semble croire leur professeur, il ne propose pas seulement à ses élèves d’apprendre que le carré est aussi un rectangle, en constatant qu’il en a les propriétés caractéristiques. Le passage de la perception globale à la perception locale entraîne en effet un autre passage, très subtil et lourd de conséquences : celui du classement des figures à leur classification. Dans un classement d’éléments, on procède par partition, chacun d’entre eux appartient à une classe et à une seule. La reconnaissance globale des figures géométriques conduit à leur classement : les rectangles dans une classe, les losanges dans une classe, les carrés dans une classe, etc. La logique de la classification n’est pas la partition mais l’inclusion : les carrés sont des quadrilatères ayant quatre angles droits et quatre côtés égaux, les rectangles sont des quadrilatères ayant quatre angles droits, en conséquence l’ensemble des carrés est inclus dans l’ensemble des rectangles. Avec la logique du classement, les carrés ne sont pas des rectangles ; avec la logique de la classification, les carrés sont des rectangles particuliers.

Le rapport au savoir de l’enseignant et celui des élèves ne sont pas les mêmes 26. Le rapport au savoir de l’enseignant est conforme à celui qui prévaut dans l’enseignement secondaire et après ; le fait de ne pas reconnaître le carré comme un rectangle particulier constitue même une erreur lors de la correction d’une épreuve de concours de recrutement de professeurs des écoles. Le rapport au savoir des élèves est conforme à celui qui prévaut à l’école maternelle où les formes sont reconnues et distinguées pour leur apparence globale. Le professeur n’identifie pas correctement la difficulté rencontrée. Sans cette analyse du savoir et

26 Dans ce paragraphe, l’expression « rapport au savoir » est à comprendre au sens de Chevallard (2003). Un objet de savoir étant donné, le rapport personnel d’un individu à cet objet de savoir est sa manière de le connaître (sa manière de le manipuler, de l’utiliser, d’en parler, d’en rêver, etc.). Le rapport institutionnel à un objet de savoir dépend de la position dans l’institution ; dans une position donnée, le rapport institutionnel à cet objet est le rapport qui devrait être, idéalement, celui des individus qui occupent cette position.

des rapports à ce savoir qui prévalent dans différentes institutions 27, l’observateur de la séance ne peut comprendre, ni pourquoi le professeur insiste sur le fait que les propriétés supplémentaires n’invalident pas les propriétés existantes, ni pourquoi les élèves restent indifférents à ses explications.

De tels exemples montrent combien l’analyse des savoirs, des rapports aux savoirs et des situations mathématiques proposées aux élèves fournit des éléments de compréhension des pratiques d’enseignement en classe. Et les outils théoriques et méthodologiques construits par les didacticiens des mathématiques sont indispensables pour effectuer ce type d’analyses.

1.3. Analyser les activités mathématiques des élèves pour analyser les pratiques de leurs