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Contraintes et marges de manœuvre : à la recherche de la variété des pratiques

II. Comprendre les pratiques et les raisons des enseignants, et chercher à améliorer

1. Des recherches de régularités et de variabilités pour comprendre les pratiques

1.1. Contraintes et marges de manœuvre : à la recherche de la variété des pratiques

La recherche de régularités inter-enseignants constitue, dans mes travaux, un moyen d’accéder aux contraintes, sans que ce terme soit à prendre avec une connotation négative puisque les contraintes engendrent des manières de faire collectives qui permettent à chaque professeur de ne pas réinventer le métier à chaque nouvelle situation rencontrée. La contrainte sur laquelle j’ai essentiellement travaillé est celle qui porte sur les contenus à enseigner et la durée pour le faire, ainsi que, par voie de conséquence, sur la préparation des cours et l’enseignement en classe. Du point de vue méthodologique, l’accès aux contraintes relatives aux contenus enseignés passe notamment par une analyse des programmes officiels et des savoirs mathématiques eux-mêmes 30. Une étude des programmes successifs est d’ailleurs souvent nécessaire pour percevoir, à travers les suppressions et les ajouts, l’évolution attendue

30 Pour l’analyse des savoirs mathématiques, différents points de vue sont abordés qui sont explicités dans CHAPPET-PARIÈS, M., POUYANNE,N.,ROBERT,A.,RODITI,E.&ROGALSKI,M. (2007).

de l’enseignement dispensé par les professeurs. L’analyse des programmes ne dit rien de leur prise en compte réelle par les enseignants, d’autres moyens sont nécessaires pour évaluer leur contrainte effective sur leurs pratiques enseignantes. Une recherche menée à partir d’entretiens conduit par exemple BARRÈRE (2002, p. 45) à écrire :

La première caractéristique, fort paradoxale, d’un programme d’enseignement, c’est qu’institutionnellement déterminé, il est avant tout ce qu’on ne fait jamais tout à fait. Si l’écart entre travail prescrit et travail réel est incontournable dans toute pratique de travail, il est dans le cas précis des enseignants une réalité de base, à la fois tradition historique, et réalité relégitimée par les nouvelles conditions d’exercice du métier face à des publics hétérogènes. Même s’il reste un cadre régulateur, le programme est avant tout ce qu’on allège, ou détourne, ou transforme.

Dans mes travaux, j’étudie comment les programmes guident les pratiques des enseignants, et, pour ce faire, je croise des analyses de discours et d’observations effectuées dans les classes. En conséquence, la recherche de régularités n’y a pas le caractère quantitatif classique indiqué par ASTOLFI dans l’article déjà cité : ce n’est pas le nombre de professeurs interrogés qui permet de valider la régularité et d’évaluer le poids des contraintes que j’ai identifiées, mais la compréhension des processus à l’œuvre dans la production de l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Les régularités témoignent alors de manières de faire partagées qui enrichissent la connaissance des pratiques enseignantes. Ma recherche sur l’enseignement de la multiplication des nombres décimaux (RODITI, 2003b[14], 2005[01], 2008b[06]) a produit, à ce sujet, quelques avancées.

L’étude préalable des contenus mathématiques cités dans le programme vise une clarification de la transposition didactique, c'est-à-dire des choix institutionnels quant aux savoirs et aux méthodes à transmettre. Cette étude permet d’analyser la programmation de la séquence d’enseignement par le professeur selon trois observables que sont le champ

mathématique, la stratégie d’enseignement et les tâches mathématiques proposées en classe.

En quelques mots (RODITI, 2008b[06], p. 77) :

Le champ mathématique est l’ensemble des contenus abordés durant la séquence : les notions, les situations, les représentations symboliques et leurs transformations éventuelles, les propriétés et les théorèmes.

La stratégie d’enseignement est l’organisation des contenus mathématiques de la séquence selon un itinéraire. Cet itinéraire est déterminé par des motifs cognitifs ou mathématiques, qui varient en fonction des professeurs. La stratégie d’enseignement permet de prendre en compte, par exemple, le fait qu’un enseignant commence ou non par exposer le savoir avant de le faire utiliser par les élèves. Elle comprend aussi l’intégration des phases d’institutionnalisation du savoir en classe (…)

De nombreux outils issus de la recherche en didactique des mathématiques nourrissent l’analyse du champ mathématique et de la stratégie d’enseignement, je ne les développe pas ici. Il s’agit principalement, pour le champ mathématique et en référence à la théorie des champs conceptuels, d’analyser les objets dont l’enseignement est programmé – les notions, les méthodes, les règles, les propriétés, etc. – en tenant compte en particulier de leurs formalisations, en identifiant les situations proposées parmi celles que les objets permettent de traiter, en inventoriant les outils à mettre en œuvre ainsi que les adaptations éventuellement demandées, etc. Pour l’analyse des stratégies d’enseignement, je repère particulièrement l’organisation des dynamiques ancien / nouveau et contextualisation / décontextualisation / institutionnalisation, comment est éventuellement mise en œuvre une dialectique outil / objet des savoirs, etc. Pour l’analyse des tâches, j’utilise des méthodes fondées par de nombreuses recherches en didactique des mathématiques et qui sont très bien exposées par ROBERT (2008, p. 45-58) dans un texte intitulé « Une méthodologie pour analyser les activités (possibles) des

élèves en classe ».

Dans la recherche sur l’enseignement des décimaux par quatre professeurs travaillant dans des conditions analogues, l’analyse comparée des champs mathématiques et des stratégies d’enseignement a donné des résultats dont l’interprétation a été soumise aux enseignants dans des entretiens. Les conclusions obtenues ont été exprimées sous la forme de

principes qui constituent un apport intéressant à la connaissance des pratiques enseignantes en

mathématiques.

Trois principes permettent d’interpréter le fait que les champs mathématiques soient convergents, que les professeurs observés respectent le contenu du programme et qu’ils en respectent aussi le rythme. Le principe de conformité aux programmes officiels qui assure une légitimité professionnelle, le principe d’efficacité pédagogique qui conduit à éviter les contenus trop difficiles pour être traités dans le cadre de la séquence et le principe de clôture

du champ mathématique conduit les professeurs à ne pas intégrer au champ mathématique les

contenus liés à ceux qu’ils ont choisi de ne pas traiter. Ces principes engendrent des processus de redéfinition du travail prescrit pour le rendre réalisable. Ils appuient, par des analyses de pratiques, le constat que BARRÈRE (2002) effectue à partir d’entretiens avec des enseignants et qui vient d’être cité sur les programmes : « le programme est avant tout ce qu’on allège, ou

Deux autres principes aident à comprendre certains choix convergents effectués par les professeurs pour élaborer leur stratégie d’enseignement : le principe de « nécessité du succès d’étape » et celui du « respect de l’attente des élèves » (RODITI, 2008b[06], p. 91).

Le principe de « nécessité de succès d’étape » explique que les professeurs segmentent leur enseignement de manière à mettre régulièrement l’élève en activité d’application de ce qui vient d’être enseigné (…) pour évaluer au fur et à mesure du déroulement et à très court terme l’impact de leur enseignement. Cela leur permet d’adapter leur activité aux réactions des élèves et de garantir ainsi la confiance et la sérénité de la classe.

Les étapes de travail autonome des élèves sont courtes. (…) On peut penser (…) qu’après une certaine durée de recherche infructueuse, les élèves attendraient du professeur qu’il expose et qu’il explique ce qu’ils n’ont pas su trouver seuls. (…) Qui fixe cette durée ? Peut-elle être prolongée au bénéfice de l’apprentissage ? La question est ouverte mais ce principe de « respect de l’attente des élèves » montre le caractère social, partagé, des pratiques enseignantes.

L’analyse des projets élaborés par les quatre professeurs fait ainsi apparaître l’activité de préparation des cours comme à la fois dépendante de contraintes institutionnelles et de principes socialement partagés. Cependant, les stratégies d’enseignement sont profondément différentes à bien des égards, des choix personnels guident leur élaboration : Monsieur Bombelli, par exemple, expose les savoirs très tôt et les activités proposées sont plutôt des applications techniques. Dans la classe de Madame Germain, au contraire, le savoir est institutionnalisé assez tard, comme un bilan des activités de recherche qui sont dominantes. Cette variété des pratiques enseignantes révèle des marges de manœuvre que les professeurs investissent pour préparer leur cours, en fonction de leur rapport au savoir et de leurs conceptions de l’enseignement des mathématiques.