• Aucun résultat trouvé

La distance entre les festivalier·ière·s et les écrivain·e·s

CHAPITRE 3 : DES FESTIVALIER·IÈRE·S AUX ÉCRIVAIN·E·S RAPPORTS ET

3.1 Les rapports entre les festivalier·ière·s et les écrivain·e·s invité·e·s

3.1.2 La distance entre les festivalier·ière·s et les écrivain·e·s

Tel que mentionné ci-haut, certaines situations aux Correspondances d’Eastman permettent aux visiteur·euse·s d’entretenir des rapports de proximité, voire de partager une intimité avec les écrivain·e·s invité·e·s. Malgré tout, le traitement réservé aux auteur·trice·s agit de façon à les distinguer de la masse des festivalier·ière·s. Ce faisant, les relations entre les écrivain·e·s et le public sont marquées par « a “pull between hierarchy and equalityˮ134 » (Moran, 2000 : 8). En effet, pour toutes les raisons mentionnées ci-dessus, les écrivain·e·s font partie intégrante du public – ce qui fait naître des rapports d’égalité parmi les participant·e·s –, mais leur statut au sein de l’événement les distingue tout de même du public – ce qui instaure une différenciation entre les participant·e·s.

Lors des activités de la programmation, deux types de distance, soit une distance physique et une distance symbolique, sont à l’œuvre entre celui ou celle qui parle, l’écrivain·e professionnel·le, et ceux et celles qui écoutent, les festivalier·ière·s. En plus de se distinguer physiquement de la masse de spectateur·trice·s, par leur occupation de l’espace – ils et elles sont placé·e·s sur une scène légèrement surélevée, à l’avant –, les écrivain·e·s invité·e·s se différencient du public par leur statut professionnel. Selon une bénévole rencontrée en 2017, les auteur·trice·s aiment particulièrement être invité·e·s aux Correspondances d’Eastman parce qu’ils et elles y sont reçu·e·s en tant qu’écrivain·e·s et entièrement reconnu·e·s comme tel·le·s, notamment dans les rencontres où ils et elles sont principalement questionné·e·s sur leurs œuvres et sur leur pratique d’écriture. Une invitation au festival confirmerait ainsi leur statut d’écrivain·e : « mis·e en scène comme écrivain·e, il ou elle est auteur·e dans le regard des autres, ce qui l’autorise à se voir et à se dire lui-

134 Voir Joshua Gamson (1994). Claims to Fame: Celebrity in Contemporary America, Berkeley, University of

même ou elle-même auteur·e » (Rabot dans Sapiro et Rabot (dir.), 2017 : 293-294). À cet égard, le directeur général de l’événement considère qu’il est primordial d’accueillir les écrivain·e·s comme de véritables artistes professionnel·le·s, en leur offrant un cachet considérable et en défrayant leur hébergement, leurs repas et leurs déplacements (Raphaël Bédard-Chartrand, entrevue, 10 février 2020). Cette attention de l’organisme est particulièrement appréciée par les invité·e·s, que ce soient les animateur·trice·s ou les écrivain·e·s :

Souvent, dans le monde littéraire, les écrivains, les animateurs, les animatrices, on va se faire proposer d’animer des trucs pour pas grand-chose, sinon bénévolement. Aux Correspondances, ce n’est pas ça du tout : on est bien accueillis, c’est-à-dire qu’on est logés, on prend soin de nous, on nous donne un per diem pour nous nourrir, et on a un cachet qui est substantiel (Dominic Tardif, entrevue, 20 mars 2020).

Un des éléments principaux qui établit une distance entre les festivalier·ière·s et les écrivain·e·s a trait à la transaction monétaire : les visiteur·euse·s se déplacent et paient un prix d’entrée plutôt élevé135 « pour assister à une conversation » (Dominic Tardif, entrevue, 20 mars 2020) entre auteur·trice·s. Dans le cadre d’un événement mettant en vedette des professionnel·le·s de l’écriture, l’argent agit comme un « symbole des rapports sociaux qui par sa médiation s’instituent » (Féménias dans Féménias, Roland et Lefèvre (dir.), 2008 : 207). La transaction monétaire tend à influencer les rapports entre la personne qui paie et celle qui est payée, et à accentuer la distinction entre écrivain·e·s et spectateur·trice·s. En ce sens, la présence des festivalier·ière·s sous le chapiteau renforce à elle seule le statut distinct dont bénéficient les écrivain·e·s professionnel·le·s. La perception idéalisée qu’entretiennent certains membres du public par rapport aux écrivain·e·s constitue un autre élément de taille qui crée une distance entre les écrivain·e·s et les festivalier·ière·s. Si certain·e·s visiteur·euse·s, comme le Festivalier2, se sentent tout à fait à l’aise

135 En 2019, le prix d’entrée pour les cafés littéraires et les grandes entrevues, d’une durée approximative d’une heure, était de 24 $ pour les client·e·s régulier·ière·s et de 12 $ pour les étudiant·e·s. L’ensemble des activités jeunesse étaient gratuites, et les lectures publiques et les ateliers d’écriture étaient accessibles avec le stylo-passeport, vendu 14 $.

auprès des écrivain·e·s et se considèrent comme leur égal·e, plusieurs les voient plutôt comme des figures de référence. Les propos tirés des entrevues montrent en effet qu’une certaine supériorité sur le plan intellectuel est accordée aux écrivain·e·s, étant donné qu’ils et elles sont en mesure d’apporter des réflexions approfondies sur divers sujets, et ainsi de nourrir les spectateur·trice·s d’un point de vue cognitif. Le Festivalier5 considère que les auteur·trice·s disposent d’une véritable expertise, dont il peut bénéficier en assistant aux activités du festival : « Je trouvais ça intéressant de pouvoir y aller et que ça soit quatre panelistes qui écrivent, qui font ça de leur vie, penser aux mots, penser à des phrases, penser à tout ça… De voir comment, eux, ils voyaient ça [la dualité entre la mélancolie et le sublime] » (Festivalier5, entrevue, 26 février 2020).

Cette tendance à idéaliser la figure de l’écrivain·e, qui rend les invité·e·s intimidant·e·s aux yeux d’une partie du public, transparaît dans les rapports entre les participant·e·s. D’une part, la déférence dont la majorité des festivalier·ière·s font preuve à l’égard des auteur·trice·s invité·e·s contribue à magnifier leur statut au sein du festival : « Les gens s’adressent avec une espèce de révérence, que je trouve presque comique, aux écrivains. […] Les gens sont vraiment très, très révérencieux, très, très polis et généreux » (Dominic Tardif, entrevue, 20 mars 2020). Bien que certaines interventions indiscrètes ou inappropriées soient parfois inévitables lors de la séance de questions, celles-ci se font assez rares, aux dires des personnes rencontrées en entrevue136. Dominic Tardif précise que, lors des activités qu’il a animées aux Correspondances d’Eastman, il n’est « jamais arrivé que quelqu’un pose une question qui dépassait vraiment la ligne et qu[’il] doive recadrer » (Dominic Tardif, entrevue, 20 mars 2020). D’autre part, certain·e·s festivalier·ière·s évitent d’entrer en contact avec les écrivain·e·s invité·e·s, parce qu’ils et elles ne se sentent pas à

136 Une seule festivalière a mentionné que les questions du public n’étaient pas toujours pertinentes – « il y en a qui

répètent exactement ce qu’on vient de dire » (Festivalière6, entrevue, 3 mars 2020) –, mais qu’elles le sont de manière générale.

la hauteur d’interagir avec eux et elles. On observe en ce sens que l’admiration de certain·e·s festivalier·ière·s envers les écrivain·e·s entrave les rapports de proximité entre les deux groupes. Selon l’étude menée par Adeline Clerc au Salon du livre de Nancy en 2008 et 2009, le facteur principal qui freine les interactions entre auteur·trice·s et lecteur·trice·s dans les manifestations littéraires publiques a trait au statut supérieur accordé aux écrivain·e·s par les lecteur·trice·s :

La peur de se sentir ridicule, de dire des choses inintéressantes alors que la personne qui se trouve face à eux est considérée comme un être supérieur – et ce, malgré la volonté des organisateurs de créer un dispositif favorisant une rencontre « naturelle » – sont les éléments récurrents qui justifient cette gêne [de rencontrer physiquement les auteurs] (Clerc, 2010 : 19). On retrouve la même timidité aux Correspondances d’Eastman, où quelques festivalier·ière·s ne sont pas à l’aise de prendre la parole devant « des gens qui ont tellement réalisé dans leur vie qu’ils sont invités à parler, à travers de leurs œuvres, d’un sujet » (Festivalier5, entrevue, 26 février 2020). À ce sujet, n’oublions pas que le fait de questionner les écrivain·e·s « requiert […] des dispositions scolastiques et un sentiment de légitimité culturelle » (Sapiro et al., 2015 : 126), surtout lorsque l’intervention est faite devant un public nombreux, par exemple durant la séance de questions des grandes entrevues, où l’assistance avoisine parfois les 200 spectateur·trice·s. Dans de telles situations, la difficulté d’entrer en contact avec les écrivain·e·s est exacerbée parce qu’il s’agit de vedettes littéraires, qui attirent de grandes foules et qui suscitent l’intérêt non seulement des festivalier·ière·s, mais aussi des organisateur·trice·s et des journalistes : « Les écrivains, comme je te dis, ils ne sont pas faciles d’approche, à moins d’avoir de jeunes inconnus. Tout le monde se “garrocheˮ, à commencer par le CA [conseil d’administration], les journalistes » (Festivalière6, entrevue, 3 mars 2020). La tête d’affiche de la grande entrevue du 8 août 2019, David Goudreault, avait d’ailleurs été présentée par l’animateur comme une « rock star littéraire » (Jérémy Laniel, grande entrevue, 8 août 2019). Cette figure illustre bien l’ampleur de la popularité de ces écrivain·e·s, qui renforce leur caractère inaccessible aux yeux de certain·e·s festivalier·ière·s.

La plupart des festivalier·ière·s interviewé·e·s ont mentionné être plus à l’aise de discuter avec les écrivain·e·s seul·e à seul·e ou en petit groupe, dans des circonstances informelles comme les séances de dédicaces. La distance physique qui sépare les spectateur·trice·s des écrivain·e·s joue parfois un rôle décisif dans les possibilités d’interactions : « Peut-être que si j’avais été proche, à l’avant, j’aurais été curieuse de lui poser une question [à Joséphine Bacon]. […] Puis, pour Benoit [Côté], je crois qu’on en a posé une, parce qu’on était à la première rangée » (Festivalière3, entrevue, 26 février 2020). Les propos de la Festivalière3 montrent que, plus la distance physique séparant les participant·e·s est réduite, plus les festivalier·ière·s seront porté·e·s à s’adresser aux auteur·trice·s. Parmi les sept festivalier·ière·s rencontré·e·s en entrevue, deux personnes ont tout de même témoigné de leur embarras à approcher les auteur·trice·s, et ce peu importe le contexte. La Festivalière6 nous a confié qu’elle « ne [s]e sen[t] pas capable de discuter avec eux [les écrivains] parce qu[’elle] n’[a] pas assez de connaissances littéraires » (Festivalière6, entrevue, 3 mars 2020). Bien qu’elle soit une grande lectrice, cette festivalière ne s’autorise à parler de littérature qu’avec ses proches. Elle a cité en exemple la romancière magogoise Michèle Plomer, avec qui elle entretient des liens d’amitié et à qui elle aime poser des questions sur son processus de création. Certain·e·s envisagent en ce sens les interactions avec les écrivain·e·s comme un exercice mettant en évidence leurs lacunes, ce qu’ils et elles préfèrent éviter.

Par ailleurs, à cause de la vision idéalisée entretenue à l’égard des écrivain·e·s, les contacts avec les invité·e·s prennent parfois une importance démesurée aux yeux des visiteur·euse·s. Par exemple, le Festivalier4 a été très ému lorsque Benoit Côté, un écrivain faisant partie de son cercle élargi de connaissances, lui a fait signe de venir le rejoindre à sa table. Ce geste, assez banal à première vue, revêtait une signification particulière aux yeux du Festivalier4, qui ne se sentait pas autorisé à aller vers l’écrivain. Celui-ci s’est donc senti privilégié d’être interpelé par un écrivain

et de pouvoir partager son repas avec lui, à tel point que cet événement figure parmi ses deux moments forts de son expérience aux Correspondances d’Eastman. Cette anecdote met en évidence la valeur accordée aux écrivain·e·s, qui sont considéré·e·s par certain·e·s comme un groupe à part, auquel les festivalier·ière·s ne peuvent pas se mêler. Une partie des festivalier·ière·s se contentent d’assister aux échanges de ce groupe, sans y prendre part : « J’aime cet univers [littéraire], j’aimerais en faire partie […], mais on dirait que je suis un outsider. J’aime ça le regarder de l’extérieur » (Festivalier5, entrevue, 26 février 2020). L’incursion de ces participant·e·s dans le milieu littéraire, bien que celui-ci ne soit pas étanche, est alors limitée, car ils et elles ne bénéficient pas d’un contact direct avec les écrivain·e·s, qui sont les principaux acteur·trice·s de cet univers hermétique.