• Aucun résultat trouvé

La coordination urbanisme-transports, un processus adaptatif

Chapitre 5 Mythe et réalités de la cohérence urbanisme-transports

4 Conflits, négociations et compromis autour du rapport ville-transports

4.1 La coordination urbanisme-transports, un processus adaptatif

La question de la centralité est majeure dans la relation entre ville et transports. En 1933, Walter Christaller définit la centralité comme la propriété d’attraction qu’une ville exerce sur sa périphérie, par le biais des biens et des services offerts aux résidents extérieurs. Par extension, cette notion est associée à la combinaison d’activités économiques, de fonctions politiques, de pratiques sociales, de représentations collectives et renvoie à différentes échelles, celle d’un centre urbain, d’un centre commercial, d’un quartier central ou d’un équipement public. La théorie des réseaux, accorde également un rôle important à la notion de centralité, en la définissant à partir du degré d’accessibilité d’un noeud dans un réseau.

Dans la pratique, l’existence des centralités et les relations qu’elles entretiennent avec l’extérieur résultent d’un ensemble de contraintes économiques, techniques, politiques, propres aux territoires dans lesquelles elles s’inscrivent. Certaines formes de territorialités viennent ainsi limiter le développement des réseaux de transport, en établissant des frontières destinées à protéger des intérêts locaux. Le périmètre de transports urbains (PTU), en France, a par exemple été créé à la fin des années

1940 pour réguler la concurrence entre les exploitants des réseaux urbains et interurbains9. Si le

maintien de cette barrière protectionniste peut aujourd’hui apparaître comme absurde au regard de l’extension des espaces de la mobilité quotidienne, il ne faut pas oublier que le PTU, associé à la réforme du financement des transports urbains dans les années 1970, fut aussi un vecteur de la relance de l’intercommunalité10. Certaines de ces nouvelles « intercommunalités transports » ont favorisé

l’émergence d’un pouvoir d’agglomération, qui s’est par la suite consolidé autour d’intérêts variés, dépassant les aspects techniques liés à l’exploitation des réseaux de transports urbains (Gallez, 2005). En d’autres termes, l’évolution de la demande de déplacements, des objectifs de l’action publique et de la réorganisation du pouvoir local ont conduit à la réadaptation régulière des périmètres de compétence des autorités organisatrices des transports urbains.

De la même manière, les observations issues des différentes études de cas attestent de la progressivité du processus de coordination urbanisme-transport, selon une alternance de phases au cours desquelles s’expriment et se confrontent des intérêts divergents, les uns fondés sur une vision aréolaire du territoire, les autres privilégiant la réticularité.

Ainsi le projet de piétonisation et de mise en circulation d’un tramway dans le centre de Strasbourg, en 1975, résulte-t-il de la construction d’un compromis entre la vision politique de l’équipe municipale, motivée par la défense du patrimoine urbain et la reconquête des espaces publics centraux et l’objectif des services techniques de l’État, exprimé en termes d’amélioration de l’accessibilité routière. En dépit de son ajournement, qui s’explique par un ensemble de causes à la fois politiques et économiques (faible acceptabilité du tramway, retrait temporaire de l’État dans le financement des réseaux, hostilité des commerçants à la suppression du trafic automobile au centre), ce projet constitue une avancée majeure dans la réflexion locale sur les interactions urbanisme-transport. Au début des années 1990, le tracé du tramway sera d’ailleurs repris presque tel qu’il avait été défini au début des années 1980. Parmi les quatre sites étudiés, Berne est celui où la coordination est à la fois la plus aboutie (au sens de l’intégration entre les enjeux et les outils du transport public, du stationnement et du développement urbain) et mise en œuvre à l’échelle la plus large (celle de l’agglomération de Berne, en relation avec la planification des pôles d’emplois établie à l’échelle cantonale). Malgré le lissage opéré par le temps – les acteurs locaux eux-même parlent de trente années de coordination urbanisme-transport- et la simplification issue de la large diffusion du « modèle bernois » par les milieux techniques, l’histoire des politiques locales met en évidence le caractère à la fois progressif et conflictuel de ce processus (encadré 2). La mise en adéquation des objectifs des politiques de transports et d’urbanisme résulte d’un élargissement progressif des problématiques, de l’échelle de la ville-centre à celle du canton en passant par l’agglomération. La coordination varie à la fois dans l’espace et dans le temps : tous les acteurs ne sont pas mobilisés aux mêmes étapes, comme en témoigne par exemple la faible implication initiale du canton. C’est de la combinaison entre les intérêts territoriaux et la nécessité de répondre aux besoins de mobilité des personnes et des biens que découle la vision d’un urbanisme réticulaire, combinant aux problématiques de gestion des flux de déplacements les questions relatives à la localisation du logement et des activités. Ainsi la défense de la qualité de vie urbaine contre l’envahissement automobile apparaît, dans la première étape, comme un objectif au service des intérêts d’une partie des habitants du centre ; réappropriée dans une seconde étape par les élus de Berne, elle devient un moyen d’atténuer la fuite des habitants vers la périphérie, et, ce faisant, de réguler l’augmentation des flux pendulaires.

9 Le périmètre urbain, instauré à la suite d’un décret du Conseil d’État en 1949, consiste à définir une zone à l’intérieur de

laquelle les entreprises de transport interurbain ne sont pas autorisées à organiser une desserte, sauf dérogation accordée par le maire de la ville-centre.

10 Cette réforme s’appuie sur la création d’un impôt local prélevé sur la masse salariale des entreprises de plus de 10 salariés

installées au sein du PTU, dont les ressources sont dédiées au financement des réseaux de transports urbains. Instauré en région Ile-de-France en 1971, le Versement transport a été étendu aux agglomérations de province de plus de 300 000 habitants à partir de 1973 ; sous la pression des élus locaux, ce seuil démographique a été abaissé à 100 000 habitants dès 1974, puis à 30 000 habitants en 1982 et à 10 000 habitants en 2002.

Encadré 2 – Berne, une coordination progressive et négociée

L’impulsion de départ provient de la volonté, exprimée par les habitants, de limiter l’accès automobile au centre. En 1972, la fermeture de deux places centrales à la circulation, suite à une votation populaire, a conduit la ville de Berne à renoncer à ses projets d’autoroutes urbaines et à adapter son système de transports à cette nouvelle contrainte. Le compromis territorial entre maintien de la qualité de vie au centre et fonctionnement des réseaux de transport est de courte durée. Dix ans plus tard, la ville de Berne est confrontée à une augmentation continue des flux pendulaires, due à une forte concentration des emplois au centre, associée à une fuite des habitants vers la périphérie. Une négociation s’engage entre la ville-centre et les communes périphériques : la première souhaitant retenir ses habitants et maintenir un bon accès au centre ; les autres réclamant un desserrement des emplois. De cette négociation résultent les premières esquisses de l’articulation entre transports et urbanisme, d’abord inscrites dans le rapport « Ville, environnement et transports » de la ville de Berne, en 1982, puis complétée et étendue à l’échelle de toute l’agglomération, en 1995, dans le « Projet pour le développement spatial de la ville de Berne ».

Durant toute la première période, le canton reste peu impliqué dans les problématiques de développement et d’aménagement de l’agglomération bernoise, cette attitude suscitant des tensions avec les communes de la région de Berne. La montée en puissance des préoccupations environnementales, dans les années 1980, va modifier sensiblement cette donne. À la suite du vote de la loi sur l’aménagement du territoire de 1979, le canton de Berne développe une réflexion sur l’urbanisation autour d’un réseau express régional. Constatant l’insuffisance des zones constructibles autour des nœuds de transports publics existant, il lance par ailleurs à la fin des années 1980 une politique « pôles de développement économique », qui consiste à mettre en réseau de nouvelles zones d’emplois et d’activités, en relation avec la construction du RER. Cette politique est considérée comme importante pour renforcer l’attractivité économique du canton, dans le respect de la protection de l’environnement. L’intérêt récent du canton pour le développement et l’aménagement de la région urbaine de Berne s’inscrit dans le cadre de la politique fédérale des agglomérations, qui place pour la première fois les questions spécifiquement urbaines au centre des préoccupations en matière d’aménagement du territoire.

Ces exemples illustrent bien la tension entre les deux dimensions de l’accessibilité, que les différentes approches théoriques placent au cœur de la notion de centralité : la première renvoie aux conditions offertes par le réseau de transport alors que la seconde découle des propriétés d’attractivité propres au territoire. C’est de la confrontation entre ces deux approches et de leur « équilibrage » que dépendent les modalités de coordination entre transports et urbanisme, et non pas de la domination d’une vision par une autre. Parmi les facteurs susceptibles d’influencer les capacités d’intégration des visions aréolaires et réticulaires, les logiques économiques apparaissent déterminantes.