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La laïcité comme problème politique

Dans le document The DART-Europe E-theses Portal (Page 137-143)

Si le mouvement des Frères musulmans syriens prolonge la pensée réformiste de Ğamāl al-Dīn al-’Afġānī et Muhammad ʻAbdū, Muṣṭafā al-Sibā‘ī veut en faire un mouvement politique. Pour les Frères musulmans qui voient dans l’islam un système complet, le projet de Constitution de 1950 constitue pour eux la première occasion de faire accéder leurs idées au plus haut niveau de l’institution de l’Etat. La Constitution de 1950 est la première Constitution syrienne après l’indépendance de la Syrie 1947. Elle fait suite au deuxième coup d’Etat acheminé par Sāmī al-Ḥināwī qui a mis fin au régime de Ḥusnī al-Zaʻīm. Bien que l’Assemblée constituante chargée de rédiger la nouvelle Constitution soit largement dominée par des laïques, le Frères musulmans représentés au sein du Comité de rédaction par Muṣṭafā al-Sibā‘ī souhaitent que la Constitution syrienne accorde officiellement la place de religion d’Etat à l’islam sur le modèle des Constitutions des

513 Muṣṭafā al-Sibā‘ī, op. cit., p. 179.

137 autres pays arabes (l’Irak, l’Egypte, ou la Jordanie). Selon le projet de Constitution syrienne de 1950, « La majorité de la population syrienne étant musulmane, l’Etat proclame sa dévotion à l’islam et à ses préceptes 514». Sur les 23 membres du Comité constitutionnel chargé de rédiger la nouvelle Constitution, 13 ont voté pour que l’islam soit religion d’Etat et 10 contre. De quoi décevoir les milieux libéraux chrétiens et musulmans qui espéraient effacer toute mention à une religion ou à une confession dans la vie politique et dans l’Etat. Mais l’idée d’introduire la religion de l’islam dans la nouvelle Constitution ne rencontrait pas seulement l’opposition des partis laïques mais aussi des partis des notables comme le parti du peuple.

Cette question a ouvert le débat entre d’un côté les Frères musulmans et de l’autre les forces politiques laïques et les hommes de religion chrétienne. Le Patriarche des grecs orthodoxes déclare que le peuple syrien est divisé en deux parties en ce qui concerne la question de la religion de l’Etat : la première est celle des progressistes englobant les intellectuels musulmans (il parle ici des Baathistes) ; quant à l’autre, elle n’est pas décrite.

Les communautés minoritaires, chrétiennes, alaouites, druzes et les partis laïques comme le parti populaire syrien et le Parti communiste syrien, s’opposaient à cette reconnaissance officielle qui consacre en quelque sorte une inégalité politico-sociale entre les communautés.

Le journal al-Baath a publié une requête adressée au Président de la république, signée par 235 étudiants universitaires, pour se débarrasser de tous les clivages confessionnels hérités de l’époque du mandat515. Les différentes confessions chrétiennes ont accordé une importance à cet événement dans les messes ; le Patriarche des grecs catholiques a invité les fidèles à « se battre pour affirmer que vous n’êtes pas des réfugiés dans votre patrie516 ». Al-Manār, le journal des Frères musulmans, a critiqué la polémique provoquée par les chrétiens en rappelant la tolérance de l’islam, sa spiritualité et ses valeurs517. Pour les Frères musulmans, qui jusqu’à présent revendiquent les fondements de

514 ʻAdnān Saʻd al-Dīn, op. cit., p. 214.

515 Patrick Seale, al-Ṣiraʻ ʻalā Sūrīya: dirāsa li-l-sīyāsa al-ʻarabīya baʻda al-ḥarb 1945-1958 (The Struggle for Syria: A Study of Post-War Arab Politics 1945-1958), op. cit., p. 129.

516 Ibid.

517 Ibid., p. 130.

138 l’islam comme valables partout, la détermination du rôle de l’islam dans la société et l’islam en tant que religion d’Etat, est primordiale. Dans un numéro spécial du journal al-Manār, à l’occasion de la fête de la naissance du Prophète, Musṭafa al-Siba’ī considère l’islam comme un système parfait qui dépasse dans ses fondements les autres systèmes sociaux. Il considère l’opposition des minorités à l’article consacrant l’islam religion d’Etat, comme une peur « injustifiée » du problème confessionnel face aux droits des minorités518. S’il est vrai que la question confessionnelle n’a pas causé de problèmes comparables à ceux du Liban, du fait que la majorité des habitants sont des musulmans, elle demeure cependant une question délicate qu’ont traitée avec beaucoup de prudence les minorités religieuses et les forces de gauche comme le Baath qui a revendiqué un Etat laïque progressiste. Ce dernier considère que le confessionnalisme a crée un problème social et politique contribuant à affaiblir les sentiments nationaux. Pour les Frères musulmans le fait de considérer l’islam comme religion d’Etat n’a rien à voir avec le confessionnalisme.

A l’issu de cette vive polémique, le Parlement finit par adopter le 22 juin 1950 une solution médiane, qui consiste à modifier l’article 3 en ces termes. La religion du Président de la République est l’islam ; le Fiqh est la source principale de la législation ; la liberté de croyance est respectée par l’Etat qui protège toutes les religions monothéistes et garantit la liberté de la pratique religieuse pourvu qu’elle ne trouble pas l’ordre public ; les statuts personnels des confessions religieuses sont respectés ; enfin, le premier paragraphe de l’article 28 fait de l’enseignement religieux une matière obligatoire dans les écoles, collèges et lycées.

Dans l’introduction de cette nouvelle Constitution, l’Etat déclare qu’il reste attaché à l’islam, étant donné que la majorité du peuple est musulmane, et assure l’instauration d’un Etat moderne basé sur les valeurs morales de l’islam et des autres religions monothéistes en même temps qu’il s’engage à lutter contre l’athéisme et la dégradation des mœurs. Si les Frères musulmans, par leur représentant au comité de rédaction Musṭafa al-Siba’ī, n’ont pas réussi à imposer l’islam comme religion d’Etat, ils s’imposent néanmoins comme une force non négligeable sur la scène politique nationale.

518 Ibid.

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VI V I. . L Le es s Fr F èr re es s m mu us su ul lm ma an ns s, , ou o u l l a a me m en na ac ce e e ex xi is st t en e nt ti i el e l

La montée en force du mouvement des Frères musulmans en Syrie s’amorce avec l’évolution de la question de la laïcité dans la société. Une évolution opérée à travers celle des courants nationalistes et identitaires laïques. Les Frères musulmans fustigent une pensée nationaliste laïque inspirée d’un marxisme occidental. La laïcité équivaut pour les islamistes à l’athéisme, importation occidentale supposée inadaptée aux sociétés arabo-musulmanes dont l’identité supposée serait celle d’une communauté obéissant aux lois religieuses et à la Charia fondant la politique. Le mouvement s’inscrit en réaction aux partis politiques de gauche et prend de l’ampleur par son opposition même au Baath.

Le parti Baath, fondé en avril 1947, se revendique on l’a vu du sécularisme, professant un nationalisme arabe laïque dans lequel l’islam en tant que religion est réduit à un facteur culturel et civilisationel, contrairement à l’idéologie islamiste qui fait de l’islam et de ses enseignements le cœur de tout fondement. Jusqu’en 1963, la rivalité entre le Baath et le mouvement des Frères musulmans revêt un caractère idéologique et tourne autour de ses idées laïques. Si l’idéologie islamiste constitue à l’évidence la plus grande opposition aux mesures de laïcisation entreprises par les différents gouvernements qui se sont succédé sur la Syrie depuis son indépendance, c’est avec l’arrivée au pouvoir des régimes baathistes que les hostilités entre les Frères musulmans et le Baath se radicalisent sous la forme d’une véritable négation de légitimité du pouvoir politique. Le Baath transforme profondément le système politique syrien.

La Syrie devient un Etat populaire socialiste dirigée par un parti unique dont certains leaders sont d’origine minoritaire. Les Frères musulmans, devenus principale force d’opposition, constitue depuis la fin des années 1970 une sérieuse menace à la stabilité du régime baathiste. La contestation de la légitimité des régimes politiques baathistes devient l’aspect dominant qui caractérisera la lutte entre les Frères musulmans et le régime baathiste. La question de la laïcité est-elle le seul facteur qui oppose les Frères musulmans aux régimes baathistes ?

140 A. De l’opposition idéologique à la contestation des régimes

L’interdiction du mouvement des Frères musulmans syriens en 1952 sous le régime militaire d’Adīb al-Šīšaklī (1949-1954) et pendant la période de la République Arabe Unie (1958-1961), leur porte un coup sévère et les contraint à rentrer dans la clandestinité. Il leur faudra attendre la dissolution de la RAU pour se regrouper sous la direction de ʻIṣām al-ʻAṭṭār ; ils obtiennent alors 10 sièges au Parlement aux élections de décembre 1961, et participent en 1962 au gouvernement de Ḫālid al-ʻAẓm519. Si cette courte période est considérée comme le retour des Frères musulmans sur la scène politique, avec la montée du Baath au pouvoir grâce au coup d’Etat du 8 mars 1963 les Frères musulmans seront de nouveau interdits. D’autant plus que le régime baathiste évoluera vers un régime à parti unique. Le Baath exerce une forte pression pour déstabiliser le mouvement ; ʻIṣām al-ʻAṭṭār520, alors contrôleur général des Frères musulmans, est interdit d’entrer en Syrie lors de son retour de pèlerinage en 1964521.

Bien que les Frères musulmans ne fussent pas les seuls à s’opposer au régime baathiste, les nasséristes et les communistes s’opposant aussi au Baath, ils étaient les plus hostiles à sa politique laïque qu’ils qualifient d’anti-islamique. Les fermetures d’écoles religieuses, les rumeurs sur la suppression de la matière « l’Education religieuse » du programme scolaire, la mutation de certains enseignants d’éducation religieuse, ont été considérées comme une provocation. ʻAli Ṣadr al-Dīn al-Baīānūnī, alors contrôleur général des Frères musulmans syriens, accuse le Baath dès 1965 de vouloir éliminer non seulement le mouvement mais aussi tous les religieux selon lui, en tant que menace contre la révolution et le régime baathiste522. Depuis 1964, plusieurs manifestations menées par des religieux sunnites appellent à la contestation contre le régime et la politique de l’Etat. En avril de la même année, ’Amīn al-Ḥāfiẓ, alors président du Conseil de la Révolution, répond sévèrement aux manifestations et bombarde la mosquée al-Sulṭān de la ville de

519 Ghassan Salamé, op. cit., p. 264.

520 Né en 1927, à Damas, député en 1961.

521 Entretien de ʻIṣām al-ʻAṭṭār, ancien leader historique des Frères musulmans syriens, avec le journaliste Aḥmad Zaīydān, dans l’émission Liqā’ al-Yaūm « La rencontre du jour », sur la Chaine quatari al-Jazeera, op.

cit.

522 ʻAli Ṣadr al-Dīn al-Baīānūnī, interviewé sur la chaine al-Jazzera le 26 novembre 2005. URL:

http://www.aljazeera.net/NR/exeres/B990668B-5CA6-4DC9-B16A-6828149AE0EA.htm. Consulté le 18 avril 2009.

141 Hama523. La publication en avril 1967 d’un article intitulé « Les voies de la création d’un homme arabe nouveau » dans la revue Ğaīyš al-šaʻb, « L’Armée du Peuple », aggrave la situation entre le régime et les Frères musulmans. Cet article, et plus particulièrement ce passage, est perçu comme une incitation au rejet de la religion et à l’athéisme : « Jusqu’ici la nation arabe s’est retournée vers Allah, elle a recherché des valeurs anciennes dans l’islam et le Christianisme, elle s’est appuyée sur le féodalisme, le capitalisme ou d’autres systèmes d’époques révolues. Mais en vain, car toutes ces valeurs ont fait de l’Arabe un homme misérable, résigné, fataliste, dépendant, qui subit son sort en répétant la phrase rituelle « Il n’y a pas de recours ni de force en dehors de Dieu Tout-Puissant. Il croit [l’homme nouveau] que Dieu, les religions, le féodalisme, le capitalisme, l’impérialisme et toutes les valeurs qui ont régi la société ancienne ne sont plus que des poupées momifiées bonnes pour le musée de l’histoire. En fait, il n’existe qu’une seule valeur : l’homme nouveau même en qui il faut croire désormais. L’homme qui ne compte que sur lui-même, sur son travail et son apport à l’humanité, et qui sait que la mort est sa fin inéluctable, rien que la mort, sans paradis ni enfer […] Nous n’avons pas besoin d’un homme qui prie et s’agenouille, qui courbe avec vilenie la tête ou qui demande à Dieu pitié et pardon. L’homme nouveau est un socialiste, un révolutionnaire… 524».

Ces événements ont mis le feu aux poudres et ont déclenché les foudres des forces islamistes et de leurs sympathisants. Des protestations et des grèves de la population sunnite urbaine contre le régime baathiste ont éclaté dans les grandes villes de Syrie, forçant le régime à dénoncer l’article et à emprisonner son auteur et le rédacteur de la revue. Bien que cet article ait été condamné par le pouvoir baathiste, il est certain que sa publication reflète en grande partie l’orientation idéologique d’une large part de la classe dirigeante néo-baathiste de cette période là, exprimant les points de vue de beaucoup de partisans du parti Baath et particulièrement ceux de sa faction radicale néo baathiste. Le régime néo baathiste a essayé de se libérer du complexe islamique qui avait prédominé pendant la période de la direction historique du Baath, avec l’objectif d’établir le principe de sécularisme en tant qu’élément idéologique essentiel de la société syrienne et d’affaiblir l’influence des idées islamistes sur la société syrienne. Si le discours des Frères musulmans

523 Olivier Carré et Michel Seurat, op. cit., p. 132.

524 Ibid., p. 133. Le texte est reproduit par Edward Saab, Le Monde, 9 mai 1967.

142 pendant les années 1960 évoquait le caractère sectaire, confessionnel et athée des régimes baathistes, l’opposition des Frères musulmans aux régimes baathistes s’est cristallisée sur sa tendance laïque et d’une manière générale sur ses aspects marxistes ; la lutte contre l’athéisme était l’emblème du mouvement jusqu’au milieu des années soixante525.

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