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expérimentales viennent enrichir une croyance a priori, ce qui est implémenté par le théorème de Bayes, lequel permet de calculer une probabilité a posteriori décrivant les connaissances de l’expérimentateur à propos de la grandeur au vu des informations dont il dispose. Le rôle de la valeur vraie n’y est pas particulièrement différent de celui qu’elle joue dans l’approche fréquen- tiste. La valeur vraie apparaît en particulier dans l’expression de la vraisemblance. Rappelons que le théorème de Bayes, appliqué aux données répétées de mesure (chapitre4.5.1), indique que : pχ| {xi}  ∝ Lχ| {xi}  × pχ (6.3) La fonction Lχ | {xi} 

est la fonction de vraisemblance. On peut l’exprimer par exemple selon une hypothèse gaussienne (voir l’annexeA.3) :

p(xi = t|µ, V ) ∝ 1 √ V exp  − 1 2V (t− µ) 2 (6.4)

où l’on fait apparaître l’espérance d’une distribution de probabilité. À l’instar du cas fréquen- tiste, cette espérance s’identifie à la valeur vraie à condition qu’il n’y ait pas d’erreur systéma- tique. L’hypothèse (H2) du modèle fréquentiste s’exprime ici aussi, mais de façon sous-jacente. Au-delà des apparences, la conception du paramètre « valeur vraie » est très similaire dans les deux approches.

Les deux approches font donc intervenir un critère d’attribution d’une valeur à la grandeur qui fait intervenir un paramètre que l’on appelle traditionnellement « valeur vraie ». De façon remarquable, la valeur vraie joue un rôle normatif dans les deux approches. En principe, il est tout à fait possible d’appliquer l’une ou l’autre des méthodes sans se poser aucune question sur l’existence d’une telle valeur « vraie » – il n’y a qu’à appliquer la méthode mathématique fournie. Cependant, rien ne vient justifier l’application de ces méthodes s’il n’y a pas dans le modèle statistique un postulat, celui selon lequel la grandeur possède une valeur vraie que l’on cherche à évaluer. Ainsi, la valeur vraie donne une assise au caractère inférentiel des statistiques employées, qui ne se bornent pas à un rôle descriptif. L’objectif, dans l’approche fréquentiste, n’est pas de décrire les propriétés statistiques d’un échantillon de données (la moyenne, l’écart- type des données expérimentales), mais d’employer ces propriétés pour inférer quelque chose à propos de la valeur vraie de la grandeur visée. L’approche bayésienne fait valoir le rôle normatif de la valeur vraie de façon dérobée : en axant la représentation sur les états de croyance, elle peut donner l’impression que la valeur vraie n’intervient plus. Cependant, celle-ci réapparaît lorsqu’on s’intéresse par exemple à l’expression de la fonction de vraisemblance, comme nous l’avons défendu plus tôt.

6.3.2 Peut-on vraiment parler d’une approche « incertitude » ?

À la lumière des objections formulées dans cette section, nous voyons que la description donnée dans le GUM, puis environ quinze ans plus tard dans le VIM et dans certains articles de la littérature métrologique comme celui d’Ehrlich, Dybkaer et Wöger, ne semble pas vraiment

174 Chapitre 6 :L’argument d’« inconnaissabilité » de la valeur vraie correspondre aux pratiques effectives. Du moins, il y a un décalage apparent entre l’objec- tif affichés du GUM, tenant à faire disparaître la valeur vraie dans l’expression d’un résultat de mesure, sur la base d’un constat d’inconnaissabilité (disparition que l’on retrouve dans la définition d’« incertitude de mesure » dans le VIM), et la présence de la valeur vraie comme pa- ramètre dans les équations générales employées. Cela rejoint le constat émis par Walter Bich, le président du groupe de travail JCGM WG1, mandaté par le BIPM pour maintenir et réviser le GUM :

La discussion qui suit est basée sur l’expérience personnelle de l’auteur. Au mo- ment il où a appris les concepts [...] concernant l’approche bayésienne des proba- bilités appliquée aux mesures, la valeur vraie était soumise à de sévères critiques, particulièrement en Italie. L’approche basée sur la valeur vraie et l’erreur était mise en doute parce qu’elle était fondée sur des quantités inconnaissables, c’est-à-dire des concepts idéalisés. Les termes mêmes étaient presque bannis de la littérature, et quiconque osait les utiliser était considéré avec suspicion comme un partisan de vieilles idées. Par la suite, les échos de cette critique ont également résonné dans le GUM [...] Cependant, lors du passage de la philosophie aux calculs, des erreurs et des valeurs (vraies) de grandeurs pouvaient toujours être facilement identifiées dans les formules, malgré le nouveau cadre destiné à éviter leur usage.44

Bich situe la seule transformation véritablement significative de la métrologie dans l’espace des méthodes statistiques employées, et non dans des remarques conceptuelles sur le statut de la « valeur vraie » d’une grandeur.

En recensant les arguments que le GUM apporte à l’encontre de l’usage du terme « valeur vraie », nous avons vu qu’il conclut en particulier au fait que ce terme, « valeur vraie » est re- dondant. Comment peut-on comprendre cette remarque ? Le nom « valeur » peut être associé à deux qualificatifs différents, « vraie » et « attribuée » (ou valeur « mesurée » dans le VIM45), représentant ainsi deux concept différents. Le mouvement opéré dans le GUM vise à placer la valeur mesurée au centre de l’attention. Plus encore, il consiste à affirmer que le concept de valeur « mesurée » est le seul valide. Dès lors, vu que toute référence à la valeur « vraie » est supprimée, la différenciation entre « valeur vraie » et « valeur attribuée » n’est plus nécessaire, et le choix est pris de ne plus utiliser que le simple terme « valeur », sans qualificatif. Cepen- dant, cela mène à de grandes mésententes, puisque, comme nous le prétendons – en accord avec Bich– le concept de valeur vraie n’est pas éliminé dans le GUM. Le choix effectué dans le GUM est à la source d’un important manque de clarté, et mène à la confusion, précisément, entre les notions de valeur « vraie » (l’idéal-cible de la mesure) et de valeur « attribuée » (le résultat effectif, reporté dans les tables de référence et employé dans les calculs numériques). Ce sont finalement Ehrlich, Dybkaer et Wöger eux-mêmes qui révèlent le mieux l’ambiguité de la position du GUM : « le GUM décourage l’utilisation du terme (mais pas du concept) “valeur vraie” »46. La critique de la notion de valeur vraie semble alors se réduire à une question d’in- terprétation et non d’usage, et, contrairement à ce qui est annoncé, l’approche GUM ne remet

44. Bich(2012a), p.2156.

45. Joint Committee for Guides in Metrology (JCGM)(2012), p.19. 46. Ehrlich, Dybkaer et Wöger(2007), p.210.

6.3 L’usage de la valeur vraie dans la mesure 175 pas en question la notion de « valeur vraie » :

Il est important de reconnaître que [l’approche du GUM] ne signifie pas que le concept de valeur vraie est découragé ou ignoré dans le GUM. [...] (D)ans l’ap- proche du GUM, le concept de valeur vraie est nécessaire pour décrire l’objectif de la mesure. Le concept de valeur vraie est aussi nécessaire pour formuler un modèle de mesure.47

Bien que le VIM adopte dans l’ensemble les principes du GUM, le choix a été pris de mainte- nir les catégories traditionnelles de « valeur vraie »48, d’une part, et de « valeur mesurée »49,

d’autre part. Ce choix semble, en regard de notre analyse, une meilleure décision. Celle-ci n’était pourtant pas immédiatement acquise, d’après le témoignage de Marc Priel :

Les premiers projets de la version 3 [du VIM], en 2004, conduisaient à la sup- pression du concept d’erreur et auraient à terme généré l’obligation de modifier un très grand nombre de normes. Plusieurs instituts de métrologie et différentes organisations ont réagi en mettant en évidence les risques d’une évolution aussi radicale.50

Priel explique également que :

Pendant [des] années de réflexion, les experts se sont lancés dans ce grand débat sur l’existence ou non de la valeur vraie. En 2004, ils envisageaient même dans un premier projet, de ne présenter que la seule méthode [incertitude], relayant en annexe ce concept de valeur vraie. Plusieurs pays, dont la France, ont émis des doutes et des inquiétudes. Finalement, ils sont revenus à une position intermé- diaire, en présentant ces approches en parallèle. Mais il est certain qu’à l’avenir nous parlerons de moins en moins de valeur vraie.51

À l’avenir, parlerons-nous de moins en moins de la valeur vraie, comme le pressent Priel ? L’une des réponses réside dans la façon dont le prochain GUM (le « GUM2 », en préparation) traitera du sujet. Sans pouvoir présager du contenu du futur document, les nuances que nous avons apportées jusqu’ici nous rendent enclins à tempérer cette affirmation.

L’analyse que nous proposons ici nous amène à restreindre la portée de l’évolution dont témoignent en particulier le GUM et l’introduction du VIM. Certes, l’idée que la métrologie a connu un tournant épistémique demeure tout à fait valable ; cependant, les conséquences exactes de ce tournant sur le concept de valeur vraie lui-même sont moins évidentes. En par- ticulier, l’approche contemporaine n’induit aucune transformation notable dans le formalisme vis-à-vis de la valeur vraie d’une grandeur – tout au plus suggère-t-elle une révision de la ter- minologie et de l’interprétation du concept. Cela nous amène à discuter du questionnement philosophique qui en découle : comment peut-on comprendre ce concept de « valeur vraie » d’une grandeur ?

47. Ehrlich, Dybkaer et Wöger(2007), p.211.

48. Joint Committee for Guides in Metrology (JCGM)(2012), p.20. 49. Joint Committee for Guides in Metrology (JCGM)(2012), p.19. 50. Priel(2010), p.4.

176 Chapitre 6 :L’argument d’« inconnaissabilité » de la valeur vraie

6.4 Questionnement philosophique : valeur « vraie » et réalisme