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CHAPITRE 1. REVUE DE LA LITTÉRATURE

1.3. De l’ontologie du social

1.3.1. « La caste est un groupe complexe »

Dans un article remarquable intitulé The Development of Caste Organisation in South India – 1880 to 1925, David Washbrook distingue deux grandes écoles de pensée dans l'étude anthropologique du système des castes : la première mettrait l'accent sur l'interdépendance (et implicitement l'organisation hiérarchique) des différentes castes au sein de communautés localisées (généralement à l'échelle du village); la seconde se focaliserait plutôt sur le réseau de solidarité d'une caste particulière, réseau qui se ramifie le plus souvent sur un territoire régional, voire pan-régional, créant ainsi des castes « mutuellement exclusives et compétitives ». (Washbrook, 1975 : p. 150) Arguant que, selon les cas, les deux approches peuvent être également valables, Washbrook reproche cependant aux théoriciens de sélectionner les faits qui se trouvent exclusivement dans leurs champs d'intérêt, et de postuler que ces faits constituent en définitive l'essence du système des castes.

Cette critique touche à un aspect fondamental de notre objet d'étude, à savoir le fait, jadis souligné par Béteille, que la notion de caste se réfère à plusieurs niveaux de réalité. Dumont s'appuie d'ailleurs sur ce même constat lorsqu'il érige sa théorie sur une distinction entre les composantes empiriques et idéologiques du système des castes, ou encore lorsqu'il affirme que la caste « est un groupe complexe » qui recoupe plusieurs fonctions. On sait toutefois que l'approche structuraliste conduit à poser l'aspect idéologique comme prééminent, au détriment de la composante empirique qui se trouve ainsi réduite au rang d'épiphénomène. En abordant l'idéologie, l'auteur d'Homo hierarchicus pense accéder ipso facto aux composantes empiriques – ou plutôt aux pratiques concrètes. Nous avons déjà critiqué cette conception. Or, comme je tenterai de le montrer plus loin, Dumont n'est pas le seul à pratiquer cette forme de réductionnisme. Pour le moment, il n'est cependant pas inutile de dégager les multiples « niveaux de réalité » qui se trouvent subsumés sous la notion de caste.

À l'évidence, le concept de caste se réfère en partie sinon prioritairement aux discours que les acteurs tiennent sur leur société. En témoigne le fait que les castes constituent toujours ce que certains sociologues désignent par l'expression de groupe nommé : chacune d'elles possède ainsi une appellation vernaculaire, preuve s'il en est une que leur ontologie est tributaire des représentations indigènes. On touche ici explicitement à l'idéologie, on se trouve pour ainsi dire dans l'« ordre du discours ».

Étant liée aux représentations des acteurs, la notion de caste recouvre par ailleurs une réalité que l'on pourrait qualifier d'identitaire. De fait, pour un Indien, le jati n'est pas un concept parmi d'autres, simple notion désincarnée, mais s'accompagne le plus souvent d'un rapport affectif profond, et se trouve ainsi lié à la conception de soi. Puisque cette identité est partagée à divers degrés par les membres d'une même caste, elle s'avère aussi collective.

La notion de caste se réfère également à une collection d'individus partageant des intérêts communs et participant ensemble à certaines activités collectives. Dit autrement, elle recouvre aussi une réalité de groupe engagé dans l'action. C'est le jati dont les membres se réunissent pour participer à certains rituels, pour arbitrer certains conflits ou encore pour préparer les aliments. Il s'agit là, dans la perspective adoptée au cours de ce mémoire, d'un aspect de l'organisation sociale.

Enfin, la notion de caste concerne par ailleurs le domaine des relations sociales. De fait, nous avons précédemment remarqué qu'une caste ne vient jamais seule : elle se définit dans son rapport aux autres. Elle s'insère de ce fait dans un réseau de relations et manifeste conséquemment une structure réticulaire. Il s'agit, là encore, d'un autre aspect de l'organisation sociale.

Cette brève investigation sémantique, faut-il le mentionner, est tout sauf exhaustive. Elle permet cependant de mettre en évidence le fait que la notion de caste est hautement polysémique et que l'intellection de l'un de ses aspects ne donne pas nécessairement accès aux autres facettes de sa réalité complexe. Or, à mon avis – et c'est là la thèse centrale de ce chapitre – le concept de caste recouvre de manière tout à fait inadéquate l'organisation sociale à laquelle il fait vaguement référence, et cette inadéquation est tributaire de ce qu'il embrasse à la fois les représentations, l'identité, et l'organisation sociale. Si un tel enchevêtrement ne pose pas problème dans une perspective plutôt phénoménologique et interprétative, il s'avère néanmoins particulièrement rédhibitoire et incapacitant d'un point de vue analytique, car il inhibe en effet toute tentative d'isoler l'organisation sociale et d'ainsi procéder à une démarche comparative. Comme le souligne l'anthropologue Declan Quigley, toute théorie implique la conceptualisation d'entités comparables (Quigley, 1993), à défaut de quoi il faut postuler l'unicité irréfragable et irréductible de l'objet de notre discours5. C'est donc en dernière analyse l'impossibilité de 5 Même les approches phénoménologiques, pour pouvoir dépasser un subjectivisme total et par trop contraignant, doivent

théoriser l'organisation sociale qui ressort de l'intrication des différents aspects dégagés plus haut.

J'ai cité précédemment un passage au cours duquel Dumont reconnaît que la caste est « un groupe complexe » auquel s'adjoignent différentes fonctions. Cette complexité est-elle reconnue, Dumont affirme aussitôt que la caste est bien davantage un « état d'esprit » qu'un groupe « au sens ordinaire ». Voilà qui clôt d'emblée le questionnement sur une facette pourtant incontournable de l'objet d'étude. Or, à mon avis, c'est justement cette complexité qu'il importe de mettre en lumière, afin notamment d'explorer les possibles relations entre d'une part l'organisation sociale (les différents groupes, personnes morales, catégories sociales et la structure réticulaire des relations sociales) et d'autre part les idéologies et les identités collectives que recouvre la notion de caste. À défaut de tomber dans une explication tautologique, il nous faut distinguer en un premier temps les différents plans de la vie sociale en nous assurant, comme l'écrit Verdon, de ne pas nier malgré nous et à notre insu ces distinctions. (Verdon, 1991) Nous avons remarqué que le structuralisme et le structuro- fonctionnalisme conçoivent ultimement l'organisation sociale comme un symptôme des idéologies et des valeurs sous-jacentes, réduisant ainsi cette dernière au rang d'épiphénomène. C'est ce réductionnisme qu'il faut impérativement éviter, et cette exigence nécessite de concevoir l'organisation sociale indépendamment de l'idéologie, de l'identité ou de la normativité6 (Verdon, 1991) de façon justement à rendre possible l'étude des rapports entre ces différentes facettes.

La question doit nous occuper désormais de savoir si les théories contemporaines, dont la plupart s'attaquent à l'approche de Dumont, évitent de subsumer l'organisation sociale de la caste sous l'identité et l'idéologie de son ontologie complexe. En d'autres termes, et suivant en cela Bachelard, nous nous demanderons si ces nouveaux cadres conceptuels évitent l'obstacle épistémologique (Bachelard, 1938) que représente la normativité de l'idéologie et de l'identité au regard de l'étude de l'organisation sociale.

joue ce rôle.

6 Il faut insister sur le fait que c'est d'abord et avant tout sur un plan ontologique (et non explicatif ou théorique) que l'organisation sociale doit être conçue indépendamment de l'idéologie, de l'identité ou de la normativité. De toute évidence, ces différentes facettes de la vie sociale peuvent s'influencer mutuellement, et donc produire des effets combinés : cela n'est pas en cause.

1.4. Pluralité de discours et identités contestées

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