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L A V OIX QUI CHANTAIT LE CŒUR DU MONDE

M ARÉE HAUTE

L A V OIX QUI CHANTAIT LE CŒUR DU MONDE

Savak dans une soirée. Plus vieux qu’eux tous à la trentaine, il est discrètement riche, ouvertement sé -duisant, auréolé de mystère et de danger : elle se croit élue, ils deviennent amants. Lorsqu’il l’invite à l’accompagner dans une de ses expéditions, elle envoie promener les études, la belle maison de Papa le Consul, qui tourne le dos à la mer sur les hauteurs de Baïblanca, et, au grand dam de ses parents – mais à dix-huit ans, elle est majeure –, elle le suit. Récupératrice, ou machine à tentatives de bébés, tout cela s’équivaut, n’est-ce pas ? Tout est absurde, n’est-ce pas ?

Elle est très jeune.

Le métier de récupérateur n’est pas sans danger, évidemment. Anton ne le lui a pas caché, cette expé -dition aura lieu dans une Zone 4, encore assez polluée, voire par endroits assez irradiée, pour nécessiter des précautions majeures. Mais la fine pointe de la technologie est très fine aujourd’hui, et peu encom -brante ; par ailleurs, il sait exactement où il va et ce qu’il veut rapporter. Elle a compris, à ce stade, que, malgré sa discrétion, il est bien trop riche pour un récupérateur normal, c’est-à-dire honnête : le Centre ne paie pas à ce point ses employés, même ceux qui effectuent les tâches déplaisantes dont personne d’autre ne veut, comme chercher plantes et bestioles mutantes dans des Zones plus ou moins périlleuses et collecter des échantillons de terre, d’eau et d’air afin de surveiller l’évolution – “la régénération” en langage officiel – des territoires abandonnés. Anton est en réalité un aventurier qui fait de la récupé -ration ; il use de son permis du Centre pour entretenir un commerce clandestin plus lucratif : en ces temps de loisirs parfois forcés, on collectionne tout, y

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compris des bizarreries mutantes. Plus elles sont bizarres, plus elles sont désirables, et plus elles rap -portent. Cela implique des expéditions dans les Zones les plus atteintes, bien entendu. Anton alimente son commerce tout en fournissant au Centre les données demandées, et le Centre, Sandra l’a soupçonné bien vite, ferme les yeux parce que peu de récupérateurs acceptent des missions fréquentes dans ces Zones-là.

Tout cela lui est égal, à Sandra – y compris la part de butin qu’Anton lui a promise, et dont elle n’a pas le moindre besoin, avec le fonds de placement plus que confortable mis à sa disposition à sa majo -rité. L’aventure, le danger possible, le pied de nez à la bonne société de Baïblanca, à ses parents, et même à certains de ses amis qui la croyaient ti -morée… Elle est définitivement conquise le jour où elle essaie sa combi antipollution : comme une seconde peau, mais ultrarésistante, isotherme, avec les coques transparentes sur les yeux, les filtres dans les narines, l’interphone dans les oreilles, le GPS intégré… Elle se contemple dans le miroir ; on porte des habits par-dessus, elle le sait, mais elle la trouve parfaitement appropriée : elle a l’air d’une extraterrestre, ainsi – plutôt bien tournée, lui fait remarquer Anton avec un sourire exagérément salace – et ne sont-ils pas, eux les humains, comme des étrangers désormais sur leur planète malmenée, et qui les rejette en les tuant à petit feu ?

La Zone de leurs exploits futurs se trouve au bord du lac Balaton, à deux cents kilomètres au sud-ouest de ce qui a autrefois été Budapest. Voyage en trains de moins en moins modernes et rapides à mesure qu’ils s’enfoncent dans des Zones de plus en plus contaminées, mais voyage sans histoire, avec tous

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Extrait de la publication

les permis requis – cette Zone 4 est apparemment une chasse gardée d’Anton, on la lui attribue avec régularité. C’est la première fois que Sandra quitte Baïblanca, mais elle dissimule son excitation, elle aurait vraiment l’air trop puérile. Dans un aérodrome de brousse près de la dernière gare, Anton loue un moddex un peu fatigué, mais presque silencieux, qui les déposera à pied d’œuvre, à l’extrémité de la presqu’île qui s’avance dans le lac. C’est dans ces parages que rôde la créature promise par Anton à l’un de ses clients attitrés : une variété de grand singe angora. Vivante, la créature ira dans le zoo secret du client et rapportera une somme pharami-neuse. Morte et empaillée, elle fera également l’af-faire – celle du client, du moins, qui paiera moitié moins. Une variété de singe, même mutante, s’est développée dans l’ex-Hongrie ? Anton a haussé les épaules avec un sourire en coin : « Il y avait des zoos dans toute l’Europe, Sandra. Celui de Budapest était très bien fourni en espèces exotiques. »

De fait, d’après lui, c’est ce qui rend cette Zone particulièrement dangereuse – mais aussi, parce que la faune et la flore mutantes y sont abondantes et variées, particulièrement rentable pour lui.

Lorsqu’ils se posent à leur destination, après avoir survolé les ruines de Tihany enfouies dans de trop grands arbres aux branches retombant en arceaux, elle comprend à quel point : il a installé là un camp de base à demi enterré, bien dissimulé sous les feuil -lages, préfabriqué modulaire, périmètre d’alarmes triphasiques, isolation dernier cri, sas et atmosphère négative pour protéger de toutes les possibles exha -laisons délétères… Il la fait entrer avec un grand geste théâtral de la main : «  Ma maison loin de

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chez moi ! » Le grand luxe. Elle ne va pas cracher sur le confort, même si ses fantasmes d’aventures et de danger en prennent pour leur grade. On ne sortira que pour aller installer les pièges. Ah bon, on ne capturera pas la créature après l’avoir pistée ? Il se met à rire : « Je ne suis pas ce genre de récu-pérateur. Des alarmes nous préviendront quand un piège aura fonctionné. »

Elle ne peut s’empêcher de faire la moue : l’aven -ture est de moins en moins romanesque. Pourra-t-elle au moins explorer les environs ? Elle veut tourner un vid qu’elle transmettra à ses amis baïblancains. Il fronce les sourcils : « Désolé, Sandra. Je préfère que tu ne sortes pas sans moi. Et les Zones ne sont pas du matériel à divertissement. Pas de communications avec l’extérieur, sauf en cas d’urgence majeure. Les échantillons et les données sont pour le Centre. »

Et les mutations qu’il vend à ses collectionneurs ? a envie de rétorquer Sandra. Mais quelque chose dans l’intonation durcie d’Anton l’incite à garder le silence. Elle essaie de se dire qu’il se soucie de sa sécurité. Elle ne pense même pas que ça lui est égal, à Anton, s’il lui arrive quelque chose dehors : elle est seulement le Repos du Récupérateur. Mais elle ne s’en doute pas.

Après avoir déchargé le moddex, il ouvre une bouteille de vin fumé “pour célébrer”. Elle ne sait si c’est le vin ou la fatigue accumulée du voyage mais, au bout de quelques minutes, elle bâille à s’en décrocher la mâchoire. Il la porte dans la chambre en riant : « Petite nature ! » Elle s’endort dès que sa tête touche l’oreiller.

Lorsqu’elle s’éveille, le lendemain, elle a la cer-velle brumeuse, la langue pâteuse et l’œil défraîchi.

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L’Amour au temps des chimères

Comme je le disais plus tôt, il y a des trous dans mes histoires, et entre mes histoires quand il s’agit de nouvelles – c’est ce qui me permet entre autres de poursuivre des “non-cycles” comme ceux du Pont et de Baïblanca. Celui du Pont s’est achevé avec « Terminus » et ne reprendra sans doute pas. Certes, les univers parallèles continuent à me fasciner, avec toutes leurs possibilités, les autres chemins qu’on pourrait avoir fréquentés… Mais il arrive un moment dans l’existence où ces chemins se raréfient, et même dans l’imaginaire.

Il n’en va pas de même pour les créatures auxquelles j’ai donné naissance dans et autour de Baïblanca : métamorphes et artefacts. Je les ai toujours vus comme deux facettes d’un même désir-crainte, figures essen-tielles de l’Autre et du Moi : les métamorphes prennent n’importe quel aspect et peuvent vivre longtemps mais, pouvant être tout, que sont-ils vraiment ? De l’autre côté, au départ œuvres d’art fixes et destinées à durer, les artefacts sont menacés très tôt de pétrification – ou d’explosion, en particulier ceux qui ressemblent le plus aux humains. Métamorphes et artefacts devaient bien finir par se rencontrer, ce qui est arrivé progres-sivement à mesure que je feignais de rapiécer certains

trous entre mes histoires («  Les Dents du dragon  »,

« Sang de pierre »). Et finalement, c’était logique d’en arriver à une histoire d’amour, n’est-ce pas ? Dans les années 80, après la sortie de mon recueil de nouvelles Janus, un critique clairvoyant, Vital Gadbois, a posé au sujet de mon imaginaire la question fondamentale :

“Protée ou Janus ?” Le dieu mouvant des incessantes métamorphoses ou le dieu paradoxalement immobile des portes et des croisées de chemins ? Je peux lui ré -pondre aujourd’hui : “Pas l’un OU l’autre : l’un ET l’autre”.

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Le spectacle n’est pas commencé mais on s’at troupe déjà devant le Grand Aquarium encore ina -nimé. Djani flotte avec paresse entre deux eaux, près de la paroi mais bien à l’abri de la forêt de varech, en examinant les spectateurs. Au tout pre-mier rang, un vieux couple identiquement rose et ridé dont la femme, en arrivant, a posé la main sur la paroi, avec un sourire mélancolique. Une qui regrette sans doute le Dôme aux Colibris. Et, tout autour, déjà plus d’une centaine d’adultes de tous âges, direct des bureaux ou des usines, une pause avant de rentrer à la maison. Deux semaines que l’Aquarium a été officiellement ouvert, mais les braves citoyens de Baïblanca ne semblent pas s’en lasser. À vrai dire, la plupart viennent surtout re -prendre possession du Parc, après tous ces mois de bruyants travaux pour remplacer le Dôme. Il y a aussi des enfants, des spectateurs tout neufs, qui cherchent à distinguer la sirène à travers les algues. Vous ne la verrez pas, petits innocents. Attendez, comme tout le monde.

Plus surprenant : la bande de vieux ados vêtus à la dernière mode cata, soigneusement sales, vestes et

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MOUR AU TEMPS

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