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L ES E NFANTS D ’I CARA

L A M USIQUE DU SOLEIL

Oh non ! Je reconnais ces graphiques-là : en plusieurs endroits, sur plusieurs continents, une radioactivité ponctuelle mais nettement trop forte pour être naturelle. « Compte tenu du taux de désinté -gration isotopique, ça remonte à une période qui a duré une centaine des années de cette planète, il y a environ trois mille ans. »

Accidents, conflits ? Impossible à dire pour l’instant. Mais il y a eu des sapients sur cette planète.

Aucun signe cependant de l’activité électromagné-tique qui indiquerait des communications par ondes, aucune trace de mégapoles, ni même de villes assez grosses pour être repérées à l’œil nu depuis l’espace ; le côté nocturne de la planète est tota lement obscur ; pas de grands réseaux de communication au sol, pas de véhicules aériens… Énormément de vie animale : qui sait, là-dedans, des survivants sapients ? Mais dans quel état ?

Les sondes pèlent les différentes couches d’in-formation disponibles, le portrait de la planète se précise : une civilisation technologiquement déve-loppée a bien existé ici. Sous la couche plus ou moins épaisse d’humus, des dépôts de matériaux durs d’origine artificielle : pierre, béton, acier, plastiques, disposés avec une régularité encore perceptible ; certaines constructions affleurent encore en surface, comme ces pierres d’une structure gigantesque qui s’étire sur des centaines de kilomètres sous le couvert végétal, à l’est du plus grand continent. Les sondes volent maintenant assez bas… Oui, il y a des sur -vivants ! Sur les côtes, des villages, parfois assez gros… mais sans doute jamais plus de cinq cents habitants. Certains sont bâtis sur pilotis, d’autres en briques ou en pierre ; ils semblent solides, propres,

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prospères. Cultures florissantes, quantité d’animaux domestiqués… On maîtrise l’énergie hydraulique et éolienne: il y a des systèmes d’irrigation ingénieux, des moulins, des bateaux à voiles. Régression par rapport à la civilisation précédente… Peu importe : la découverte d’une planète vivante est toujours un événement, mais la sapience ! Le rêve de tout explo -rateur, si rarement exaucé même au cours de toute une existence – et, avec la stase, la nôtre peut être bien longue.

Nous avons déjà rencontré une race sapiente – presque : à l’orée de son évolution. En rencontrer une seconde, et aussi développée… Enfin, je vais pouvoir mettre vraiment mon entraînement à l’épreuve, me fondre dans une race étrangère, l’étudier de l’inté-rieur !

Khéra s’essuie les mains et me donne en souriant une claque sur l’épaule : « Voilà, comme neuve ! » Je saute de la couche de transition et, tandis que le servo la replie dans la paroi et range ses instruments, je m’habille à la va-vite. Wani doit être en train de programmer les sondes pour la première phase de la mission : collecte systématique des informations dont j’aurais besoin sur cette race, son aspect phy-sique, sa biologie, ses langues, ses cultures… Tout en fonçant dans le corridor, je compose déjà le message que nous allons envoyer chez nous.

Chez nous. Encore un terme doux-amer pour moi. En temps subjectif, je n’ai vieilli que de douze ans, mais tous ceux que j’ai connus ont disparu depuis longtemps. Je l’ai accepté – si je n’en avais pas été jugée capable, on ne m’aurait pas laissé de -venir exploratrice, malgré la rareté de mes capacités spéciales. Et j’ai choisi ce métier – cette mission,

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totalement désintéressée puisque le décalage des durées cosmiques n’en fait rien d’autre qu’une recherche du savoir pour le savoir. Mais je crois en la Conscience Universelle. Quel meilleur usage de mes dons que d’aller rencontrer les émanations de cette conscience-là où qu’elles se trouvent ? Et puis, j’ai Wani ; nous avons grandi et nous avons été éduqués ensemble, nous sommes parfaitement adaptés l’un à l’autre, nous nous devinons à demi-mot – et il sait être contrariant ou imprévu à point nommé : le compagnon parfait. Si c’est un vaisseau semi-organique, quelle importance ? Il a des mains – ses servos mobiles, à commencer par Khéra, qu’il peut façonner selon nos désirs du moment.

La forêt qui longe la côte, autour du village, est relativement apprivoisée – et non une jungle où il faudrait se tailler un chemin de force. Plusieurs essences d’arbres solidement ancrés dans le sol, qui protègent des ouragans assez fréquents sous cette latitude ; le village se trouve en hauteur, sur le pre-mier plateau, à l’abri donc aussi des raz-de-marée, même si la région est relativement éloignée des zones tectoniques actives. Je commence à être fatiguée, même après l’entraînement sur le terrain. Il y a un bon moment que j’ai quitté la navette après l’avoir ancrée sur le plateau continental sous-marin. Nager, pas de problème. Marcher, c’est autre chose, même si je suis censée m’être bien habituée à ce corps. J’ai choisi l’une des variétés morphologiques les plus répandues, la variété à écailles, surtout parce que cette variante est amphibie et passe autant de temps dans l’eau que sur terre : moins dépaysant pour moi. Mais, qu’ils aient la peau nue, des é cailles, du

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poil ou de la fourrure (à l’extrême pointe de l’hémi -sphère Nord, les hivers sont parfois assez froids), ce sont tous des mammifères, et leurs enfants naissent indifféremment dans les deux milieux. Ce corps possède des sens particulièrement développés, aux perceptions plus intenses que le mien. Au début, couleurs et formes me donnaient presque le vertige et, même maintenant, les odeurs me saoulent.

Des cris d’oiseaux tournoient autour de moi trop régulièrement répétés, plutôt des signaux : depuis un moment, j’ai l’impression d’être suivie. Je pourrais en demander confirmation à l’une des servo-sondes – je porte les interfaces au cou, déguisées en collier, il suffit d’un effleurement pour déclencher les fonc-tions d’enregistrement ou programmer les servos qui se promènent en mode invisible dans l’atmosphère, mais je préfère m’en passer. Si l’on avait voulu m’at -taquer, on l’aurait fait depuis longtemps. Et cette communauté semble des plus pacifiques. Toutes, d’ailleurs, dans cette région en tout cas. Pas de compétition pour l’espace ni pour les ressources, également abondants. Ils possèdent ce qui paraît être une religion commune ; pas de différents idéo-logiques décelables, des querelles interpersonnelles, évidemment, mais pas intertribales… S’il y a des conflits ailleurs, dans d’autres régions, d’autres con -tinents, ce sera pour plus tard. Un point d’entrée à la fois. Je ne peux m’empêcher de jubiler, ce qui n’est pas très professionnel juste avant le premier contact, mais… Oh, j’en ai pour longtemps sur cette planète. Tant à découvrir, tant à apprendre !

Les indigènes se désignent comme les “Mad -hévans”. Il y en a trois sous-groupes, distingués par leur aspect physique : les Madèves (toujours

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femelles, à écailles), les Hévags (poil dru, ras et lisse de mammifère marin) et les Prames, peau nue à pilosité variable. Les règles d’exogamie doivent être bien compliquées… Lorsqu’ils prient, ils invo-quent “Gaye”, apparemment aussi le nom qu’ils donnent à leur planète. Il semble cependant exister une trinité de divinités secondaires, sans doute les Ancêtres supposés de chaque variante morpholo-gique, chacun représenté par un totem : un animal marin au corps fuselé et au museau pointu pour les Madèves, un félin à rayures jaunes et noires pour les Hévags et un majestueux rapace pour les Prames.

La langue est complexe, riche en vocabulaire, très musicale. J’en possède les rudiments nécessaires, mais tout explorateur sait qu’il faut apprendre une langue en situation, avec ceux qui la parlent. J’ai hâte d’en répertorier toutes les subtilités.

Le chemin s’élargit, les premiers édifices appa-raissent à travers les feuilles. On va donc me laisser arriver au village : je serai sur le terrain de la com-munauté, et en situation d’infériorité numé rique prononcée. Pas grave. S’ils en sont rassurés, tant mieux. Curieux quand même : pourquoi auraient-ils besoin de l’être ? Je leur ressemble, même s’auraient-ils ne me reconnaissent pas comme étant du village (et connaissent-ils donc aussi tous les habitants des villages voisins ?).

Le plan de presque toutes les communautés, lorsque le terrain le permet, est concentrique ; ils ne sont pas divisés par quartiers correspondant à l’une des variétés morphologiques, ce qui est inté-ressant. J’arrive sur la place centrale. Des indigènes y sont rassemblés ; un petit groupe m’attend, c’est évident à leur position en avant des autres, et à leur

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posture. Je reconnais les trois prêtresses du village, et deux des indigènes que j’ai temporairement identifiés comme des “conseillers” : on leur mani-feste du respect, mais pas comme à des “chefs” en tant que tels. Le gouvernement du village, égali -taire, est collectif, par assemblée – même si les prêtresses et les conseillers semblent un peu plus égaux que les autres.

J’effectue leur salut rituel, main sur le front, puis sur le cœur, puis les deux mains écartées paume en avant. On me répond après une petite hésitation. Je me touche la poitrine en disant : « Silki ». Je possède un assez bon lexique madhévan pour les objets et certaines actions, mais il y a des expressions et des tournures qu’il faut apprendre en situation directe, l’observation à distance ne suffit pas. La plus vieille des prêtresses, une Madève, se nomme, « Yonike », nomme les deux autres: Nuchima, une grande Hévag, Galy, une Prame rondouillette ; les deux conseillers ne se nomment pas. Puis la vieille femme s’avance et tend la main. Inhabituel, ça. Les visiteurs apportent souvent des cadeaux, mais on ne réclame pas… À tout hasard, je la touche ; elle serre ma main un moment, en me dévisageant avec attention. Puis se retourne en parlant trop vite pour moi. Les autres hochent la tête. Tout le monde a soudain l’air excité.

Conciliabule à mi-voix entre prêtresses et conseillers.

Devrais-je être inquiète ?

Un indigène quitte les rangs des spectateurs pour se planter devant moi ; un Prame, la quarantaine, pas très grand, massif, des cheveux blonds coupés très court, presque blancs ; des yeux noirs, enfoncés dans leurs orbites, des rides amères – ou obstinées.

Il se nomme : « Effreym ». Puis il me parle sur le

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Extrait de la publication

mode interrogatif, dans une autre langue. J’en re -connais les sonorités plus gutturales : continent de l’ouest. Je ne l’ai pas apprise du tout, celle-là ! Je me suis contentée d’enregistrer un peu du vocabulaire d’une autre tribu vivant ailleurs sur ce continent-ci, très éloignée, et dont la langue est différente. Une voyageuse venue de loin, cela facilite les bonnes volontés pour l’apprentissage de la langue locale…

Ils voyagent autant ? Ou ils ont des moyens de com -munication que les sondes n’ont pas repérés ?

Je commence à regarder discrètement autour de moi pour évaluer les possibilités de fuite, un peu atterrée ; comment cela a-t-il pu mal tourner aussi vite ? Personne n’est armé, mais davantage d’indi-gènes arrivent. Même s’ils n’ont pas l’air hostiles, juste très curieux.

La vieille prêtresse reprend la parole. Intonation interrogative. Je reconnais les mots : « Êtes-vous une Madhévan qui vient du ciel ? »

Je ne dois pas dissimuler correctement ma surprise et la vieille femme se lance dans un petit discours où je reconnais “le poing de (là, un mot inconnu)”,

“rocher creux” et le verbe “lancer”. Ils ont des his-toires concernant certains des leurs dans le ciel ? Peut-être un souvenir de l’ancienne civilisation…

Va-t-on me considérer comme une créature surna-turelle si je dis oui ? Et pourquoi ne peuvent-ils tout simplement me considérer comme une femme de leur race ? Mon imitation de leur aspect physique est sans faille…

Il faut se décider. « Oui. »

Exclamations dans la foule, stupéfaite mais joyeuse. On se presse autour de moi, quelques-uns me touchent – avec une légère hésitation tout de

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même, mais bon, on ne se prosterne pas ! Une fois le brouhaha apaisé, la vieille Yonike me demande si d’autres m’accompagnent.

Je me hasarde : «  Ils sont restés dans le rocher creux. » Il faut bien répondre quelque chose et, lin-guistiquement, je ne suis pas vraiment en mesure de préciser davantage, ce qui est tout aussi bien. La réponse est apparemment satisfaisante : on hoche la tête.

La jeune prêtresse Nuchima prend la parole à son tour. Ai-je bien compris ? Elle me demande si je peux me transformer comme les Madhévans partis dans le ciel ?

Renouveau d’inquiétude : j’ai l’impression que c’était moins une question qu’un défi. Nuchima est sceptique. Je ne peux pas réfléchir trop longtemps : suivons le courant. « Oui. » Je tends une main, en fais disparaître les écailles, les remplace par la courte fourrure argentée d’une des tribus septentrionales.

Cette fois la rumeur est à la fois émerveillée, respectueuse, toujours sur fond de stupéfaction.

Moins abasourdie que moi, la foule : il y a eu des métamorphes parmi les Madhévans ?

La vieille prêtresse hoche la tête et tend de nou-veau les mains pour serrer ma main transformée :

« Bienvenue dans votre maison. » Ça, je comprends : la formule et le geste rituels pour la parenté éloignée.

Puis elle ajoute quelque chose où je reconnais “fête”.

Je hoche la tête en souriant : « Merci. »

Le Prame, Effreym, reprend brusquement la parole. Je comprends aussi : il m’offre l’hospitalité.

Et là, réactions curieuses : les deux jeunes prêtresses veulent protester, la vieille prêtresse et les deux con -seillers les arrêtent.

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ÉLISABETHVONARBURG

... est une des figures les plus marquantes de la science-fiction québé coi se. Elle est reconnue tant dans la franco phonie que dans l’ensemble du monde anglo-saxon et la parution de ses ouvrages est toujours consi dérée comme un événement. Outre l’écriture de fiction, Élisabeth Vonarburg pra ti que la traduction (la Tapisserie de Fionavar, de Guy Gavriel Kay), s’adonne à la critique (no tam ment dans la revue Solaris) et à la théorie (Comment écrire des histoires). Elle a offert pendant quatre ans aux auditeurs de la radio française de Radio-Canada une chroni que hebdomadaire dans le cadre de l’émission Demain la veille.

Depuis 1973, Élisabeth Vonarburg a fait de la ville de Chicoutimi son port d’attache.

LAMUSIQUE DU SOLEIL

est le deux centième titre publié par Les Éditions Alire inc.

Cette version numérique a été achevée en septembre 2013

pour le compte des éditions

Il a ouvert les yeux en entendant le bruit de l’aile qui se déployait.

Très bleus, les yeux. Ça aussi, un atavisme. Avec des mouvements désordonnés, la surprise, il a coulé un peu en avalant de l’eau, le réflexe lui a fait saisir les plumes les plus proches, je l’ai tiré vers le parapet. Mais il s’est repris, m’a lâchée et s’est mis à nager à toute allure vers l’autre bord du canal, d’une efficace brasse coulée. Il avait l’habitude, de toute évidence. Un Périm.

Qui savait nager. Dans un canal. À Baïblanca…

À sa première rencontre avec Cara, Kristan, douze ans, lui a confié son rêve : apprendre à voler comme elle. Deux décennies ont passé depuis – un instant pour la Djénie, mais une éternité pour le Périm !

À Cyblande, les fondateurs ont voulu surpasser la nature.

C’est donc à l’aide des formidables modules cybernétiques qui remplacent ses sens que Nathany, sept ans, explore son univers. Mais que resterait-il si elle les fermait tous ?…

De tout temps, le Multiple a protégé le peuple de Tennara, et de tout temps, ce dernier lui a dédié ses Visions de l’avenir. Mais quand Libélisha, sa sœur jumelle, transgresse la Loi, les yeux de Tennara s’ouvrent pour la toute

pre-mière fois…

Huit nouvelles comme autant de voyages fabuleux et initiatiques, huit plongées inoubliables dans l’espace-temps infiniment flexible d’Élisabeth Vonarburg.

« AMPLEUR DU SOUFFLE ET DE LA VISION, BOUFFÉE DE POÉSIE,

DISCRET ROMANTISME, SOLIDITÉ DES INTRIGUES […] VOILÀ POURVONARBURG. »

Le Magazine littéraire

8,90 € TTC 14,95 $Extrait de la publication

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