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L’objet, l’oralité et la gestuelle

Dans le document Le bien-être et la santé autochtones (Page 111-114)

Les liens d’interdépendance entre les objets du quotidien et les traditions orales chez les Inuit et les autochtones des régions nordiques de l’Amérique du Nord ont été étudiés, notamment par Cruikshank (1998), Ridington (1982, 1994, 1999) et Fienup-Riordan (2007). Ces derniers ont observé que dans des régions arctiques et subarctiques en particulier, les déplacements réguliers et fréquents contraignaient autrefois et contraignent encore aujourd’hui les gens à réduire au strict minimum leurs possessions matérielles, et que leurs connaissances

immatérielles sous la forme de l’oralité occupent une place primordiale dans leur technologie. Leur technologie, composée de connaissances, de mots, de gestes et d’outils est un ensemble stratégique qui allie savoirs et savoir-faire physiques et sociaux aux objets (Ridington 1999 : 171).

Les artéfacts et les outils en soi sont inefficaces si l’on ne tient pas compte de l’ensemble des stratégies qui visent à établir et maintenir des relations entre les individus et leur environnement. Ici, le concept de technologie est envisagé au sens large du terme : il désigne l’application des connaissances et les savoir-faire techniques, sociaux et oraux liés à une matière, une source d’énergie et à des objets, tel que défini par Ridington (1982 : 471) et Lemonnier (1986 : 149). Cette technologie sert essentiellement à façonner des objets et maintenir des relations entre humains et nature (animaux, plantes, etc., à travers les techniques de chasse, de pêche et de cueillette) ; des relations entre individus, collectivités et l’univers spirituel (à travers la fabrication, l’utilisation et l’exhibition de certaines catégories d’objets, d’ornements, de vêtements ou d’éléments de leur design). Chez plusieurs peuples de chasseurs tels que les Inuit, les relations entre humains et animaux ne sont pas uniquement de nature écologique ou technologique (techniques de chasse et de traitement des carcasses). Il s’agit de relations sociales, où chaque individu d’une communauté doit suivre un certain nombre de principes, de règles et de tabous afin de gagner le respect et la réciprocité des animaux (Brightman 1993 ; Fienup-Riordan 1994).

Cette culture matérielle, constituée notamment par des équipements de chasse et des outils domestiques, vont de pair avec tout un univers de connaissances techniques, d’histoires, de cosmologies, de valeurs, de codes moraux, sociaux et esthétiques, de narrations, de mythes et d’expériences transmises et évoquées à travers les mémoires personnelle et collective ; lesquelles sont partagées, enseignées, et parfois même débattues et contestées par les membres de ces collectivités. Par exemple, afin d’être pratiquées efficacement, les techniques de chasse et de fabrication de vêtements (activités traditionnelles clées chez les hommes et les femmes des régions arctiques et subarctiques), doivent être avant tout communiquées entre les individus et les générations tant par la parole que par les gestes. Les traditions orales associées à la culture matérielle jouent un rôle crucial dans la vie et la survie de ces gens : les actes de communication à l’intérieur d’un réseau de relations sociales qui incluent les liens avec le peuple animal, constituent les forces centrales de production dans le contexte d’une économie de chasse (Ridington 1999 : 169). Les individus construisent leurs identités et leurs

relations sociales à travers les mots et les actions, et ils font tout ceci avec les objets qu’ils fabriquent, utilisent et exhibent.

Ceci étant dit, dans les milieux muséaux et urbains contemporains dont il est ici question, lorsque seuls les objets subsistent, c’est-à-dire lorsqu’ils sont isolés de leurs contextes historique, social et culturel, ce principe opère toujours, mais cette fois-ci de façon inverse : les connaissances technologiques, gestes et savoir-faire techniques, récits et souvenirs émergent à la vue et au contact des objets. L’anthropologue Ann Fienup-Riordan, qui a longuement travaillé avec les Yup’ik de l’Alaska, en a fait l’expérience en invitant des aînés yup’ik à commenter des collections dans divers musées en Amérique du Nord et en Europe (Fienup- Riordan 1998, 2005, 2007 ; Fienup-Riordan et Meade 2005). Les ateliers organisés au Musée McCord sont largement inspirés de son travail et mes observations y font écho. Premièrement, les objets évoquent une diversité de récits relatant des expériences personnelles, sous forme de souvenirs autobiographiques. Il s’agit de narrations, d’anecdotes et d’événements incluant des personnes d’une toute autre époque (parents ou grands-parents) ; des choses qu’ils ont dites ou faites ; des gestes autrefois posés quotidiennement et qui ne le sont plus aujourd’hui ; bref, des vies entières qui n’existent maintenant qu’à travers le processus de remémoration déclenché par la vue et la manipulation des objets du musée. Deuxièmement, les conclusions préliminaires de nos recherches montrent que les objets inspirent également la communication de connaissances et de savoir-faire collectifs qui sont partagés par plusieurs membres d’une communauté. Ce sont généralement des savoirs techniques et des modes de vie connus de tous, mais dont des détails inédits sont ici révélés ou simplement accentués. Ces informations sont principalement exprimées et comparées entre les participants, non pas d’une façon purement didactique, mais plutôt organisée autour des objets. Il faut également noter que les interprètes et accompagnateurs des participants sont généralement d’une autre génération, souvent plus jeune : une transmission des savoirs opère ainsi pendant les ateliers. Par exemple, il n’est pas rare que des membres d’une famille inuit accompagnent des résidents du Module du Nord québécois. Ceux-ci leur posent des questions relatives aux objets, à leur fabrication et à leur utilisation notamment ; et les interprètes de l’Institut culturel Avataq (également inuit) interviennent parfois dans les discussions. Ceci entraîne alors de riches échanges intergénérationnels qui alimentent les discours.

Les ateliers offrent donc aux aînés une occasion de transmettre aux plus jeunes des connaissances, savoirs et savoir-faire ayant trait à un mode de vie du passé nomade, mais dont les traditions ont encore une valeur, un rôle à jouer sur les

plans identitaire, culturel, socio-économique, politique et sur le plan du bien-être en général, ce dont témoignent, entre autres, les recherches de Stevenson (2006) et Searles (2008). Les remémorations suscitées par les objets, ainsi que les récits et les partages d’expériences impliquent non seulement des paroles, mais aussi beaucoup de gestes : les participants montrent constamment par la gestuelle et les mimes comment les objets étaient autrefois fabriqués et utilisés, en se référant souvent à des personnes en particulier. Filmer les ateliers se révèle donc important, afin de conserver la gestuelle comme une source d’information cruciale.

Dans le document Le bien-être et la santé autochtones (Page 111-114)