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L’inviolabilité de la vie privée selon Locke

48. A partir du XVIIème siècle, et bien que des conceptions différentes aient émergé de

cultures chargées d’une Histoire aux facettes multiples, le concept social de vie privée se rattache à peu près unanimement aux notions de secret, d’anonymat et d’intimité.

Au travers de ses œuvres séminales, J. Locke, philosophe anglais qui fut l’un des précurseurs du mouvement des Lumières95, reconnaîtra à la personne humaine l’inviolabilité de ses droits naturels à la vie et à fonder une famille (vie privée), à la propriété et à la liberté.

C’est ainsi que d’après Locke, la condition humaine qui requiert du travail productif et des matières premières avec lesquelles travailler, est source d’une propriété privée96 qui est la prolongation, l’extension, de la propriété de la personne.

L’homme jouit d’un droit de propriété exclusif de son corps, en qualité de seul et unique propriétaire de sa vie et de ses biens. Il devient également propriétaire de la partie du bien commun qu’il a modifiée par l’empreinte de son travail. Le fait de prélever ainsi une partie d’un bien commun constitue le début de la propriété. Sans cela, le bien commun n’a aucune utilité97 et l’appropriation de cette partie du bien commun ne requiert pas le consentement express de tous

93 R. ETIENNE « La vie quotidienne à Pompéi » (1976) Ed Famot ; P. VEYNE « La Vie privée dans l'Empire romain » (2015) Ed. Points Histoire

94 M.T. CICERON « Œuvres complètes traduites en français », le texte en regard. Librairie F.-I Fournier Paris 1818 95 Le mouvement des Lumières, qui à son origine, dans la seconde moitié du XVIIe siècle avait pour objectifs essentiels l’éradication de l’obscurantisme et de l’arbitraire qui sévissait de manière pesante, s’est étendu au XVIIIe siècle dans toute l’Europe pour aboutir à un profond renouvellement de la pensée philosophique dont les aboutissements essentiels seront une remise en cause des croyances et de l’intolérance par la raison et la science. 96 « The condition of human life, which requires labour and materials to work on, necessarily introduces private possessions » J. LOCKE 1680 « The two treatise of Government » 1680 Of civil Government, book II, Of property §35 (Vol4 p358 de l’œuvre complète de J. Locke en 9 volumes, 1824, C. Baldwin Printer, New Bridge Street London) 97 « We see in commons, which remain so by compact, that it is the taking any part of what is common, and removing it out of the state nature leaves it in, which begins the property ; without which the common is of no use. » Ibid §28 (Vol4 p354 de l’œuvre complète de J. Locke en 9 volumes), 1824, C. Baldwin Printer, New Bridge Street London)

ceux qui en jouissent98. Bien entendu, l’appropriation du bien, pour avoir le caractère légitime

auquel il doit répondre, ne doit causer aucun préjudice et ne pas priver pas les autres de la même possibilité d’en exploiter les ressources99.

De même, aucune immixtion, ou ingérence dans les biens civils personnels d’autrui ne peut être justifiée parce qu’il appartient à une autre paroisse ou parce qu’il a une autre religion ; les droits de l’Homme citoyen sont inviolables100.

Étroitement associé au concept de liberté, l’intérêt privé ne doit cependant être sacrifié à rien qui ne soit pas dans l’intérêt manifeste du public101 et aucun particulier n’a le droit de diminuer en aucune manière que ce soit les biens civils d’un autre.

On retrouve aussi dans les écrits de Locke un éventail de mentions qui traduisent l’importance qu’il attribuait au respect de la vie privée que ce soit dans le cadre de situations concernant l’identité personnelle102, la confidentialité de certaines informations103, ou des conversations

privées104.

98 « And the taking of this or that part does not depend on the express consent of all the commoners. Thus the grass my horse has bit; the turfs my servant has cut ; and the ore I have digged in any place, where I have a right to them in common with others; become my property, without the assignation or consent of any body. The labour that was mine, removing them out of that comnon state they were in, hath fixed my property in them. » Ibid §28 (Vol4 p354 de l’œuvre complète de J. Locke en 9 volumes,1824, C. Baldwin Printer, New Bridge Street London)

99 « Nor was this appropriation of any parcel of land, by improving it, any prejudice to any other man since there was still enough, and as good left ; and more than the yet unprovided could use ». Ibid § 33 (Vol4 p356 de l’œuvre complète de J. Locke en 9 volumes, 1824, C. Baldwin Printer, New Bridge Street London)

100 « Secondly: no private person has any right in any manner to prejudice another person in his civil enjoyments, because he is of another church or religion. All the rights and franchises that belong to him as a man, or as a denison, are inviolably to be preserved to him ». J. LOCKE 1686, A second letter letter concerning toleration. (Vol5 p17 de l’œuvre complète de J. LOCKE en 9 volumes, 1824, C. Baldwin Printer, New Bridge Street London)

101 « Private men’s interests ought not thus to be neglected, nor sacrificed to any thing, but the

manifest advantage of the public ». §3 J. Locke 1691 Some Considerations of the Consequences of lowering the Interest, and raising the Value of Money. In a Letter sent to a Member of Parliament, 1691

(Vol4 p12 de l’œuvre complète de J. LOCKE en 9 volumes, 1824, C. Baldwin Printer, New Bridge Street London) 102 « Modes, which furnish matter for the whole tribe of abstractions daily made and preserved by such terms as usually serve to denote them : whether appellatives, in order to distinguish men in their several stations and relations, private or public » J. LOCKE 1769 The essays of human understanding, A defense of Mr. Locke's opinion concerning personal identity (Vol2 p309 de l’oeuvre complète de J. LOCKE en 9 volumes, 1824, C. Baldwin Printer, New Bridge Street London)

103 « But let us leave these mysteries, and come to the historical part, as the principal scope of this discourse; where we shall find, that though the use of the needle was so long since found out, yet either through its being kept private by some few persons at first as a secret of great value, or through the dulness of sailors, at first not comprehending this wonderful phenomenon ; or through fear of venturing too far out of the known shores ; or lastly, out of a conceit that there could not be more habitable world to discover » J. LOCKE. 1704 The whole history of navigation from its original to this time. (Vol9 p377 de l’œuvre complète de J. LOCKE en 9 volumes 1824, C. Baldwin Printer, New Bridge Street London)

104 « I have so little varied any thing, but only the order of what was sent you at different times, and on several occasions, that the reader will easily find, in the familiarity and fashion of the style, that they were rather the

49. Par l’ampleur « avant-gardiste » de ses écrits, Locke participait activement à une

nouvelle ère de réflexions concernant la vie privée et la vie sociale de l’homme dans la société moderne105 que le siècle des Lumières préparait.

On en retiendra ici quelques faits marquants.

Au même titre que John Locke, Montesquieu est souvent considéré comme un artisan spirituel de l’organisation politique et sociale libérale moderne. Son ouvrage « De l’esprit des Lois »106 aurait inspiré la Constitution des États-Unis du 17 septembre 1787107 et de la Constitution française du 3 septembre 1791.

Montesquieu fut un défenseur du droit civil, dans lequel aucune ingérence du gouvernement ne doit être tolérée sous peine de mettre en danger la propriété des citoyens. « Le premier rôle du

droit moderne est de séparer les sphères de conduites privées des publiques, de régulariser uniquement les dernières et d'organiser des procédures légales afin de protéger les premières »108

.

A la même époque J.-J. Rousseau dans son œuvre « Du contrat social » réaffirme « outre la

personne publique, nous avons à considérer les personnes privées qui la composent, et dont la vie et la liberté sont naturellement indépendantes d'elle »109.

50. Aux forges du temps, se sont dessinés les contours d’une reconnaissance et d’une

protection de la vie privée qui ont conduit à l’émergence de concepts modernes caractérisés par une très grande plasticité des frontières séparant les vies personnelle, publique et privée.

private conversation of two friends, than a discourse designed for public view. » J. LOCKE March 7th 1690 To Eward Clarke of Chipley Esq. Thoughts concerning education. The epistle dedicatory. (Vol8 p7 de l’œuvre complete de J. LOCKE en 9 volumes, 1824, C. Baldwin Printer, New Bridge Street London)

105 W. BLACKSTONE « Commentaries on the Laws of England » (1765-1769) Edition de 1897 en un seul volume Ed West Publishing Co . Cet ouvrage contient des réflexions sur les influences politiques et sociales de J. Locke ; W. PREST « Blackstone and his Commentaries : Bilbiography, Law, History » (2009) Hart Publishing Oxford and Portland Oregon

106 MONTESQUIEU (Charles-Louis de Secondat de La Brède, dit Montesquieu) « De l’esprit des lois » Genève : chez Barrillot & Fils, s.d. [1748]

107 Le projet de Constitution fut adopté 17 septembre 1787 par 39 des 42 représentant réunis en Congrès à Philadelphie.

108 A. M. RABELLO « Montesquieu et la codification du droit privé (Le Code Napoléon) » p 155 RDIC Vol52 N°1- 2000, pp147-156

109 J.-J. ROUSSEAU « Du contrat social ou principes politiques » 1762 Livre II Chapitre IV. Des bornes du pouvoir souverain

Des lois ont été édictées pour protéger les vécus individuels des intrusions extérieures, qu’elles soient d’ordre administrative ou public. Peu à peu, s’est installée l’idée d’un respect de la vie privée et d’une liberté de conscience nécessaires à l’épanouissement social. Peu à peu, l’exercice de la vie privée a constitué un moyen de lutter contre une société de contrôle.

51. Selon H. Arendt, vivre une vie totalement privée, coupée de toute interaction avec le

domaine public et de relation objective, permettant de construire ensemble quelque chose de plus permanent que la vie elle même, signifierait par dessus tout d’être dépourvu d’éléments essentiels à une véritable vie humaine et serait superficielle110. La sphère publique est nécessaire

à la liberté de l’homme.

Mais jusqu’à quel point l’imbrication des mondes public et privé est-elle acceptable ?

Le vocable de « public » désigne ce qui, en étant commun, nous permet de nous rassembler. C’est le lieu public, ouvert à l’échange, la contradiction et le partage qui caractérisent une vie sociale, par opposition au vocable « privé », qui dans son acception étymologique est associé aux notions de dépourvu, manque, retrait, privation. Le domaine privé est celui dont l’accès est restreint.

D’une manière générale, la distinction que l’on peut faire entre les domaines privé et public aujourd’hui, s’apparente à celle qu'on fait entre les aspects de la vie individuelle que l’on souhaite cacher et ceux qui peuvent ou doivent être rendus publiques.

52. L’individualisme grandissant de l’homme au cours des siècles a fertilisé et enrichi le

champ de la vie privée en y laissant s’épanouir et se différencier les concepts de vie personnelle et de vie intime, propres à l’individu, alors que les aspects spécifiques de la vie sociale et professionnelle devenaient des éléments constitutifs du domaine public.

« Il est intéressant de délier le paradigme de l'intime, en le discernant de l'individuel, du privé,

du personnel, du sujet, du soi, du moi, du je, de l'identité (etc.), dans leurs histoires culturelles interconnectées mais distinctes »111 .

110 H. ARENDT « The Human Condition » Second Edition The University of Chicago Press, 1998

111 C. JOUBERT « L’intime du politique : poème, histoire, peuple. » Recueil : « L’Intime et le politique dans la littérature et les arts contemporains » (2011) Université Paris 8 Polart- Poétique et politique de l’art