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2. VERS UN MODELE DE GESTION DES SIGNAUX FAIBLES

2.3. Le processus de management des signaux faibles

2.3.2. L’interprétation

Quasiment juste après avoir détecté le signal, l’acteur tentera de l’interpréter consciemment ou non. La faiblesse, ici, viendra du potentiel informatif brut du signal par rapport aux connaissances de l’interpréteur. Ce signal, alors encore sous forme d’une simple donnée, sera rarement interprété. Généralement il le sera s’il devient récurrent, donc s’il y a d’abord eu une boucle sur la phase de détection de ce signal. La personne qui cherchera à l’interpréter devra le mettre en relation avec un certain nombre d’autres données ou informations, souvent contextuelles, pour lui donner un sens. Cette interprétation peut se faire par l’acteur lui-même ou par un système automatisé. Cependant les systèmes automatisés ont déjà montré leurs limites et nécessitent un apport de base sur les règles à appliquer. Ils sont cependant performants dans d’autres domaines tels que la conception technique. Ils sont généralement présents

dans les entreprises hautement procédurées, et pourraient par exemple être utilisés pour la qualité dans le domaine de la pharmacie.

L’interprétation, lorsqu’elle est effectuée par un acteur, est bien liée aux connaissances de l’individu et à ses capacités cognitives. Comme nous l’avons dit plus en amont les signaux que nous cherchons à prendre en compte peuvent être aussi bien évènementiels que contextuels. La capacité à les interpréter sera fortement liée à l’expertise de l’individu. A titre d’exemple Vaughan (1996), note l’interview de Mc Donald, transcrite du 2 avril 1986 (soit moins de 4 mois après l’explosion de Challenger), où il lui explique que l’interprétation, le sens qu’il donnait à la situation venait du contexte et non d’une information particulière qui d’ailleurs leur faisait défaut :

« We didn’t have any real data, but the presentation says that we know that durometer of the O-ring gets harder with lower temperature. That is just a known fact. We didn’t have actuel data, but we know that elastomers all behave that way. That was part of the presentation. And we said that it may well have been that that was a contributor in some way, that it got colder than we have seen before, therefore the O-ring got harder, and maybe that made it more difficult to seat, and therefore allowed a little bit of gas to go by it before it did. That was our rationale at the time. We had no hard data. » p.159.

Amalberti (1992), note que les humains utilisent une logique naturelle, à la différence des systèmes automatiques qui utilisent une logique formelle. Ils n’appliquent pas d’algorithmes ou de formules, mais des raisonnements qualitatifs. Cette remarque nous renforce dans l’idée qu’il est difficile de créer un système automatique pour gérer automatiquement les signaux faibles. Les liens à faire afin de leur donner du sens sont quantitativement trop faibles. Il faut faire un raisonnement plus qualitatif, plus humain. Et même en allant au-delà des systèmes automatiques, l’humain ne peut pas tout imaginer. Les connaissances sont stockées dans les schémas

« avec un ordre de priorité relié à l’expérience des individus » (p.102). L’interprétation

se remémorer tous les schémas possibles liés à des signaux faibles (ensemble des incidents, anomalies, presque accidents, etc.) cela lui prendrait beaucoup trop de temps et il ne pourrait y arriver. Il ne faut donc pas chercher à maximiser les connaissances d’exemples tous différents avec une multitude d’informations, mais plutôt de favoriser la compréhension globale de la situation afin, ensuite, de donner un sens au signal. Dans sa perception du signal, l’individu doit également faire face au biais de sa perception. Baxter et Ritter (1999) rappellent les trois états dans lesquels peut se trouver une information : son état réel, son état perçu par l’individu et son état dans lequel il voudrait qu’il soit. Cette difficulté d’interprétation a également été soulignée par Vaughan (2001) lorsqu’elle évoque les « signaux mixtes » (p.210). Ils sont d’autant plus difficiles à interpréter qu’ils vont à contresens de l’ensemble des autres signaux. Pourtant une dissonance entre un signal et son contexte reste la marque d’une anomalie. Ce problème peut être illustré avec l’accident de Three Milles Island (TMI) en 1979.

Le 29 mars 1979, à 4h00 du matin une alarme indique à la salle de commande (deux opérateurs présents) que les pompes des générateurs de vapeur sont tombées en panne. Les pompes de secours se mettent automatiquement en marche afin de faire baisser la température du réacteur. Cette opération de sécurité aurait du suffire, pourtant la vanne de pression s’ouvre, signifiant qu’il y a trop de pression dans le cœur du réacteur. La situation parait donc incohérente aux yeux des opérateurs : si les pompes de secours se sont mises en marche, alors la pression et la chaleur dans le cœur du réacteur ne devraient pas augmenter et la vanne de pression ne devrait pas s’ouvrir. A 4h10 l’un des opérateurs se rend compte que la vanne d’alimentation du générateur de pression est en réalité restée fermée par erreur, et l’ouvre aussitôt. Ce qui permet un refroidissement, cette fois-ci efficace du cœur du réacteur. Les vannes de pression se referment automatiquement et tout devrait rentrer dans la normale. Pourtant le niveau d’eau dans le réacteur baisse et l’injection de secours se met en route, d’autres alarmes signalent ces incohérences, les opérateurs n’arrivent pas à interpréter la situation. En réalité, la vanne de pression est à moitié ouverte (elle ne s’est pas complètement refermée), faisant baisser le niveau d’eau dans le cœur du réacteur. Pensant à une erreur de l’une des alarmes, les opérateurs décident d’arrêter l’injection de secours à 4h20, cette action aura pour effet de laisser la température et la pression continuées d’augmenter dans le cœur de réacteur, jusqu’à 5h30 où le réacteur va fondre partiellement. La compréhension de la situation réelle n’arrivera que vers 8h00 du matin, lorsque les opérateurs se rendront compte que la vanne de pression n’est qu’à moitié fermée, entraînant la surchauffe du réacteur.

Si on schématise l’activité de gestion du réacteur, nous nous apercevons qu’il s’agit d’un mode d’organisation assez répandu. Il existe de nombreuses activités où les personnes n’ont pas un vue directe sur les éléments dont elles ont la charge. Nous

de commande distant, ou encore à d’autres contrôleurs comme les contrôleurs aériens ou ferroviaires qui doivent aussi se fier aux données de leur tableau de bord et non à une vue directe sur les avions ou les trains. Les conséquences désastreuses en cas de mauvaise interprétation ne sont pas ici à démontrer. C’est pourquoi, pour la plupart d’entre eux, il existe des boucles de rattrapage. Les contrôleurs aériens travaillent en binômes, les chimistes ont des opérateurs sur ligne vérifiant chaque étape du processus avant de passer à la suivante, les contrôleurs gérants les lignes de métro sont doublés par des automatismes sur les voies ferrées.

Si nous revenons à l’interprétation, pour préciser le regard sur les signaux faibles il faut pouvoir répondre à plusieurs questions :

- Quoi ? Nous avons d’ores et déjà défini les signaux dans les parties « 1.2.2. Les signaux » et « 2.2. Notre définition ».

- Où, quand ? Afin d’interpréter un signal, l’individu doit le replacer dans son contexte pour en exploiter au mieux son sens. S’agit-il aussi d’un signal chronique ou d’un signal ponctuel, est-il fréquent ? Comme nous le verrons dans l’étude de cas n°8, la fréquence du signal a une véritable importance dans la perception des opérationnels.

- Comment ? Comme pour la détection, la manière dont sera interprété le signal sera directement reliée au contexte dans lequel il se trouve, mais aussi liée à la personne cherchant à l’interpréter, à ses capacités cognitives et à sa culture.

- Pourquoi ? A cette question l’interpréteur peut répondre de trois façons. Tout d’abord il ne sait pas, et n’ira pas plus loin. Ensuite il a une idée du risque potentiel. Ou encore il ne sait pas, mais le signal lui parait suffisamment anormal pour tenter de le transmettre.

Cette dernière question nous permet de faire le lien avec l’étape suivante, la transmission. Elle ne pourra donc se faire que si l’interpréteur a une idée du risque potentiel, ou si le signal lui parait suffisamment anormal pour le transmettre.

L’interprétation ne peut se faire sans un contexte dans lequel replacer la donnée. Nous voyons bien que l’interprétation d’un signal faible, dans un environnement complexe, peut difficilement se faire sans l’apport de l’expertise humaine. La construction du sens de la situation nécessite souvent des corrélations pas forcément logiques, mais permettant d’optimiser la mise en perspective des évènements au regard de la sécurité. Face à l’interprétation se posent finalement deux problèmes : celui du comportement et celui des connaissances. Celui du comportement car, rappelons-le, nous travaillons sur les signaux faibles. Signaux en l’apparence peu importants, et, arrivés au niveau de leur interprétation, peu informatifs. Le problème comportemental fera que la personne ne cherchera pas à interpréter les signaux qu’elle aura détectés. Il faut donc chercher à engager les personnes dans une logique de questionnement continu, de remettre en perspective la sécurité de leurs actions à chaque nouvelle information. Les outils pour répondre à ce problème relèvent de la psychologie de l’engagement. Comment amener les gens à faire ce qu’on voudrait qu’ils fassent spontanément ? Joule et Beauvois (1987, 2006) proposent tout un panel d’études, d’exemples et d’illustrations dans leurs ouvrages. Le principe de l’engagement repose sur l’idée d’engagement librement consenti, i.e. la personne doit avoir l’impression d’avoir choisi librement sa position, même si ça n’est pas toujours le cas. Une fois les personnes engagées dans une démarche d’interprétation des signaux faibles, le second problème identifié, comme nous l’avons dit, est celui des connaissances. Une personne nouvellement embauchée aura du mal à interpréter correctement une situation car elle n’aura pas encore les connaissances suffisantes sur son environnement.

De même que pour la détection nous voyons qu’ici les capacités cognitives de l’individu font partie des axes de recherche. La relation entre le signal et son contexte, mais dans une idée interprétative. Finalement l’aspect psychologique se retrouve dans l’idée d’engagement des individus dans la recherche d’interprétation. Là encore nous verrons en détail les avancées déjà effectuées dans ces domaines, pouvant être utiles à notre recherche dans le chapitre suivant.