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L’intégration progressive du groupe (sociogramme n°1)

JC Aurore Laurent JB Hervé Alexandre Alexandre JC JB Hervé Laurent Aurore

D'un côté Alexandre apprend à connaître Hervé. Suite à son premier mouvement de recul, il a tenu à lui montrer qu'au sein de la Junior Entreprise, comme dans diverses autres associations de l'école, il occupait une position de premier rang. Il ne veut pas passer pour un individu insignifiant. Et puis les deux élèves partagent un grand intérêt pour l'internet et s'envoient les fruits de leurs déambulations nocturnes -quand ils ne s'échangent pas quelques mails tardifs pour commenter telle ou telle réunion. Cette alliance permet donc de briser la frontière séparant les admis sur titre des admis après classe préparatoire.

D'un autre côté, JB et JC travaillent ensemble à développer l'idée de JB pour un projet visant les professeurs de langue. JC a en effet trouvé une piste pour obtenir une subvention de l'Union Européenne et ils s'affairent à préparer un dossier convaincant. Tous deux s'entendent qui plus est pour fêter copieusement leur admission et se retrouvent dans nombre de soirées dans et hors de l'école. JC est particulièrement présent au sein de celles-ci et n'hésite pas à entraîner son nouveau compagnon. Petit personnage sec et hirsute, il a intégré l'école de commerce après quatre années d'études littéraires -dont deux en classe préparatoire. Refoulant totalement ce passé hasardeux, il adhère violemment aux valeurs de l'école de commerce et n'hésite pas à brandir son nouveau téléphone portable en toute situation, se laissant l'autre main pour saluer à la hâte les amis de passage. Cette conversion brutale le pousse à se réaliser dans le projet entreprendre : tout étudiant d'école de commerce se doit d'être entreprenant ; donc JC est entreprenant. Il s'efforce de dynamiser au mieux le projet en montant le dossier de subvention pour l'Union européenne. Quelque peu aidé par JB qui y voit un partenaire de choix pour appuyer l'idée d'un échange entre professeurs. Leur contre-projet prend donc tournure et influence quelque peu les autres membres Inter-lang

Quels sont les atouts de ce contre-projet ? Il est déjà plus rassurant car moins ambitieux. Le projet de JB renvoie à des réalités plus familières à la plupart des étudiants. Assez éloigné du principe de P2P d’Inter-lang, il propose de faire intervenir des professeurs de langues pour des pratiques plus scolaires. Cette familiarité rassure donc. Et ce d'autant plus que JB et JC jouent le jeu de l'école et ont récupéré le dossier de présentation du projet que l'on doit faire valider par l'administration. Ils s'inscrivent donc directement dans le cadre scolaire et n'affichent pas d'ambitions démesurées. Ce qui est moins motivant pour la plupart des membres, mais aussi plus rassurant. Enfin et surtout, la perspective d'une subvention par l'Union Européenne qui est clamée haut et fort ne manque pas de faire un certain effet sur Laurent et Aurore. Bien qu'incertaine, elle est suffisamment motivante pour éveiller leur attention.

Les bruits de couloirs préparent donc une quatrième réunion houleuse. Il va falloir que les deux projets élaborés et solidifiés séparément se confrontent enfin. De ce choc des conceptions devrait jaillir la décision finale.

Un lent enlisement (quatrième réunion)

Et bien non. La quatrième réunion n'est pas plus fructueuse que les précédentes : on s'y enlise, patine et finit par glisser complètement hors de propos. C'est Laurent qui, ce coup-ci, est absent. Le groupe se réunit donc à cinq au centre documentaire de l'école et débat âprement. Les altercations et éclats de voix ne tranchent pas avec l'ambiance du centre documentaire : nos conversations se fondent au contraire dans le brouhaha ambiant. Il ne s'agit pas véritablement d'une vaste bibliothèque silencieuse où les chercheurs se perdent des heures durant dans des lectures ouatées. C'est au contraire un petit espace confiné où tous se bousculent pour avoir accès aux ordinateurs neufs, se saluent bruyamment en travers de l'unique pièce et mènent de vive voix les travaux de groupes exigés par l'école. Le projet Inter-lang est donc bien à sa place dans le centre documentaire. On s'entend pour en faire notre lieu de rencontre.

Voici un premier accord qui permet de faire retomber l'énervement. Après quelques minutes de vains débats anarchiques, il fallait bien se retrouver sur un point d'entente. On repart aussitôt dans une tempête de mots pour savoir comment remplir la feuille à remettre à l'administration. On s'entend sur le nom du projet et ses idées principales : le site internet et la complémentarité linguistique. Il est par contre impossible de définir bien précisément le public visé, le commanditaire, les étapes de notre projet... Chacun a plus ou moins son idée et ne se rallie qu'avec crispation à celle d'un autre. Hervé propose de faire la promotion de son site, avec éventuellement quelques modifications au préalable. Il appuie ces propositions d'un contact avec le site www.commevous.fr qui accepterait d'être commanditaire. Alexandre le suit, avec toutefois des exigences assez fortes quant à l'ampleur des modifications à appliquer au site. JB et JC ne démordent pas de leur contre-projet d'échange entre professeurs qu'ils appuient de leur dossier de subvention en cours. On ne parvient donc qu'à noter des vagues généralités, plus ou moins contradictoires, sur la feuille de description du projet.

Pour une dernière question, cependant, l'accord sera fait. Alexandre propose en effet que Mme Witte, responsable du département de langues de l'école, soit notre professeur pilote. Il lui en a déjà parlé et elle lui a dit être d'accord. Personne n'ayant d'objection à formuler contre cette proposition, la case réservée au nom du professeur pilote est remplie

sans débat aucun. Un accord de façade clôture donc la réunion. Ce sera aujourd'hui JB qui se chargera d'en faire le résumé et de nous l'envoyer sur la liste -choix déterminant s'il en est.

Un soubresaut d’émulation (cinquième réunion)

En effet, l'écriture du compte rendu des réunions permet d'orienter considérablement la mémoire collective Inter-lang Personne ne peut s'opposer à ce que JB, lors de la réunion suivante, lise son compte rendu en affirmant clairement : "on s'était mis d'accord sur...". Au premier projet présenté par Hervé s'oppose clairement le contre-projet de JB, qui s'appuie sur un dossier de subvention fréquemment mis en avant. Ce dossier s'est déjà immiscé dans la feuille de présentation à l'administration et il est maintenant mis en avant comme point d'accord de la réunion précédente. Hervé, stimulé par cette nouvelle attaque et obligé d'aller de l'avant pour se défendre, brandit à nouveau le contact récent avec la start-up

www.commevous.fr. Dans la droite ligne de la vague médiatique américaine du P2P, l'entreprise se vante d'être un moteur de recherche de personne généraliste. Hervé leur a adressé un mail pour leur proposer de s'affilier à leur site et la start-up a accepté d'être le commanditaire Inter-lang

Cette nouvelle attaque a donc produit une émulation positive. Le problème étant cependant qu'aucune des deux propositions, ni le projet renforcé d'Hervé, ni le contre projet de JB, ne fait l'unanimité. On reproche au premier de ne pas proposer de subvention, au second d'être un peu limité dans ses ambitions. La feuille de présentation à l'administration, qui n'a pas encore été remise, est à nouveau posée au centre de la table. Alexandre, profitant de l'affaiblissement du projet d'Hervé, tombe d’accord avec JB et réussit à faire passer l'idée de se centrer sur la construction du site –sa volonté initiale. Il réussit finalement à faire admettre ce qu'il s'était gardé depuis la deuxième réunion. Plusieurs idées sont donc lancées dans cette voie qui semble être celle du compromis. Adhérant au projet sans le remettre en cause, chacun y va de son idée pour refaire le site selon ses envies. On ne se soucie que bien peu de la faisabilité des propositions et de la faiblesse des compétences techniques de l'équipe : l'ambiance est passée tout d'un coup à l'innovation et le groupe fusionne dans cette tâche. La dimension temporelle est-elle aussi mise entre parenthèse : la fin de l'année paraît infiniment loin et l'on pense pouvoir tout réaliser d'ici là -illusion facilitée par les méconnaissances techniques. Il n'y a donc pas véritablement une représentation linéaire du temps avec des activités de durée déterminée s’insérant successivement en son sein. Tout est accepté en vrac et l'on prend la réussite comme allant de soi. La charge affective qui est portée sur le projet est

peut être la raison de cette non perception des contraintes temporelles. Comme en ce qui concerne le sacré ou les temporalités festives (Eliade, année ; Caillois, année), le temps est chargé émotionnellement au point de se dilater à l'infini et de devenir invisible aux consciences de chacun.

Les idées fusent et on ne note finalement que bien peu de choses. Au sortir de cette réunion le groupe est excité à l’idée de ce qu’il a entrevu : il a l’impression que des choses intéressantes peuvent être réalisées. Rien n’est cependant arrêté. Fort de cette nouvelle entente, il est donc décidé de se retrouver rapidement avec les mêmes propositions, que chacun aura soin de mettre par écrit.

Mise à mal du projet initial (sixième réunion)

La séance de brainstorming de la réunion précédente a généré une émulation collective. Hervé est content de voir ce regain d’unité dans un groupe qui n’en finissait pas de tergiverser. Avant de s’attabler pour la sixième rencontre, il est donc heureux de faire part aux autres membres de la nouvelle adresse du site (www.inter-lang.fr.fm) : Clément vient de déplacer les fichiers pour les mettre chez un hébergeur plus sûr. Qui plus est, une discussion téléphonique avec le président de la start-up commevous a laissé entrevoir une possible fusion des bases de données. Ce sont donc de bonnes nouvelles qui s’annoncent.

Pourtant, dans les couloirs, ses regards ne trouvent aucun point d’appui et il a du mal à susciter des réponses enthousiastes. A l’entrée de la salle, plusieurs sourires en coin se perdent à la commissure des lèvres. Tous s’asseyent en silence. Il est aujourd’hui décidé que Laurent serait le président de la séance ; et qu’Hervé en serait le secrétaire. Alexandre et JB s’entendent fort bien et le groupe paraît en effet très soudé depuis la réunion précédente. Chacun peut répéter ce qui avait été dit et Alexandre, Laurent, Aurore, JC et JB s’entendent sur plusieurs axes principaux : il faudra faire un site d’e-learning permettant l’apprentissage des langues en ligne. Ainsi on mettra au point des dossiers culturels sur chaque pays, on proposera des jeux linguistiques interactifs et on offrira aux professeurs de lycée et collège la possibilité de faire faire des échanges linguistiques à leurs élèves.

Aujourd’hui non plus les modalités de réalisation d’un tel programme ne sont pas précisées. Et quand Hervé insinue que Clément ne sera sans doute pas capable de réaliser ce site ambitieux, on lui rétorque que l’on pourra toujours faire appel à une agence pour pallier les difficultés techniques. Avec quel argent ? Celui de la subvention. Mais l’heure n’est pas du tout à discuter : les suggestions d’Hervé ne trouvent aucun regard sur lesquels s’appuyer.

Dès qu’il veut accrocher l’attention de quelqu’un, les yeux s’éparpillent ou des jeux de contre regards à deux se mettent fugitivement en place. Bien entendu les jeux de parole suivent les jeux de regards : les premiers encadrent les derniers. C’est comme si les regards étaient les canaux par lesquels s’écoulent les paroles. Hervé ne peut s’opposer à personne puisqu’il n’a personne sur qui s’appuyer. Par un effet d’offre et de demande de sociabilité (cf le schéma : Les appuis spatiaux de la sociabilité), il lui est impossible de tenir tête à qui que ce soit puisqu’il est socialement déficitaire dans cette situation. Parce que personne n’accepte de le soutenir d’un regard, il ne peut critiquer personne. Ceci supposerait en effet qu’il puisse se réconforter sur un regard ami lors de l’opposition. Il est donc bloqué : il ne peut s’adresser à personne en particulier ; et il ne peut plus s’adresser, a fortiori, à chacun à tour de rôle, voire au groupe en son ensemble.

Par contre les autres membres s’échangent de nombreux regards de soutien et de nombreuses paroles. Le consensus est donc rapidement fait. D’autant plus facilement que chacun dicte à tour de rôle ses idées à Hervé en charge du secrétariat de la réunion. Et là, par contre, le groupe se montre bien concentré. Pendant les séances de dictée, les regards de tous convergent en effet vers un seul point, Hervé qui a les yeux baissés sur sa feuille. Comme prisonnier d’une cage de regards, il sent combien est surveillée son activité de mise par écrit des décisions du groupe. Il n’est pas question de se servir de cette position de secrétaire pour filtrer les informations qui l’arrangent le plus : il est étroitement contrôlé et doit marquer exactement ce qui lui est dit.

Ainsi une même tablée circulaire, un même lieu, peut être utilisé bien différemment par un groupe (cf Yves Winkin, année). Il détermine, littéralement, un espace des possibles. En effet, le groupe se sert des ressources de cet espace pour mettre en œuvre telle ou telle règle de comportement. Ainsi, ici, il peut profiter de la disposition circulaire des chaises pour faire porter toute son attention sur un point focal vers lequel convergent tout les regards. Mais le groupe peut aussi ne pas tirer parti de cette possibilité et rester sur des regards éparpillés, qui refusent toute attention commune.

Groupe dispersé versus groupe concentré