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CHAPITRE 1. POLITIQUE PUBLIQUE, TERRITOIRE ET EXPERTISE : ELEMENTS

2. Les formes de territorialisation et les modes d’action publique

2.3. L’institutionnalisation de la négociation

Dans le modèle d’institutionnalisation de l’action collective, l’adaptation des actions publiques aux particularités territoriales se construit sur un principe de négociation.

Pour contrer une dissociation sans cesse grandissante entre les territoires et les problèmes de gestion des affaires publiques les pouvoirs publics mettent en place des procédures pour favoriser la rencontre et l’ajustement entre des acteurs porteurs d’intérêts territoriaux parfois divergents. Les formes d’arrangements cachées qui s’instauraient entre l’administration et les élus dans le modèle de la régulation croisée laissent place à ce que Alain Faure nomme une « coopération obligée » (FAURE A., 2002).

Dans cette forme d’arrangements l’ensemble des acteurs locaux sont invités à participer. Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig mettent en avant l’idée d’une institutionnalisation de la

négociation (DURAN P., THOENIG J.C., 1996). Pour ces auteurs, l’institutionnalisation de la négociation rend compte d’un démocratie administrative, par contraste à une démocratie politique. C’est l’Etat qui, à travers son système administratif, mobilise des acteurs tiers dans la construction des actions publiques pour, d’une part, pallier les critiques d’une politique publique technocratique et, d’autre part, tempérer la maîtrise normative des élus locaux des décisions politiques.

Les politiques constitutives sont destinées à structurer des modes d’échange. Pour cela, le nombre d’acteurs appelés à participer à l’action publique est élevé et variable car la scène sociale est ouverte (LASCOUMES P., 1997). Le système d’action collective n’est pas strictement cadré. La négociation s’étend à des acteurs diversifiés souvent novices dans la conduite des affaires publiques mais qui se mobilisent et se rejoignent dans une logique territoriale ou de proximité commune. La mise en place d’une action collective institutionnalisée ouvre la voix de la négociation à des interlocuteurs autrefois peu reconnus sur la scène politique (certaines associations par exemple) (BLATRIX C., 2000). Dans ce contexte, la centralité de l’Etat s’efface et les pouvoirs publics deviennent un acteur parmi d’autres dont la seule spécificité est leur capacité à institutionnaliser la négociation (FAURE A., 2002). Dans certains domaines tels que l’environnement et notamment dans la gestion des risques, parler de négociation reste un sujet sensible. Les risques sont depuis longtemps perçus comme des réalités objectives, des objets en soi. Encore à l’heure actuelle pour les services de l’Etat l’idée même de négocier, de trouver des compromis sur un sujet a priori indissociable d’une nécessaire objectivation reste inacceptable (GILBERT C, 2003). Pour eux, seule la définition rationnelle, scientifique du risque doit guider les actions publiques. Néanmoins, les mentalités évoluent et pour certains acteurs l’idée de négocier les risques, aussi bien pour la définition de l’aléa que celle de la vulnérabilité, fait parti intégrante de la politique de gestion des risques. Compte tenu de l’évolution actuelle des modes d’action publique, la gestion territorialisée des risques suppose de trouver des compromis, des arrangements entre d’une part les grandes orientations nationales et les expériences locales. Vidal- Naquet estime que pour avoir une gestion territorialisée des risques il faut que « le risque puisse être

objet de discussion et un objet de politiques publiques » (DECROP G., VIDAL-NAQUET P.A. 1998).

Pour dépasser la définition et les modalités de gestion des risques proposées par les pouvoirs publics, il est nécessaire de débattre ouvertement de la notion de risque en le resituant autour d’un territoire et de ces particularités locales. L’ouverture des négociations locales sur le risque abouti à des questionnements sur la validité des mesures nationales engagées pour gérer le risque et sur leur possibilité d’adaptation et d’application sur le terrain. C’est précisément cette remise en cause de l’adéquation des politiques nationales au niveau local que permettent de mettre au centre des débats les questions de territorialisation de l’action publique. L’affirmation de l’importance du local par l’intermédiaire des négociations trouble l’ordre établi par le schéma classique centralisé et de ce fait dérangent certains acteurs encore convaincus que l’élaboration des politiques publiques se fait au niveau central (DECROP G., VIDAL-NAQUET P.A. 1998 ; GILBERT C, 2003).

2.3.1. Une action publique délibérative

L’adaptation des mesures politiques au contexte local passe par une action publique délibérative fondée sur l’information et la consultation.

Dans les politiques procédurales, le système n’est pas basé sur un interdépendance verticale mais sur la recherche d’un ajustement mutuel entre les différents groupes concernés. La prise de décision ne relève plus d’un schéma linéaire où il y aurait un décideur pour une solution mais nécessite une collaboration entre acteurs et entre compétences. La définition des problèmes ne se fait plus au niveau central mais par le bas à partir des territoires locaux. L’Etat ne peut plus gérer les affaires publics seul, il a besoin de coopérer non seulement au niveau central mais aussi au niveau local avec d’autres compétences que les siennes. Les acteurs locaux se voient offrir des tâches diversifiées dans la mise en œuvre de l’action publique mais aussi dans son élaboration et notamment dans la définition des problèmes publics. Depuis une vingtaine d’années, l’information et la consultation sont devenus des instruments privilégiés d’action publique. Pour Pierre Lascoumes c’est le signe d’une nouvelle technologie politique qui se met en place, dans laquelle « la mise en visibilité et en débat n’est plus considérée comme une menace pour l’exercice du pouvoir mais,

au contraire, comme une de ses conditions de possibilités » (LASCOUMES P., 1997). Selon cet auteur, le

développement de démarches délibératives met fin aux « pratiques opaques de l’administration » en ouvrant l’exercice du pouvoir à une « mise en visibilité des incertitudes » par la confrontation d’intérêts multiples.

L’émergence d’un modèle d’action publique délibératif prend forme au sein d’un changement de nature des problèmes publics qui sont désormais plus transversaux et plus collectifs. Les questions relatives à l’environnement, à l’aménagement du territoire où encore à la gestion de l’eau illustrent parfaitement cette nouvelle dynamique de la nature des problèmes publics. Pour Patrice Duran et Jean-Claude Thoenig, ces domaines d’action sont complexes et mal structurés car ils recouvrent « des enjeux multiformes, engagent des acteurs multiples et mobilisent des savoir-faire

nombreux» (DURAN P., THOENIG J.C. 1996). La complexification des problèmes conduit à la

production de cadres de délibération plutôt qu’à l’affirmation de principes uniques (LASCOUMES P., 1997). Leur résolution nécessite une coopération entre acteurs. Selon Pierre Lascoumes, la confrontation de l’action collective à des enjeux marqués par des controverses a conduit à valoriser, aux côtés des instruments normatifs habituels, des modes d’action basés sur la coopération; lesquels sont sensés permettre une meilleure adaptation du processus de décision à la complexité des enjeux à traiter. La politique d’information sur les risques environnementaux, illustre parfaitement la mise en œuvre d’un modèle délibératif dans le traitement des problèmes publics. Pierre Lascoumes a identifié trois étapes dans le processus d’institutionnalisation des activités d’information sur les risques (LASCOUMES P., 1997). Se sont accumulées des pratiques assurant une information passive (organisation d’un droit d’accès sur demande), puis des pratiques générant une information active (organisation d’un devoir de dire) et enfin des procédures de construction collective de l’information à travers des Commissions Locales d’Information (CLI). Pierre Lascoumes associe l’institutionnalisation de l’information dans le domaine de la gestion des risques à une remise en question des formes classiques d’expertise. Pour lui, la politique d’information sur les risques permet, d’une part, de faire évoluer l’asymétrie entre gouvernants et gouvernés par un renforcement des pratiques démocratiques, et d’autre part,

de renouveler les conditions d’acceptabilité sociale des mesures liées à l’aménagement des zones à risque.

2.3.2. Les forums hybrides

Les politiques constitutives reposent sur un principe de coopération obligatoire. La construction de réseaux d’échanges devient donc une priorité dans la recherche de solutions aux problèmes publics. Pour Pierre Lascoumes, l’action publique contemporaine est actuellement marquée par la diffusion de « forum délibératifs stabilisés » plus communément appelés « forums hybrides »

(LASCOUMES P., 1997). Entendu par Pierre Lascoumes, comme « un espace d’inventaire et de

confrontation territoriale », le forum est un instrument privilégié par les pouvoirs publics pour

prendre en compte les diversités territoriales dans l’analyse de l’action publique (LASCOUMES P., 1997). L’implication concrète des acteurs locaux dans la définition des problèmes, dans l’expertise et dans la prise de décision s’inscrit dans une régulation par le bas de l’action publique. La territorialisation des décisions publiques se fait à travers la mise en commun d’intérêts et d’enjeux divers et la recherche d’un compromis se fait à tous les stades du processus de décision. Les forums hybrides sont présentés comme de véritables instruments d’action publique délibérative, néanmoins Pierre Lascoumes met en garde sur une vision universaliste de ce mode d’action publique. Pour lui, bien qu’étant sans conteste une avancée dans le sens d’une co- construction des politiques publiques, les forums hybrides ne garantissent en rien l’acceptabilité des décisions qui s’épanouissent au sein des forums, ni à l’inverse une consultation démocratique des populations concernées.

En résumé, deux grands modèles de territorialisation apparaissent dans l’étude des modes d’action publique.

L’analyse des politiques publiques de type normatif rend compte d’une forme d’adaptation des mesures politiques au contexte local qui repose sur un mécanisme d’arrangement entre deux acteurs : les représentants de l’Etat et les collectivités locales. Les modes d’action publique normatifs sont caractérisés par une bipolarisation des acteurs de l’action publique : l’Etat et les élus locaux. La gestion des actions publiques locales est prise en charge par l’Etat. Le territoire local et ses représentants n’étant alors qu’un support d’action aux décisions de l’administration centrale. Dans ce contexte, la territorialisation des actions publiques prend la forme de négociations croisées entre les collectivités locales et les services de l’Etat. Les négociations permettent aux services de l’Etat de procéder à des ajustements en aval de la procédure de façon à avoir l’assentiment des élus locaux sur les décisions prises. Les arrangements locaux qui se créent lors des négociations reposent sur une prise en compte des spécificités sociale, économique, géographique…des territoires. Les institutions locales jouent le rôle d’intermédiaire pour faire part aux services de l’Etat des différents enjeux territoriaux en présence.

D’autres formes de territorialisation apparaissent dans l’étude des politiques publiques procédurales. L’adaptation des mesures politiques au contexte local repose sur une institutionnalisation de l’action collective. Ce modèle propose de nouvelles formes de territorialisation qui se traduisent par le développement d’activités de participation et de négociation. L’adaptation des actions publiques aux contextes locaux

passe par la création d’un cadre participatif et ce dès le début de la procédure. La participation des acteurs locaux, élus et société civile, a pour ambition d’intégrer les enjeux territoriaux et les spécificités locales des territoires dès le début de la mise en œuvre des actions publiques. Le mode de gouvernement est basé sur la recherche d’un ajustement mutuel entre les différents groupes concernés, société civile compris. Les activités d’information et de consultation deviennent alors des instruments privilégiés pour ouvrir le débat aux différentes parties en présence et prendre en compte l’ensemble des composantes territoriales. A cette action publique délibérative s’ajoute un principe de négociation auquel l’ensemble des acteurs locaux ( élus et société civile) est invité à participer. Des procédures de négociations sont mises en place pour favoriser les discussions et les arrangements entre des acteurs diversifiés qui se mobilisent dans une logique territoriale commune.