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L‘instinct sensible et le sauvage

2. CHAPITRE DEUXIÈME : L'ESPRIT CRÉATEUR CHEZ SCHILLER

2.3 Rationalité versus sensibilité

2.3.1 La dualité entre les instincts formel et sensible

2.3.1.2 L‘instinct sensible et le sauvage

La figure du sauvage se situe à l‘opposé de celle du barbare. Contrairement à l‘instinct formel, qui ne s'intéresse pas à la vie naturelle, l'instinct sensible est constamment à l‘affût de la diversité du monde sensible. La sensibilité, ou instinct sensible, reçoit les informations des sens et des sentiments. Passive, elle est la faculté de sentir. Son objet est le monde, ou la vie, c‘est-à-dire tout ce qui peut être perçu par les sens dans le moment présent : « all material existence and all that is immediately present in the senses169 ». L‘instinct sensible capte les sensations (physiques) et les sentiments (émotionnels). Les sensations réfèrent aux cinq sens alors que les sentiments se rapportent à la condition de l‘âme consciente d‘un changement, bon ou mauvais, se produisant en elle : « that condition of my soul where it is itself conscious of betterment or a change for the worse170 ». Jusqu'ici, être guidé par l'instinct sensible consiste à ressentir, percevoir et être mû par ses émotions.

Le sauvage représente la personne qui se laisse exclusivement guider par l‘impulsion sensible et dont la vie n'est que la suite de ses sensations et de ses sentiments. Par exemple, dans The Robbers, Karl Moor, le frère de Franz Moor, est très émotif : il cède facilement à l‘enthousiasme, à la colère, au désespoir, au ravissement, etc. Lorsque Franz

166 Schiller, F. Letters Upon The Aesthetic Education of Man, IV, dans Essays, Aesthetical and

Philosophical, p.34.

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« To be apt and ready to raise himself from the narrow circle of the ends of nature, to rational ends ». Schiller, F. Letters Upon The Aesthetic Education of Man, XXIII, dans Essays, Aesthetical and

Philosophical, p.95.

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Schiller, F. On Grace and Dignity, dans Essays, Aesthetical and Philosophical, p.195.

169 Schiller, F. Letters Upon The Aesthetic Education of Man, XV, dans Essays, Aesthetical and

Philosophical, p.68.

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complote contre lui et leur père, Karl est dépassé par les événements. En proie à toutes les émotions, il devient fou de rage, ce qui le rend instable, irascible, hors de lui. L‘influence des passions le perd : l'éruption de ses sentiments débordants le rend capable des plus grands crimes. Dès lors, il ne fait plus que subir les événements. Schiller décrit Karl comme « a great, misguided soul, endowed with every gift of excellence; yet lost in spite of all its gifts171 »! Suivant cet exemple, la figure du sauvage désigne une personne emportée par la vague du changement, qui n‘est rien de plus que le monde qui s‘imprime sur lui172. L'être sauvage est sensible à tout, mais il n'établit rien par lui-même.

Qui plus est, la pensée du sauvage est pleine de croyances et d‘illusions, du fait de son imagination florissante et dominante. Le sauvage « prefer[s] this twilight of obscure ideas, where the feelings have more intensity, and the imagination can at will create convenient chimeras, to the rays of truth which put to flight the pleasant illusions of their dreams173 ». Il préfère les idées liées au plaisir, envoûté qu‘il est par les sensations agréables. L‘imagination, tout en servant cette cause, permet aussi le rêve, dans lequel les émotions et les désirs se manifestent davantage. À l‘instar du barbare, le sauvage jouit d‘une liberté sans borne, mais la sienne repose sur l‘autonomie de l‘imagination (plutôt que de la raison) et sur la licence des sentiments (plutôt que des principes). Dans les

Philosophical Letters, le personnage de Julius, avant d'adopter la philosophie rationaliste

que lui propose son correspondant Raphaël, s'appuyait sur des croyances criardes, voyantes :

I have found a lost memorandum written down in those happy hours when I was inspired with a proud enthusiasm. But on looking over it how different seem all the things treated of! My former views look like the gloomy boarding of a playhouse when the lights have been removed. My heart sought a philosophy, and imagination substituted her dreams. I took the warmest for the truest coloring174.

171 Schiller, F. The Robbers, Advertisement to The Robbers (1781), dans Complete Works of Friedrich

Schiller, Early Dramas, vol.2, p.138.

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Le sauvage s‘inscrit dans le monde à un point tel qu‘il ne s‘en dissocie plus : « So long as he only feels, wishes, and acts under the influence of desire, he is nothing more than the world, if by this word we point out only the formless contents of time ». Schiller, F. Letters Upon The Aesthetic Education of Man, XI, dans Essays, Aesthetical and Philosophical, p.59.

173 Schiller, F. Letters Upon The Aesthetic Education of Man, VIII, dans Essays, Aesthetical and

Philosophical, p.48.

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Sa conversion au rationalisme lui fait voir qu'antérieurement, son imagination jouait le rôle de sa pensée. Or, c'est précisément ce qui caractérise la figure du sauvage de Schiller. Le sauvage méprise les principes et est, pour cette raison, prédisposé à transgresser les règles, tant celles de la raison que celles de la société175. Pour lui, les principes ne peuvent pas faire justice à la diversité naturelle.

En somme, la figure du sauvage représente l'exclusion de la rationalité. Sa pensée, à l'image de son action, ne différencie pas la fiction de la réalité, le vrai du faux. Son caractère désordonné est dû au fait que, selon Schiller, « it is far more difficult to give up an interest in feeling than one connected with the understanding176 ». La vie sauvage consiste à suivre le cours des événements, à se laisser influencer par ses désirs et ses impressions.