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Le défi de la pensée créative en philosophie pour les enfants

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Academic year: 2021

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Le défi de la pensée créative en Philosophie pour

les enfants

Mémoire

Nadia Beaudry

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

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Le défi de la pensée créative en Philosophie pour

les enfants

Mémoire

Nadia Beaudry

Sous la direction de :

Thomas De Koninck, directeur de recherche

Michel Sasseville, codirecteur de recherche

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RÉSUMÉ

La pensée créative est au cœur de la pratique de la philosophie en communauté de recherche. Pratiquement absente de la littérature entourant cette pratique, il est nécessaire de rappeler son importance et surtout, de révéler ce qui favorise son développement. C'est ce dernier objectif qui est au centre de notre mémoire. Pour l'atteindre, nous examinons d'abord ce en quoi consistent la Philosophie pour les enfants et la pensée créative. Puis, nous faisons appel aux réflexions de Friedrich Schiller sur la créativité pour découvrir ce qui, à ses yeux, en permet le développement : l'équilibre entre la rationalité et la sensibilité. Enfin, nous montrons comment il serait possible d‘encourager les enfants à penser de manière créative en retrouvant, dans les romans écrits par Matthew Lipman, la complémentarité de la rationalité et de la sensibilité.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ ... iii

TABLE DES MATIÈRES ... iv

REMERCIEMENTS ... vii

INTRODUCTION ... 1

1. CHAPITRE PREMIER : LA PHILOSOPHIE POUR LES ENFANTS ... 7

1.1 Introduction ... 7

1.2 Historique de la Philosophie pour les enfants ... 9

1.2.1 Parcours biographique et intellectuel de Matthew Lipman ... 10

1.2.2 Contexte sociopolitique ... 12

1.3 Présentation générale de la Philosophie pour les enfants ... 14

1.3.1 Une éducation pour la démocratie ... 15

1.3.2 Déroulement d‘une recherche philosophique menée en communauté ... 17

1.4 Apprendre à penser par et pour soi-même, avec les autres ... 23

1.4.1 La pensée multidimensionnelle ... 24

1.4.2 La pensée complexe ... 25

1.4.3 La pensée critique ... 26

1.4.4 La pensée attentive ... 30

1.5 Définir la pensée créative ... 34

1.5.1 Pour une définition du processus créatif ... 37

1.5.1.1 Une pensée qui conduit au jugement ... 38

1.5.1.2 Une pensée guidée par le contexte ... 40

1.5.1.3 Une pensée prête à se dépasser ... 43

1.5.1.4 Une pensée sensible aux critères ... 45

1.5.2 Une pensée dont le mégacritère est le sens ... 47

1.5.2.1 La recherche de sens ... 48

1.5.2.2 Le sens et la qualité de la recherche ... 49

1.5.3 Conclusion sur la définition de la pensée créative ... 51

1.6 Émergence et contribution du processus créatif dans la recherche philosophique menée en communauté ... 52

1.6.1 L‘étonnement, ou émerveillement ... 54

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v

1.6.3 La formation de la personne ... 57

1.6.4 La croissance de la communauté ... 60

1.6.5 Conclusion sur le processus créatif ... 63

1.7 Conclusion ... 63

2. CHAPITRE DEUXIÈME : L'ESPRIT CRÉATEUR CHEZ SCHILLER ... 65

2.1 Introduction ... 65

2.2 Présentation générale de Friedrich Schiller ... 65

2.2.1 Biographie ... 66

2.2.2 Contexte sociopolitique ... 66

2.3 Rationalité versus sensibilité ... 68

2.3.1 La dualité entre les instincts formel et sensible ... 70

2.3.1.1 L‘instinct formel et le barbare ... 71

2.3.1.2 L‘instinct sensible et le sauvage ... 74

2.3.2 L‘excès de rationalité et le déficit de sensibilité ... 76

2.3.2.1 Sur la fragmentation et la nécessité ... 77

2.3.2.2 Sur l‘esprit créateur en déclin ... 79

2.3.3 Vers une harmonie entre la rationalité et la sensibilité... 81

2.3.4 Conclusion sur la dualité entre la rationalité et la sensibilité ... 83

2.4 Remède contre le déclin de l‘esprit créateur ... 84

2.4.1 La priorité de la sensibilité dans la nature humaine ... 85

2.4.2 Éveiller l‘instinct sensible ... 87

2.4.2.1 L‘éveil du sentiment de la compassion ... 88

2.4.2.2 L‘éveil du sentiment de la liberté ... 90

2.4.3 L‘art au secours de la complémentarité entre l‘instinct formel et l‘instinct sensible ... 93

2.4.3.1 Le plaisir dans l‘art ... 94

2.4.3.2 La liberté dans l‘art ... 96

2.4.4 La guérison de l‘esprit créateur ... 98

2.4.4.1 La force de médiation ... 98

2.4.4.2 L‘instinct de jeu ... 100

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3. CHAPITRE TROISIÈME : DE L'INSTINCT DE JEU À LA PENSÉE CRÉATIVE EN

PHILOSOPHIE POUR LES ENFANTS ... 105

3.1 Introduction ... 105

3.2 Les instincts formel et sensible dans le processus de la pensée créative ... 106

3.2.1 L‘instinct formel et la sensibilité aux critères ... 107

3.2.2 L‘instinct sensible et la gouvernance du contexte ... 110

3.2.2.1 Éveiller l‘instinct sensible en Philosophie pour les enfants ... 112

3.2.2.2 Les romans philosophiques, une forme d'art ... 113

3.2.2.3 La compassion, le pathétique et le sublime dans le roman Elfie ... 115

3.2.3 Conclusion ... 118

3.3 Les conditions à l‘émergence de l‘instinct de jeu ... 119

3.3.1 L'apport de l‘instinct formel dans Kio & Gus ... 120

3.3.2 L'apport de l‘instinct sensible dans Suki ... 124

3.3.3 La liberté ... 127

3.3.4 Conclusion ... 129

3.4 L'émergence de l'instinct de jeu ... 129

3.4.1 L'instinct de jeu dans Lisa ... 130

3.5 Conclusion ... 132

CONCLUSION ... 134

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REMERCIEMENTS

J'aimerais prendre ces quelques lignes pour remercier les personnes et les organisations qui ont joué un rôle clé dans la réalisation de ce mémoire. Martin LeBel, pour son soutien entier et total, sa compréhension sans limites et son amour; mes frères et mes parents pour leurs encouragements constants; mon amie Claude Lafleur pour m'avoir redonné, à maintes reprises, accès aux outils les plus précieux de tout l'univers; mon oncle Albert Beaudry pour les discussions et les révisions éclairantes; mes directeurs de recherche, Thomas De Koninck et Michel Sasseville, pour leur confiance, leur patience et leurs excellents conseils; l'organisme Thèsez-vous? pour leurs retraites de rédaction chaleureuses et hautement productives; le CRSH pour leur support financier; et enfin, les innombrables cafés, bibliothèques et lieux de restauration où je me suis posée pour écrire et penser.

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An education that nurtures uninventive thinking is no better than one that nourishes uncritical thinking1.

– Matthew Lipman, Thinking in Education

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INTRODUCTION

Le visage de l‘éducation contemporaine est appelé à changer. Plusieurs éducateurs l‘annoncent : il n‘est plus possible de se contenter d‘enseigner aux enfants les sciences, les mathématiques, le français et les autres matières. Apprendre ne va plus toujours avec par cœur; savoir n'est plus seulement une question de connaissances factuelles. Désormais, il importe de trouver des moyens pour stimuler l'esprit critique et la créativité des enfants. Que ce soit pour favoriser leur épanouissement personnel ou leur assurer un avenir professionnel, rencontrer ces nouveaux objectifs semble inévitable.

À la fin des années 1960 et au courant de la décennie 1970, un Américain du nom de Matthew Lipman (1923-2010) instaura une pratique éducative visant à développer chez l'enfant la capacité à réfléchir de manière critique, créative et attentive. Cette pratique qu'il nomma Philosophie pour les enfants se caractérise par la transformation d'une salle de classe ordinaire en une communauté de recherche philosophique2. Par elle, les enfants ont un espace pour apprendre à penser par et pour eux-mêmes, avec les autres. Ils ont un temps pour s‘amuser avec le savoir, le construire et le disséquer, et découvrir leur rôle à l'intérieur de leur propre processus d'apprentissage. Lipman était contre l'idée que l'éducation consiste en une simple transmission de connaissances, « the transmission of knowledge from those who know to those who don't know3 ». Pour lui, l'école devait offrir aux enfants l'opportunité d'exercer toutes les dimensions de leur pensée, à commencer par les dimensions créative, critique et attentive.

2 Soulignons d'emblée la nature pratique de la Philosophie pour les enfants. Pour Lipman, celle-ci ne consiste pas à enseigner l'histoire de la philosophie aux enfants, mais d'amener les enfants à philosopher eux-mêmes : « when I advocated philosophy in the schools, I was not talking about the traditional academic philosophy taught in the graduate schools of the universities. [...] I saw this methodology [the community of inquiry] as intrinsically bound up with grade-school philosophy – as utterly essential if we are to do philosophy and not merely learn a collection of names and dates... » Lipman, M. Thinking in Education, 1re éd., p.263.

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Dans les années qui suivirent le lancement du programme de Philosophie pour les enfants, de nombreux enseignants et pédagogues s'intéressèrent à cette nouvelle pratique. L'une des dimensions de la pensée nommées par Lipman fit couler davantage d'encre que les autres, à tel point qu'aujourd'hui encore, il n'est pas rare d'entendre que la pratique de la philosophie en communauté de recherche est essentiellement une méthode pour permettre aux enfants de développer leur pensée critique. Lipman comprit rapidement que la pensée critique suscitait un intérêt très important dans le monde de l'éducation : « thinking has come into prominence among educators worldwide, and the form this has generally taken is the demand for critical thinking4 ». Aussi il ne tarda pas à rappeler que l'objectif de la pratique qu'il avait instaurée ne se résumait pas au développement de la pensée critique chez les enfants5. Dans ses écrits, il apparaît clairement que les trois dimensions principales de la pensée, soit les pensées critique, créative et attentive, sont à ses yeux également importantes6. Pourtant, la littérature qui porte sur la pratique de la philosophie en communauté de recherche ne leur fait pas la part égale. Nous avons notamment remarqué que la pensée créative, contrairement à la pensée critique, y est très rarement abordée. Par exemple, dans l'ouvrage Thinking Children and Education7, parmi les quatre-vingt-trois articles qui s'y retrouvent, au moins onze d'entre eux traitent de la pensée critique, mais aucun de la pensée créative. Dans le recueil Growing Up With

Philosophy8, aucun des quarante-et-un articles n'aborde le thème de la pensée créative. Quant à la revue Thinking : The Journal of Philosophy for Children, qui compte vingt volumes ayant été publiés entre 1979 et 2014, la pensée créative est pratiquement absente des titres qui y sont présentés.

4 Lipman, M. Thinking in Education, 1re éd., p.263. 5

« The present pedagogical techniques that seek the critical at the expense of the creative and caring would themselves have to be excluded. A classroom would have to be a community of inquiry that facilitates creative and caring thinking ». Lipman, M. Thinking in Education, 2re éd., p.202.

6 À ce sujet, Lipman écrit que « the trinity of criteria now proposed as prerequisites for multidimensional thinking are or should be thoroughly equalitarian. Unless an instance of thinking satisfies all three of these criteria, it cannot be considered excellent. The three aspects of thinking to which these criteria apply are the critical, the creative, and the caring aspect ». Ibid., p.201.

7

Lipman, M. Thinking Children and Education. Dubuque : Kendall / Hunt Publishing Company, 1993, 745 p.

8 Lipman, M. et Sharp, A.M. Growing Up With Philosophy. Philadelphia : Temple University Press, 1978,

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Lipman ne fut pas sans remarquer l'absence de la pensée créative au sein de la littérature portant sur la Philosophie pour les enfants, qu'il expliqua par la difficulté que représente le thème de la créativité. « At the prospect of having to discourse on creativity, experienced psychologists quail and sophisticated philosophers suddenly discover that they have heavy commitments elsewhere. As well compose an essay on surprise or a disquisition on muddlement9! » La pensée créative, malgré le rôle central qu'elle joue dans la pratique instaurée par Lipman, pose problème. Pour mieux comprendre en quoi elle consiste, nous nous sommes penchés sur les écrits de Lipman, dont Philosophy Goes

to School, Philosophy in the Classroom et les deux éditions de Thinking in Education.

Nous y avons trouvé des définitions de la pensée créative, des explications quant à son rôle ainsi que des moyens pour reconnaître certaines de ses manifestations. Toutefois, nous n'avons pas été en mesure de voir précisément ce qui, selon Lipman, permet et favorise son développement.

Pour Lipman, il va de soi que même si elle ne peut pas être enseignée à proprement parler, la pensée créative peut être amenée à se déployer dans un contexte tel que celui de la communauté de recherche philosophique. « Matters that fall under the rubric of rationality are worth teaching and are teachable. Those that fall under the rubric of creativity are worth teaching but are not teachable; they can, nevertheless, be ―encouraged,‖ and so ways must be found to provide inventive and innovative courage to students so that they dare to be creative10 ». Or, pour cela il est nécessaire d'avoir en main des moyens pour encourager les élèves à se montrer créatifs. Quels peuvent être, dans le cadre de la pratique instaurée par Lipman, ces moyens? Quels outils avons-nous à notre disposition pour favoriser le développement de la pensée créative?

Pour répondre à cette question, nous nous sommes tournés vers le poète et philosophe Friedrich Schiller (1759-1805), dont les réflexions sur la créativité révèlent comment en favoriser le développement. Nous avons lu ses principaux essais sur l'esthétique – notamment les Letters Upon the Aesthetical Education of Men, On the Tragic Art et

Grace and Dignity – et avons consulté certaines de ses correspondances afin d'en arriver

9 Lipman, M. Thinking in Education, 2e éd., p.247. 10 Lipman, M. Thinking in Education, 1re éd., p.261-262.

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à mieux comprendre l'ensemble de son projet philosophique et de son point de vue sur la créativité. En faisant cela, notre objectif consistait à regarder la créativité qui se joue en Philosophie pour les enfants à la manière de Schiller, non pas pour remplacer la définition lipmanienne de la pensée créative par une définition schillérienne de la créativité, mais plutôt pour se servir de ce nouveau point de vue afin de nous aider à identifier ce qui peut favoriser le développement de la pensée créative. Voyons dès maintenant le détail de la marche que nous entendons suivre pour mener notre recherche. Dans le premier chapitre, nous examinerons en quoi consiste la Philosophie pour les enfants. Nous présenterons ses objectifs et sa méthode tout en illustrant ceux-ci à l'aide d'exemples, fictifs, de ce qui pourrait se retrouver dans une salle de classe transformée en communauté de recherche philosophique. Puis, nous porterons notre regard sur la notion de pensée créative chez Lipman. Chez ce dernier, il y a deux définitions de la pensée créative : l'une étant articulée autour des produits de la pensée créative et l'autre portant sur le processus de la pensée créative. Nous verrons les difficultés relatives à la première pour ensuite continuer avec la seconde et examiner le rôle que joue la pensée créative ainsi définie dans la pratique de la philosophie en communauté de recherche. Nous en serons alors à nous demander de quelle manière est-il possible de favoriser le développement de la pensée créative dans cette pratique?

Pour éclairer notre recherche, dans le deuxième chapitre, nous nous introduirons à la pensée de Friedrich Schiller, un auteur concerné par la manière de faire émerger l'esprit créateur, tant pour lui-même que pour l'ensemble de la société. Nous verrons dans ses

Letters Upon the Aesthetic Education of Men qu'à ses yeux, la créativité est une notion

non seulement esthétique – et artistique – mais également et peut-être plus encore éthique et politique. Lorsqu'il traite de l'éducation esthétique, il fait appel à la philosophie pour décrire ce qu'est la créativité tout en expliquant comment l'être humain peut en faire preuve lorsqu'il utilise l'ensemble de ses facultés. Sa perspective sur la créativité est éducative, car ce qu'il recherche est le développement harmonieux de l'être humain. Voyant là une sorte d'affinité, de compatibilité avec les objectifs du projet de Lipman, nous avons donc choisi son point de vue pour nous aider dans notre recherche.

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Dans ce deuxième chapitre, nous chercherons donc à identifier, avec Schiller, ce qui d'après lui favorise le développement de l'esprit créateur. Nous découvrirons le socle sur lequel il érige sa notion de créativité : l'équilibre entre la rationalité et la sensibilité. Puis, nous verrons pourquoi il accorde une attention toute spéciale à la sensibilité et verrons aussi comment éveiller celle-ci lorsqu'elle n'est pas suffisamment présente. Ensuite, nous tournerons notre regard vers l'outil principal auquel Schiller fait appel dans le cadre de son éducation esthétique : l'art. Nous nous pencherons sur le rôle de l'art dans l'éveil de la sensibilité – et de l'esprit créateur – humains. Nous verrons aussi à quelles conditions l'art peut jouer son rôle. Enfin, nous regarderons en quoi consiste la notion d'instinct de jeu qui, dans la pensée de Schiller, est ce qui permet à l'être humain d'être créatif.

Dans le troisième chapitre, nous utiliserons ce que nous aurons découvert grâce à la pensée de Schiller dans le contexte de la pratique de la philosophie en communauté de recherche. Nous chercherons d'abord à voir si, et de quelle manière, les bases sur lesquelles Schiller érige l'esprit créateur peuvent être au cœur du processus de la pensée créative tel que défini par Lipman. Puis, nous nous pencherons sur cette idée de l'éveil de la sensibilité et découvrirons le rôle que peuvent jouer les romans philosophiques écrits par Lipman à cet effet. Ensuite, nous verrons comment les instincts formel et sensible peuvent, concrètement, alimenter le processus de la pensée créative, en nous appuyant sur des exemples tirés de différents romans qui font partie du programme de Philosophie pour les enfants. Nous nous demanderons alors si ces romans satisfont les conditions que l'art, selon Schiller, doit respecter pour jouer son rôle dans le développement de l'esprit créateur. Enfin, nous mettrons à l'épreuve l'idée de l'instinct de jeu en regardant comment celui-ci peut être modélisé dans les romans philosophiques écrits par Lipman.

Bien entendu, tout au long de notre recherche, nous prendrons bien garde de ne pas faire de Lipman un schillérien, ni de Schiller un défenseur du projet de Lipman (ce qui, bien entendu, serait impossible étant donné que Lipman a instauré la Philosophie pour les enfants bien après la mort de Schiller). Ces deux auteurs sont tout à fait distincts; leurs pensées restent bien différentes. L'esprit créateur de Schiller n'est pas la pensée créative de Lipman, même si par ailleurs des liens pertinents peuvent se tracer entre chacune de ces deux notions. Par ailleurs, il convient d'ajouter que la créativité, si elle est cœur de

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notre mémoire, représente un thème des plus vastes. Aussi, nous ne prétendons pas que l'esprit créateur schillérien ou la pensée créative lipmanienne équivaillent à l'ensemble de ce que peut englober la créativité. Dans le cadre de notre mémoire, nous visons plus simplement à identifier ce qui pourrait aider le développement d'une certaine forme de créativité, soit la pensée créative comme l'a définie Lipman, dans ce contexte précis qu'est la pratique de la philosophie en communauté de recherche.

Avant de terminer, nous tenons à ajouter une remarque touchant cette fois les traductions que nous avons utilisées. Bien qu'il aurait été préférable de faire appel aux écrits schillériens dans leur langue originale, cela n'était pas possible pour nous. Nous avons donc choisi de les lire en anglais et en français afin de pouvoir en comparer les différentes versions. Dans notre mémoire, nous avons choisi de citer les textes de Schiller en anglais, qui est linguistiquement plus proche de l'allemand. Pour Lipman, nous avons choisi de le citer dans sa langue maternelle, évitant ainsi tout problème de traduction. En explorant dans le présent mémoire l'approche pédagogique de Matthew Lipman, nous aurons cherché à mettre en évidence des outils qui contribuent au développement de la créativité dans la pratique de la Philosophie pour les enfants. Puis, sur un plan plus théorique, nous aurons fait appel à l'esthétique de Friedrich Schiller pour éclairer ce qui peut favoriser le processus créatif lors d'une recherche philosophique menée en communauté.

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1. CHAPITRE PREMIER : LA PHILOSOPHIE POUR LES ENFANTS

1.1 Introduction

La pratique de la philosophie en communauté de recherche, plus connue sous le nom de Philosophie pour les enfants11, a été instaurée par Matthew Lipman aux États-Unis dès la fin des années 1960. Ann Margaret Sharp devint sa principale collaboratrice à partir de 1974. Depuis, cette nouvelle pratique s‘est diffusée à travers le monde entier, faisant des adeptes dans près de soixante-dix pays. Traduits en plus de vingt-cinq langues, les romans d‘éducation à la philosophie de Matthew Lipman et Ann Margaret Sharp ont rendu accessible une discipline jusqu‘alors réservée à une élite intellectuelle d‘âge adulte12. Grâce à cette petite révolution dans l‘histoire de la philosophie, les enfants et les adolescents ont été invités à prendre la parole dans le très riche et imposant dialogue initié par les penseurs présocratiques et alimenté de siècle en siècle par d‘éminents intellectuels.

Depuis ses débuts, la Philosophie pour les enfants est établie comme champ de pratique et de recherche à la jonction de la philosophie et de l‘éducation. Elle se déploie en quatre composantes : la philosophie, la méthode d‘enseignement, le curriculum et la pédagogie. En tant que philosophie, elle est un champ de recherche universitaire intéressé par l‘éthique, l‘esthétique, la politique, la métaphysique, etc. Comme méthode d‘enseignement, elle constitue une technique et un art pratiqués par des professeurs et des enseignants. Son curriculum est composé d‘un ensemble de nouvelles philosophiques pour les enfants et les adolescents (âgés de 3 à 17 ans) et de guides d‘accompagnement

11 Aujourd‘hui, il existe différents types de pratique philosophique avec ou pour les enfants. Dans le cadre de notre mémoire, nous désignons par Philosophie pour les enfants la pratique de la philosophie en communauté de recherche initiée par Matthew Lipman. Nous aurons l‘occasion d‘approfondir ce en quoi consiste cette pratique dans les pages qui suivent, mais notons d‘entrée de jeu que la Philosophie pour les enfants fondée par Lipman se caractérise par la mise en place d‘une communauté de recherche philosophique. Celle-ci est un lieu où, par le dialogue, des personnes cherchent à construire ensemble une ou des solutions à un ou plusieurs problèmes philosophiques.

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Il faut remonter au Moyen-Âge pour retrouver une éducation à la philosophie chez les jeunes. À l‘époque, la dialectique et la rhétorique faisaient partie du cursus scolaire des adolescents. Pour Lipman, ces disciplines posaient un certain nombre de problèmes, notamment la division entre ce qui, dans la pensée, relève de la technique et ce qui relève des convictions. Si la dialectique et la rhétorique permettaient d‘apprendre l‘argumentation, la Philosophie pour les enfants propose une approche axée sur la recherche et le dialogue, en ne séparant pas la technique de la conviction. Lipman, M. Philosophy Goes to

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pour les enseignants. En tant que pédagogie, elle se situe dans le courant socioconstructiviste du 20e siècle, en partageant certains principes avec entre autres Vygotsky et Dewey13.

Dans ce chapitre, nous présentons la pratique de la Philosophie pour les enfants telle qu‘imaginée par Lipman et Sharp et nous voulons identifier les rôles qu‘y joue la pensée créative. Dans un premier temps, nous nous intéressons aux origines de cette pratique, en nous basant sur le parcours biographique et intellectuel de son fondateur, replacé dans son contexte sociopolitique. Cela nous permettra notamment d‘entrevoir comment et pourquoi la pensée créative est un élément fondamental du projet lipmanien.

Dans un deuxième temps, nous offrons une présentation générale de ce en quoi consiste actuellement la Philosophie pour les enfants. Nous nous penchons sur ce qui constitue l'un de ses objectifs principaux : la création d‘une éducation pour la démocratie. Puis, nous regardons le déroulement, étape par étape, d‘une recherche philosophique menée en communauté.

Dans un troisième temps, nous abordons les différentes formes de pensée à l‘œuvre à l‘intérieur d‘une communauté de recherche philosophique. L‘un des objectifs fondamentaux en Philosophie pour les enfants est le développement d‘une pensée multidimensionnelle et complexe. Cette pensée naît de la rencontre de trois principales formes de pensée : critique, attentive et créative. L‘étude de ces formes de pensée nous permettra d‘entrevoir toute la complexité qui se cache derrière une pratique d‘apparence simple. Par elle, nous apprendrons aussi des informations indispensables au sujet du contexte pédagogique dans lequel se déploie la pensée créative. Notre volonté de mieux comprendre cette dernière ne saurait se passer d‘un regard sur l‘ensemble des dimensions de la pensée à l‘œuvre dans une communauté de recherche philosophique.

Dans un quatrième temps, nous entrons dans notre étude de la pensée créative en commençant par nous questionner sur la manière de définir cette forme de pensée. Nous

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La pratique de la philosophie avec les enfants initiée par Matthew Lipman partage certains principes avec notamment John Dewey (elle est inspirée notamment par ses travaux en philosophie de l‘éducation) et Vygotsky. Elle s‘inscrit dans un socioconstructivisme modéré, où la coconstruction du savoir occupe une place centrale. Cette pratique se réclame en outre du principe philosophique du faillibilisme en éducation.

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abordons tout d‘abord la définition de la pensée créative par les caractéristiques de ses résultats. Comme cette approche n'est pas sans poser un certain nombre de difficultés, nous nous intéressons ensuite à la définition de la pensée créative à partir de son processus. Selon Lipman, celui-ci comporte quatre principaux paramètres. Nous nous penchons sur chacun de ces paramètres afin de saisir le fonctionnement de la pensée créative à l‘intérieur d‘une communauté de recherche philosophique, ce qui nous conduit au mégacritère guidant les pas de la pensée créative : le sens. Nous regardons alors ce que cela signifie que d‘avoir le sens – ou la recherche de sens – comme critère ultime.

Dans un cinquième et dernier temps, nous explorons davantage cet ultime critère, le sens, pour découvrir que, par lui, la pensée créative est de première nécessité dans l‘apprentissage d‘une pensée multidimensionnelle et complexe. Sans elle, les objectifs éducatif et démocratique poursuivis dans le projet de Lipman ne pourraient pas être atteints. Nous terminons ce chapitre en mettant en lumière les rôles joués par la pensée créative en Philosophie pour les enfants.

À la fin de ce premier chapitre, nous en serons à nous demander de quelle manière il est possible d‘encourager davantage le développement de la pensée créative dans la pratique de la philosophie en communauté de recherche. Quelles conditions lui sont favorables? Quels sont les outils mis en place par Lipman et Sharp pour lui prêter main-forte; pour faire d‘elle une forme de pensée tout aussi active que les autres formes de pensée?

1.2 Historique de la Philosophie pour les enfants

Dans cette section, nous relevons différents moments de l‘histoire de la Philosophie pour les enfants. Nous connaissons le parcours biographique et intellectuel de Matthew Lipman par son autobiographie14. Cet ouvrage permet de retracer les origines de son projet et d‘en révéler des aspects peu connus qui sont pourtant d‘une grande importance,

14 Dans son autobiographie, Lipman éclaire le contexte qui a vu naître la pratique de la Philosophie pour les enfants : « My goal in writing this work has not been to create a traditional autobiography […] but rather to construct a work that relates […] the matters most relevant to the development of Philosophy for Children over the years. My hope is that this book provides a context that allows these matters to be better understood, a context that illuminates and makes meaningful all that is dipped into Philosophy for Children‘s radiant and pervasive hue ». Lipman, M. A Life Teaching Thinking, p.170.

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notamment dans le cadre de notre recherche. Les différentes étapes qui ont mené Lipman à fonder la Philosophie pour les enfants nous informent que son ambition dépassait le simple désir d‘apprendre aux enfants à penser d‘une manière logique et critique. Nous avons trouvé quatre indices qui dévoilent un intérêt sérieux envers la dimension créative de la pensée. Avant qu‘il n‘entame sa pratique de la philosophie avec les enfants, Lipman était fasciné par la pensée d‘excellence, par le rôle de l‘expérience dans la réflexion, par la pensée qui se joue à l‘intérieur d‘un processus de création et par la philosophie en tant qu‘outil de construction de sens. Ces indices nous donnent un premier aperçu de l‘importance que revêt le développement de la pensée créative pour Lipman. Dans les pages qui suivent, nous présentons quelques éléments de son cheminement personnel, puis nous portons notre regard vers certains événements historiques qui ont accéléré la naissance de son projet.

1.2.1 Parcours biographique et intellectuel de Matthew Lipman

Né en 1922 dans l‘État du New Jersey, descendant d‘une vague massive d‘immigration russe aux États-Unis durant le 19e siècle, Lipman a grandi dans une famille juive libérale au sein d‘une communauté multiculturelle et tolérante. Adaptation, compromis et intégration, voilà ce qui caractérise son environnement familial et sa communauté d‘origine. Lipman écrit avoir vécu une belle enfance où traditions religieuses et vie séculière faisaient bon ménage15. Le village de son enfance, Woodbine, est un milieu ouvrier, dépourvu de vie culturelle et intellectuelle, mais riche en jeux et en occupations. Le jeune Matthew Lipman prend conscience des inégalités sociales autour de lui : les habitants d‘origine italienne, afro-américaine, polonaise, russe ou autres n‘occupent pas les mêmes emplois et n‘ont pas accès aux mêmes ressources éducatives, médicales, matérielles, etc. La coopération et l‘entraide côtoient la violence et la compétition.

Écolier, Lipman trouve son expérience scolaire ennuyante : « It appeared to me that nothing could be more tedious than school as it was presented to me16 ». L‘école ne pouvait-elle pas être différente? Ce sont les discussions entre amis qui l‘intéressent.

15 Ibid., p.2-9.

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Celles-ci lui permettent de réfléchir et d‘échanger sur des sujets qu‘il aime ; elles lui apprennent à penser, argumenter, faire preuve d‘ouverture d‘esprit et de bienveillance17

. Lorsque Lipman apprend qu‘il existe de grands penseurs, c‘est une révélation pour lui18

. Fasciné, il entame sa réflexion sur les meilleures manières de penser, celles qui font l‘excellence de la réflexion.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, Lipman s'enrôle dans l‘armée américaine, ce qui lui permettra, après la Guerre, d'étudier la philosophie à l'université en France et aux États-Unis. C‘est en France qu‘il rencontre sa future épouse, Wynona Moore19

. Étudiant en philosophie, Lipman s‘intéresse à l‘esthétique. Sa thèse de doctorat, soutenue à l'Université Columbia, porte sur la pensée dans les processus de création artistique20. Matthew Lipman devient professeur de philosophie à l‘Université Columbia, à New York, en 1952. Quelque temps après, il est amené à donner des cours de philosophie à des adolescents21. Ces derniers lui avaient demandé ces cours et montrèrent une grande sensibilité envers les concepts philosophiques : « I‘d never before had a student who was so visibly affected by philosophical concepts22 ». Plus que les étudiants universitaires, ces jeunes avaient un intérêt hautement personnel pour la philosophie. Lipman constata qu‘elle les amenait à mieux comprendre le monde, qu‘elle leur permettait de trouver un sens à leur expérience. La philosophie, et avec elle le fait d‘apprendre à penser par et pour soi-même, répondaient à un besoin chez eux : la recherche de sens.

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Lipman raconte comment il découvre l‘importance d‘avoir de bonnes raisons pour soutenir ses idées. Ne tenant pas très haut dans son estime l‘œuvre du peintre Salvador Dalí, un ami de Lipman lui demande pourquoi il a cette opinion sur l‘artiste. Ne sachant que répondre, et ignorant tout de la peinture, il s‘empêtre dans une suite de mauvaises raisons, ce que son ami lui fait gentiment remarquer. Lipman comprend qu‘il est nécessaire d‘avoir de bonnes raisons pour soutenir son point de vue et il est heureux que son ami le lui ait fait remarquer. Dans le cadre d‘un dialogue bienveillant, conclue Lipman, il est plus facile d‘apprendre de ses erreurs. Ibid., p.16.

18 « I knew that everyone was in some sense a thinker; but what I had not considered was that some people thought so expertly that they could be considered ―great thinkers.‖ It was a breathtaking moment of discovery for me ». Ibid., p.21-22.

19 À l‘époque, Wynona Moore était doctorante en littérature française et engagée dans le mouvement

afro-américain des droits civiques. Leur mariage en 1952 représentait, tant pour Lipman que pour Moore, un exemple d‘harmonie interraciale et participait de quelque chose qui avait besoin d‘être fait. Ibid., p.80. 20 Lipman, M. What Happens in Art. New York : Irvington Pub. Inc., 1983, 177 p.

21 C'est en s'impliquant tout d'abord à l'école du dimanche à laquelle ses enfants, comme membres de l'église, devaient se présenter, que Lipman en vint à inclure la philosophie à l'horaire : « some of the older Sunday school students (those of high school age) inquired whether I might be willing to offer them a course in traditional philosophy ». Lipman, M. A Life Teaching Thinking, p.95.

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Qu‘en était-il de la capacité des enfants à penser par et pour eux-mêmes? Lors de la visite d‘une exposition d‘œuvres d‘art créées par les élèves de l‘école Summerhill, en Angleterre, Lipman est impressionné : il ne croyait pas que des enfants seraient capables d‘autant de profondeur et de créativité. « The painting showed me a depth that I hadn‘t thought children were capable of, and I had little difficulty understanding their creative processes as a form of thinking23 ». Jusqu‘où pouvait aller cette pensée des enfants? Seraient-ils capables d‘un niveau de réflexion égal, voire supérieur, à celui des adultes? Au fil de son parcours, Lipman a développé un véritable intérêt envers le potentiel créatif des enfants, tout en s‘intéressant à la pensée, celle des grands penseurs et des artistes. C‘est par la rencontre des enfants avec la philosophie qu‘il prit conscience des outils que celle-ci pouvait leur apporter : des outils pour mieux penser leur vie et pour enrichir leur expérience.

1.2.2 Contexte sociopolitique

Pendant les années 1960, les États-Unis étaient le théâtre d‘importants événements politiques, dont la fin de la ségrégation raciale, la guerre du Vietnam et les protestations étudiantes à l‘Université Columbia en mai 1968. Ce contexte sociopolitique eut une influence décisive sur la naissance et les valeurs de la Philosophie pour les enfants24.

During the apocalyptic era of the 1960‘s, with the assassinations of John and Robert Kennedy and Martin Luther King, Jr., as well as the rampant university riots (all a counterpoint to Vietnam), despair permeated society, and desperate measures were being everywhere advocated and resorted to, as people wondered what had gone wrong and how they could make it right25.

La démocratie américaine vivait alors une crise de confiance majeure. Dans une atmosphère violente et agitée, des millions d‘Américains se dressaient contre le

23 Ibid., p.105.

24 Selon Sharp, la Philosophie pour les enfants peut être vue comme une réponse à la crise politique américaine des années 1960 : « Feminist Philosophy and Philosophy for Children can be seen as a response to the tensions and contradictions of the sixties. Like the rest of the history of philosophy, these two movements must be understood against a social and political backdrop ». Sharp, A.M. « Women, Children, and Philosophy », Studies in Philosophy for Children : Harry Stottlemeier’s Discovery, p.49. La pratique de la philosophie en communauté de recherche accorde aux enfants le droit à la parole, leur permet d‘être des co-chercheurs de l‘enquête philosophique et elle met en route un dialogue dans la communauté. 25 Lipman, M. A Life Teaching Thinking, p.107.

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gouvernement. En mai 1968, Lipman était professeur à l‘Université Columbia lorsque l‘établissement devint la cible de la révolte étudiante. Pendant plusieurs semaines, la vie académique du campus fut déstabilisée par les manifestations, les occupations et les confrontations policières. Ces événements troublèrent Lipman, car il comprit qu‘aucune retombée positive ni valeur éducative n‘en ressortaient26. L‘agitation et la violence n‘avaient laissé aucune place au dialogue. Et sans dialogue, il était impossible pour les étudiants, les citoyens et le gouvernement de s‘entendre. La solution à ce problème, pensa Lipman, se trouvait dans l‘éducation : « It would not be long before I would embark on my own quest for radical change within the realm of education27 ». L‘éducation saurait amorcer, dès le plus jeune âge, le dialogue nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie. Tous ensemble, les membres d‘une même communauté apprendraient à chercher des solutions à leurs problèmes.

Il y avait notamment deux problèmes à l‘origine de la crise sociopolitique : la guerre du Vietnam et la fin de la ségrégation raciale aux États-Unis. Celle-ci n‘était pas terminée à l‘époque où Lipman était un jeune adulte. Ce n‘est qu‘en 1967 que les mariages mixtes furent autorisés par la loi sur l‘ensemble du territoire américain. Les écoles mixtes en étaient à leurs débuts. Lipman avait conscience, depuis tôt dans sa jeunesse, des inégalités sociales et raciales28. Il avait observé que d‘autres enfants avaient beaucoup moins de chance et d‘opportunités que lui et que la qualité de l‘éducation n‘était pas la même pour tous. Lui et sa femme craignaient que leurs enfants ne soient des victimes des inégalités entre écoliers blancs et noirs. L‘éducation qu‘ils recevraient leur permettrait-elle de s'intégrer activement à la société américaine? Ou bien ne ferait-elle que perpétuer les inégalités, en n‘améliorant pas la qualité de l‘éducation chez les populations les plus

26 Dans son autobiographie, Lipman mentionne que les révoltes à l‘Université Columbia furent une déception à plusieurs égards : « The Columbia riots left a bad taste in the mouths of most people who had been up close to the disturbance. When the turmoil subsided, I was skeptical about whether any positive benefits were among the consequences of the turbulence. In any case, there were few who could detect many direct or any positive educational benefits from the riots, teach-ins and protests ». Ibid., p.104. Aussi poursuit-il en remarquant l‘effet qu‘eurent ces événements sur ses réflexions : « these signs of unrest were more relevant to me than I realized ». Ibid., p.104.

27 Ibid., p.104. 28 Ibid., p.4.

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vulnérables?L‘éducation qu‘ils recevraient ne ferait-elle que les divertir29? Les enfants, quelle que soit leur origine, apprendraient-ils à dialoguer au sein de leur communauté, c‘est-à-dire à l'école? Auraient-ils droit à une éducation capable de les intéresser?

La Philosophie pour les enfants fit ses premiers pas après les révoltes de mai 196830. Motivé par le désir de fonder une éducation nouvelle, et en réponse à la crise sociale, Lipman entama l‘écriture de ce qui deviendrait le roman Harry Stottlemeier’s

Discovery31. Cela nous indique toute l‘importance de l‘expérience, des événements réels,

pour Lipman au départ d‘une entreprise philosophique. Autrement dit, le contexte eut une influence considérable sur le développement de la Philosophie pour les enfants.

1.3 Présentation générale de la Philosophie pour les enfants

Le contexte sociopolitique qui a vu naître la Philosophie pour les enfants et le parcours de Matthew Lipman sont révélateurs. Ils montrent que dès le départ, deux objectifs étaient capitaux pour Lipman : changer radicalement l‘éducation des enfants et proposer une solution à la crise de la démocratie. Aujourd‘hui encore, la pratique de la philosophie en communauté de recherche vise à éduquer pour la démocratie. Elle donne la parole aux enfants dans leur milieu scolaire, appelant celui-ci à se faire démocratique et préparant aussi les futurs adultes à prendre la parole en tant que citoyens. Penchons-nous sur ce thème de l‘éducation à la démocratie qui est au cœur de la pensée de Lipman. Puis, découvrons comment une recherche philosophique menée en communauté se déroule concrètement, étape par étape.

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« Wynona and I […] were afraid that the strategy some teachers might develop for dealing with current efforts at integration might be to educate the White students and merely entertain the Black ones » Lipman, M. A Life Teaching Thinking, p.103.

30 Dans son autobiographie, Lipman mentionne que : « Up until the university riots of 1968, I had always been a gradualist as far as educational reconstruction was concerned. […] But the university riots suggested that both educational theorists and educational practitioners had been much too sluggish. A whole new plan, a whole new practice, a whole new theory – all of these had to be drawn up and set in place virtually instantaneously ». Ibid., p.109.

31 Ce roman est le premier d‘une série de huit, écrits par Matthew Lipman (et Ann Margaret Sharp, qui écrivit The Doll Hospital). Il raconte l‘histoire d‘un groupe d‘enfants de 11-12 ans en quête des meilleures méthodes pour penser.

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15 1.3.1 Une éducation pour la démocratie

Le programme de Philosophie pour les enfants propose une éducation pour la démocratie, notamment en modélisant une société démocratique en dialogue. Ce qui nous intéresse toutefois, c'est de mieux comprendre pourquoi cet objectif est au cœur du projet de Lipman. Nous pensons que ce sujet n‘est pas étranger à l‘importance de la pensée créative dans la pratique de la philosophie en communauté de recherche.

Selon Lipman, de nombreux citoyens subissent les décisions politiques et se sentent exclus du dialogue démocratique. Ils peuvent demeurer de bons citoyens, mais ils sont désintéressés et déçus par la scène politique. Ils sont passifs, désengagés : « ours is a nation of sheep32 ».Cette critique que fait Lipman de la société annonce celle qu‘il fait du monde de l'éducation. À l‘école, les élèves subissent les choix de la direction et du personnel enseignant; ils sont exclus des processus décisionnels importants. L‘école classique ennuie les jeunes, tant sur le plan des matières à l‘étude que sur celui des méthodes pédagogiques et de la gestion des classes. Ils obéissent ou se révoltent. Est-ce parce qu‘apprendre est naturellement dépourvu d‘intérêt? Est-ce parce que la politique est une chose inévitablement ennuyante? Non. Dans les deux cas, pour le citoyen comme pour l‘écolier, le problème réside dans la perte de sens : « many children object to their school life as ―meaninglessˮ and many individuals have this criticism to make of their lives in general33 ». Selon Lipman, de nombreux élèves vont à l‘école sans comprendre pourquoi ils y vont. Leur désintéressement reflète un manque de sens.

Le sort du citoyen capable d‘agir positivement au sein de la démocratie est très différent de celui qui ne peut que subir les décisions politiques. Pour Lipman, seul le citoyen capable de saisir les enjeux politiques dans leur complexité, dont le point de vue est écouté par ses concitoyens et par les dirigeants, est un citoyen à part entière. Sa vie en démocratie est pleine de sens et il veut y participer. De même, l‘écolier capable de choisir ce qu‘il veut apprendre et de développer ses connaissances par lui-même et avec l‘aide des autres trouvera l‘école beaucoup plus intéressante que celui qui n‘a pas cette

32 M. Lipman, « Philosophy for Children », Metaphilosophy, p.26.

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opportunité. Apprendre n‘est plus dépourvu d‘intérêt si ce qu'apprend l‘écolier répond à ce qu‘il veut savoir. Son expérience scolaire devient pleine de sens et il veut y participer. Éduquer pour la démocratie, d‘après Lipman, c‘est impliquer l‘écolier dans son processus d‘apprentissage. C‘est lui permettre de faire des choix, lui apprendre à dialoguer et le responsabiliser. C‘est lui donner les outils dont il a besoin pour devenir un citoyen à part entière, et cela commence par la prise de parole et le dialogue : « to make unheard voices heard, to give sectors of the population encouragement and a space to speak their own word, to participate in the ongoing conversation that is their birthright34 ». Pratiquer le dialogue dès l‘école primaire vise à transformer la prochaine génération et à changer le visage de la démocratie américaine35. Les citoyens et les dirigeants seraient alors capables de penser ensemble. L‘école ranimerait l‘esprit de la participation démocratique. Plusieurs ingrédients sont nécessaires à l‘éducation pour la démocratie que Lipman vise à mettre en route. Il ne suffit pas de donner des cours de logique, ni même d‘enseigner quelques éléments de pensée critique. Il ne suffit pas non plus qu‘à tour de rôle, chaque enfant exprime son opinion et que l‘enseignant se contente de distribuer la parole. Pour mettre en route un véritable dialogue démocratique, il est nécessaire d‘instaurer un nouvel espace où les enfants seront encouragés à penser par et pour eux-mêmes, avec les autres. Il est nécessaire que les enfants y soient aidés à penser autant de manière critique que créative et attentive. Ce nouvel espace se nomme la communauté de recherche

34 Comme le souligne Sharp, il y a un rapprochement qui ne peut être ignoré entre la Philosophie pour les enfants, la philosophie noire et la philosophie féministe : « In the last twenty years, we have seen the development of at least three intellectual movements – black philosophy, women‘s philosophy, and Philosophy for children – that aim to make unheard voices heard, to give sectors of the population encouragement and a space to speak their own word, to participate in the ongoing conversation that is their birthright ». Sharp, A.M. « Women, Children, and Philosophy », Studies in Philosophy for Children :

Harry Stottlemeier’s Discovery, p.47. La Philosophie pour les enfants se positionne aux côtés de ces deux

autres mouvements d‘émancipation dans une perspective de profond changement politique.

35 Pour Lipman, l‘école a le potentiel de transformer la société si elle met en route la pratique de la philosophie en communauté de recherche : « The community of inquiry represents the social dimension of democratic practice, for it both paves the way for the extended implementation of such practice and is emblematic of what such practice has the potentials to become ». Lipman, M. Thinking in Education, 1re éd., p.249-250. La pratique de la philosophie en communauté de recherche prépare les élèves à la vie en démocratie : « communities of inquiry represent the avenue open to the schools for preparing students for democracy. The very skills and dispositions required for democratic participation – reflectiveness, dialogue, reasonableness and mutual respect – are those that emerge from classroom deliberations regarding matters that students consider important ». Lipman, M. « Building Communities in the Schools »,

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philosophique36. Voyons dès maintenant comment celle-ci s‘organise dans le temps et l‘espace.

1.3.2 Déroulement d‘une recherche philosophique menée en communauté

Comment la pratique de la philosophie avec les enfants développée par Lipman s‘y prend-elle concrètement pour mettre en route un dialogue où les enfants construisent du sens ensemble, démocratiquement et dans l‘optique de penser de mieux en mieux? Qu‘est-ce qu‘une communauté de recherche philosophique? Afin de découvrir ce nouvel espace, transportons-nous dans une école primaire auprès d‘un groupe de cinquième année, soit des jeunes d‘environ 11-12 ans. Imaginons que leur salle de classe est transformée en communauté de recherche philosophique et suivons étape par étape leur progression.

Dans un premier temps, la salle de classe ordinaire est réaménagée de manière à ce que les participants (les élèves) et l‘animateur (l‘enseignant) forment un cercle. Cela permet aux membres de la communauté de recherche philosophique de se voir tout au long du dialogue, de s‘adresser la parole les uns aux autres avec aisance. Autour du cercle, quelques places sont destinées aux observateurs, membres silencieux de la communauté et dont le rôle est de préparer un bilan (portant principalement sur le processus de recherche). Pendant le dialogue, les observateurs noteront les outils de pensée, aussi nommés habiletés sociales et cognitives, qui y seront utilisés37.

36 Remarquons que pour instaurer ce nouvel espace, Lipman évoque l‘idée qu‘il faut transformer, et même

convertir, la salle de classe : « Thus, we can now speak of "converting the classroom into a community of inquiry" in which students listen to one another with respect, build on one another‘s ideas, challenge one another to supply reasons for otherwise unsupported opinions, assist each other in drawing inferences from what has been said, and seek to identify one another‘s assumptions ». Lipman, M. Thinking in Education, 2e éd., p.20.

37 Ces habiletés sociales et cognitives font notamment appel à la logique formelle et informelle. Elles permettent de donner de la structure tant à la recherche qu‘à la pensée des participants. À titre d‘exemple, on retrouve parmi celles-ci : comparer, clarifier, donner un exemple ou un contre-exemple, questionner, inférer, écouter (notamment, l'envers d'une position), etc. L‘usage judicieux de ces habiletés contribue à faire avancer la recherche philosophique menée en communauté et constitue un objectif d‘apprentissage. Ibid., p.151.

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Dans un deuxième temps, le groupe se partage à haute voix la lecture d‘un extrait d‘un roman philosophique38. Les romans philosophiques modélisent la pratique de la philosophie en communauté de recherche : ils mettent en scène des enfants en train d‘apprendre ensemble à penser par et pour eux-mêmes dans différents contextes : à l‘école, dans la famille, entre amis. Ils encouragent les membres de la communauté à imiter ce modèle39, c‘est-à-dire à s‘engager dans un dialogue et dans l‘acte de penser par et pour soi-même. La lecture partagée à voix haute permet à chaque participant d‘être entendu au moins une fois par les autres. Il s‘agit d‘une première prise de parole. Imaginons que notre groupe lise les deux premières pages du roman Harry Stottlemeier’s

Discovery40.

Dans un troisième temps, les participants sont invités à retrouver ce qui, dans le texte, a suscité chez eux de l‘intérêt. Cet intérêt peut s‘être manifesté par un sentiment d‘étonnement, par une question, par un passage qu‘ils auraient trouvé drôle ou déstabilisant, etc. Seuls ou en petites équipes, les participants formulent une ou plusieurs questions à partir de ce qui a suscité leur intérêt. Par exemple, une participante fictive nommée Sophie aime beaucoup ce passage du roman :

It probably wouldn‘t have happened if Harry hadn‘t fallen asleep in science class that day. Well, he didn‘t really fall asleep either. His mind just wandered off. The teacher, Mr. Bradley, had been talking about the solar system, and how all planets revolve around the sun, and Harry just

38 Les romans philosophiques écrits pour la pratique de la philosophie en communauté de recherche respectent certains principes, comme le fait de raconter une histoire (plutôt que d‘offrir des explications ou d‘énoncer des faits), de présenter plusieurs idées philosophiques différentes (plutôt qu‘une seule position) et d‘inviter le lecteur au questionnement (plutôt que de lui livrer une ou plusieurs réponses). Matthew Lipman et Ann M. Sharp ont écrit un roman pour chaque niveau scolaire, de la maternelle jusqu‘à l‘école secondaire. Ceux-ci permettent un apprentissage progressif des conduites et des habiletés en jeu dans la pratique de la philosophie en communauté de recherche.

39 La modélisation est l‘un des principes que respectent les romans philosophiques écrits pour la pratique de la philosophie en communauté de recherche. Elle facilite la mise en route de la communauté de recherche philosophique, car celle-ci n‘est pas toujours aussi simple qu‘elle n‘y paraît : « But the ordinary class does not know how to convert itself into such a community [discursive], so we have to draw them a picture – no, that‘s not the right way to put it – we first have to show them a model of a fictional community of inquiry and trust that they will more or less instinctively begin to emulate the model ». Lipman, M. Natasha :

Vygotskian Dialogues, p.10.

40 Lipman, M. Harry Stottlemeier’s Discovery, Montclair State College, New Jersey, Institute for the Advancement of Philosophy for Children, 1982, 96 p.

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stopped listening, because all at once he had the picture in his mind of the great, flaming sun and all the little planets spinning steadily around it41.

Pour faciliter la suite de notre exemple, nous utiliserons une partie de la traduction française de ce passage42. La phrase « His mind just wandered off. » a été traduite par « Son esprit était seulement parti à l‘aventure43 ». Sophie dit à sa voisine Mélissa, avec qui elle s‘est mise en équipe pour formuler une question, que c‘est l‘idée d‘un esprit qui part à l‘aventure qui lui plaît. En réfléchissant un peu plus, elle en vient à se questionner : un esprit peut-il vraiment partir à l‘aventure? Mélissa la relance en lui proposant une autre question : comment fait-on pour savoir que notre esprit est parti à l‘aventure? L‘échange se poursuit, jusqu‘à ce que Sophie et Mélissa trouvent une question qui les intrigue toutes les deux : qu‘est-ce qui se passe quand mon esprit part à l‘aventure? Les membres de la communauté peuvent ainsi s‘entraider pour formuler leurs questions, en tentant d‘en identifier le sens et de trouver les bons mots pour la composer. Ce n‘est cependant pas obligatoire et chacun est libre de procéder individuellement.

Dans un quatrième temps, les participants écrivent leurs questions sur un grand tableau pour qu‘elles soient partagées avec l‘ensemble du groupe. Le nombre de questions varie d‘une séance à l‘autre : parfois, le tableau n‘en compte que quelques-unes et d‘autres fois, il en est rempli. Chaque question est ensuite lue à voix haute. Lorsqu‘un membre de la communauté ne comprend pas une question, ses auteurs sont invités à la clarifier44.

Dans un cinquième temps, le groupe vote pour la question qui fera l‘objet de la recherche. Les membres de la communauté choisissent démocratiquement la question à laquelle ils désirent le plus répondre. Une seule question sera élue, sauf si, au cours de la recherche, ils répondent à la question et qu'ils veulent en choisir une autre. Le choix de la question par les membres de la communauté de recherche philosophique est un élément important pour le succès de la recherche. C‘est parce qu‘une question est intéressante aux yeux des élèves que ceux-ci auront envie d‘y réfléchir. Après tout, ce sont les participants

41 Lipman, M. Harry Stottlemeier’s Discovery, p.1.

42 Lipman, M. La découverte de Harry, trad. Haguette, M. et Lebuis, P., 87 p. 43

Ibid., p.3

44 La clarification des questions permet notamment au groupe de prendre conscience qu‘une même question

peut avoir plusieurs sens, selon les points de vue. Un mot ou une expression peut changer le sens d‘une question et projeter la recherche dans différentes directions.

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qui construisent ensemble la recherche. Leur intérêt pour la question, la possibilité de s'y reconnaître, enrichira la recherche et rehaussera la participation. Si le niveau d‘intérêt envers la question est bas, l‘engagement risque de l‘être également. Suite au vote, c‘est la question de Sophie et Mélissa, « qu‘est-ce qui se passe quand mon esprit part à l‘aventure? », qui est retenue par la communauté.

Le sixième temps est celui de la recherche, qui est plus long que les étapes précédentes. Les participants lèvent la main pour dire différentes choses : ce qu‘ils tiennent pour vrai au sujet de la question, comment ils pensent s‘y prendre pour répondre à la question, quel(s) terme(s) de la question ils aimeraient définir, quelques exemples pour illustrer le nœud de la question, etc. Tous les participants ont le droit de s‘exprimer ou de garder le silence. L‘animateur donne la parole, stimule la recherche et encourage les participants à créer des liens entre leurs idées, afin que se tisse un véritable dialogue. Chaque membre de la communauté est amené à écouter les interventions des autres membres, à aider un participant qui ne trouve pas les mots pour dire ce qu‘il pense, à demander de l‘aide aux autres lorsqu‘un élément manque à sa réflexion. Le dialogue se déroule dans un esprit d‘entraide, et ce, même si les idées arrivent à se confronter. Au terme d‘une recherche philosophique menée en communauté, tous sont gagnants : chacun a contribué à la construction d‘une recherche visant à répondre le mieux possible à la question formulée et élue par la communauté. En outre, chacun en ressort avec une compréhension plus riche de la problématique explorée.

À quoi ressemblerait une recherche philosophique menée en communauté à partir de la question de Sophie et Mélissa? Prenons deux interventions fictives, celles de Léa et de François, qui ont voté pour cette question. Voyons comment leurs interventions s‘inscrivent dans un dialogue. Ce sont les possibilités de liens entre les interventions qui nous intéressent.

Léa lève la main et dit : « lorsqu‘il part à l‘aventure, mon esprit me montre de belles images et moi j‘aime ça. » L‘intervention de Léa est brève et les autres participants semblent la comprendre. C‘est au tour de François, qui dit : « je n‘avais pas compris que l‘expression « mon esprit qui part à l‘aventure » voulait dire ça. Je pensais que ça voulait plus dire, le moment où notre conscience s‘endort quelque part et s‘éveille ailleurs, pour

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nous faire vivre quelque chose de différent. » L‘intervention de François suggère un autre sens à l‘expression contenue dans la question choisie par la communauté.

Le rôle de l‘animateur n‘est pas de déterminer qui a raison entre Léa et François, de juger leurs propos ou de dire comment lui a compris l‘expression « mon esprit qui part à l‘aventure ». Son rôle est plutôt d‘aider les participants à créer des liens entre leurs interventions, à donner des raisons pour soutenir leurs idées, à clarifier leurs propos, etc. Remarquons que les interventions de Léa et de François ont des ressemblances et des différences et qu‘à première vue, elles ne semblent pas se contredire. Toutes deux font appel à l‘imaginaire et à la mémoire des participants. Dans l‘intervention de Léa, il y a la notion de « belles images » alors que dans celle de François, d‘autres concepts entrent en scène : l‘ailleurs, le sommeil et l‘éveil. Un autre participant, ou l‘animateur, pourrait souligner ce que ces interventions ont en commun et formuler une question comme : « en quoi l‘imagination est un élément important pour décrire ce qui se passe quand notre esprit part à l‘aventure? » Ou alors, les deux idées pourraient se rejoindre dans une même hypothèse, ce qui donnerait quelque chose comme : quand mon esprit part à l‘aventure, ce qui se passe, c‘est qu‘il me fait vivre une expérience à la fois plaisante et inhabituelle, quand ma conscience est différente de ce qu‘elle est normalement. La communauté de recherche pourrait ensuite examiner cette hypothèse.

La recherche pourrait prendre une autre avenue si, plutôt que de joindre les interventions de Léa et François, elle amenait le groupe à proposer des exemples. « Avons-nous des exemples de fois où notre esprit est parti à l‘aventure pour nous montrer de belles images? Avons-nous des exemples de moments où notre conscience s‘est endormie quelque part et s‘est éveillée ailleurs et qu‘elle nous a fait vivre quelque chose de différent? » Chaque nouvelle intervention propulse la recherche dans plusieurs directions différentes, par ce qu‘elle apporte de neuf au sujet et par ses liens avec les autres idées. Chaque point de vue éclaire un peu mieux le sujet de la recherche, car celui-ci évoque des réalités différentes d‘une personne à l‘autre. À partir de deux interventions, il existe déjà de multiples possibilités de recherche.

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La recherche est donc une suite de plusieurs moments : les exemples, les tentatives pour définir des termes comme « conscience » et « esprit », l‘exploration d‘une hypothèse, l‘ajout d‘éléments à prendre en considération pour mieux répondre à la question, etc. Elle peut se poursuivre longtemps avant que les membres de la communauté n‘épuisent leur question. Quand ceux-ci choisissent une question qui les intéresse vraiment, ils ont du plaisir à intervenir et à écouter. Les observateurs souhaiteraient pouvoir prendre part à la recherche pour dire une chose à laquelle aucun participant n‘a encore pensé. Les liens entre les idées sont nombreux et la recherche philosophique est fertile.

Dans un dernier temps, ce sont les observateurs qui prennent la parole. Tout au long de la recherche, leur rôle était de noter les habiletés sociales et cognitives principales auxquels les participants et l‘animateur ont fait appel. Les observateurs disent quelles interventions étaient reliées, quels exemples ont été apportés, quelles hypothèses et définitions ont été formulées, etc.45 Cette dernière étape est importante, car elle favorise notamment la métacognition. Elle permet aux participants de revoir la recherche dans son ensemble et de porter attention à ses différents moments.

Après le bilan des observateurs, la séance est levée. Aucune conclusion, aucune réponse formelle ne sont données. L‘animateur (l‘enseignant) ne livre aucun message que les membres de la communauté pourraient interpréter comme étant la vérité. Ceux-ci sont autonomes et ils parviennent à leurs propres conclusions46. Chacun n‘a que soi comme ultime moyen de connaître, pendant qu‘autrui est là pour nourrir, remettre en cause et appuyer sa réflexion.

Dans la pratique de la philosophie en communauté de recherche, les enfants sont libres de jouer avec les idées. Les recherches ont une plasticité, elles sont appelées à être

45 Les habiletés sociales et cognitives peuvent également être relevées par les participants lorsqu‘elles apparaissent pendant la recherche. Cela permet de donner de la rigueur et de la structure au dialogue. Dire quelles habiletés sont utilisées au moment même où elles le sont permet de clarifier le contenu des interventions des participants et met en lumière les liens qu‘il peut y avoir entre ces interventions.

46 Pour Lipman, les membres de la communauté de recherche philosophique sont appelés à devenir autonomes, c‘est-à-dire à être capable de produire leurs propres jugements sur le monde, de choisir le genre de personne qu‘ils veulent être et le genre de monde dans lequel ils veulent vivre : « autonomous thinkers […] make their own judgments of the evidence, form their own understanding of the world, and develop their own conceptions of the sorts of persons they want to be and the sort of world they would like it to be ». Lipman, M. Thinking in Education, 2e éd., p.25.

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