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Aucun être n’a de substance ; s’ils subsistent, c’est qu’ils sont instaurés. (Latour, 2009, p. 10)

Dans cette partie, nous tâchons de comprendre la manière dont des scripts se sont peu à peu imposés pour parler de l’imprimerie et de ses gens et, corollaire, la manière dont des porte-parole ont pu emprunter ces scripts pour dire ce qu’ils avaient à dire.

Nous commençons avec ce qui s’est dit de Gutenberg à différentes époques, en observant la manière dont l’homme va devenir une figure d’inventeur pour finir par se confondre avec son invention et ne plus être remis en question. Ce premier point sera l’occasion de revenir sur Gutenberg en tant qu’inventeur inventé, en insistant sur un acteur – sur un actant – qui s’y attache largement : le vin. On insistera en effet sur les manières dont le vin s’est lié à Gutenberg et à l’imprimerie grâce à une analogie qui a ensuite été saisie par un grand nombre d’auteurs pour dire ce qu’ils avaient à dire. C’est ce lien entre l’imprimerie et le vin qui va nous conduire vers une autre proposition, vers un autre récit. Car il y a eu un autre inventeur inventé – Coster – dont l’histoire ne s’attache pas au vin. Ces deux

scripts vont s’affronter pour tenter d’occuper tout l’espace : Gutenberg versus Coster. Ce combat entre deux champions (victoire : Gutenberg) révèle la manière dont des acteurs, petits, parviennent parfois à s’agrandir tant ils captent et enferment des tas de choses autour d’eux.

Une fois que certains récits et certains acteurs seront un peu calés, nous serons plus en capacité de comprendre des discours a priori approximatifs. Par exemple, quelles sont les forces qui conduisent un célèbre parlementaire du XIXe siècle à prononcer devant un parterre de typographes des choses telles que : « Ah, on l’a dit souvent avec justesse et vérité, ce seizième siècle ressemblait au nôtre164. » En disant cela, il souhaite en fait convoquer à la table d’un banquet républicain les Dolet ou les

164Extrait du Compte-rendu du banquet typographique de l’an II de la République, le 16 septembre 1849. (p. 9) [En ligne]

116 Estienne du XVIe siècle, ces typographes légendaires qui faisaient attendre les rois ou composaient des pentamètres sur le chemin du bûcher165.

Le second chapitre, dans sa première partie, renvoie justement aux manières dont on pouvait raconter l’imprimerie et ses gens au temps de ces héros. C’est le récit d’un grand défilé festif lyonnais qui va nous révéler que les compagnons imprimeurs étaient attachés, dès cette époque, à une mission bien plus grande qu’eux. Les fêtes et banquets étaient autant d’occasions de déployer ces discours mythiques et émancipateurs pour l’humanité. On découvre tout de même que le mythe de l’imprimerie, même lorsqu’il se déploie ainsi de manière ostentatoire et grandiloquente, est dans doute déjà plastique, déjà adaptable et pratique pour tout un tas de situations.

Une seconde partie concerne des discours qui datent du XIXe siècle. Au milieu des banquets républicains, les typographes parisiens célèbrent le tarif avec leurs patrons dans la jeune et déjà menacée IIe République. En plus des Dolet et des Estienne, convoqués à travers les siècles, des sommités politiques – anciens imprimeurs – sont présentes et portent des toasts corporatistes. Les discours, s’ils s’inscrivent dans un héritage noble et ancien, font tout de même preuve de distance au mythe, ou du moins tordent-ils le bâton si fort que la glorieuse imprimerie et son histoire deviennent lourdes à manier, même si elles restent, apparemment, incontournables.

Gutenberg, inventeur inventé

Dieu souffre dans des multitudes d’âmes auxquelles sa parole sacrée ne peut pas descendre ; la vérité religieuse est captive dans un petit nombre de livres manuscrits qui gardent le trésor commun, au lieu de le répandre. Brisons le sceau qui scelle les choses saintes, donnons des voiles à la vérité, et qu’au moyen de la parole, non plus écrite à grands frais par la main qui se lasse, mais multipliée comme l’air par une machine infatigable, elle aille chercher toute âme venant en ce monde ! » Cet homme, qui se disait à lui-même ces belles paroles, et qui

165Il est dit, en effet, qu’Étienne Dolet eut un dernier mot d’esprit sur le chemin du bûcher, auquel il fut condamné pour hérésie en août 1546 : « Non dolet ipse Dolet, sed pia turba dolet » (Dolet lui-même ne souffre pas, mais la foule pieuse souffre) (Lalouette, 1989, p. 86). Quant à Robert Estienne, on raconte que François 1er dut un jour patienter pour se présenter à lui, « le temps que son travail de correction fut achevé » (Mellottée, 1905, p. 39).

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se posait ce problème pour le résoudre ou pour mourir à la peine, c’était GUTENBERG. (Lamartine, 1863, pp. 91-92)

Johann Gensfleish, dit Gutenberg n’a probablement jamais dit une telle chose de son vivant. C’est Alphonse de Lamartine qui, le premier, attache ces mots à l’inventeur allemand. Nous sommes au XIXe siècle. Ainsi, un peu à la manière de Ramses II devenant tuberculeux 3000 ans après sa momification (Latour, 2000), on pourrait dire que Gutenberg revêt le costume de « chevalier de l’intelligence166 » (Bechtel, 1992, p. 566) trois siècles après sa mort. Ce hiatus existe déjà avant le XIXe siècle, avec plus ou moins d’importance selon les époques. Mais Lamartine et d’autres vont contribuer à agrandir l’inventeur mayençais, en le plaçant, de manière définitive, « au début de l’humanisme, de la tolérance, de toute pensée moderne, de tout progrès humain » (Bechtel, 1992, p. 566).

En fait, on va confondre la force d’un homme avec celle qu’on lui prête (Latour, 2011, p. 32). Immense Gutenberg, dont le script attache et s’attache encore à bien des écrits contemporains et appuie toutes sortes de démonstrations par ailleurs irréconciliables. La citation du Gutenberg romantique et sentencieux de Lamartine – un Gutenberg impossible – est par exemple reprise in extenso dans un guide touristique parisien rédigé par deux journalistes-intellectuels167, dans un essai sur la publicité écrit par un homme d’affaires168 ou dans un ouvrage académique qui traite des nouveaux médias, signé par un universitaire169. Ajoutons enfin que Wikipedia, dans sa page en langue française consacrée à Johannes Gutenberg, reprend aussi cette phrase, dans la rubrique « citation ». C’est l’unique citation proposée et il est indiqué à sa fin, de manière assez troublante, « Gutenberg, 1455 (traduction d’Alphonse de Lamartine)170 ». On apprend ainsi que Gutenberg a prononcé ces mots en 1455, et que Lamartine les a traduits : voilà matière à décupler ce qu’Yves Jeanneret nomme

166L’expression est de l’historien Guy Bechtel (Bechtel, 1992, p. 566).

167Chao, R.., Ramonet, I., 2008, Guide du Paris rebelle, Paris, Plon.

168Bordas, N., 2011, L’idée qui tue, Paris, Eyrolles, p. 123.

169Lafrance J.-P., 2013, La civilisation du clic : La vie moderne sous l’emprise des nouveaux médias, L’Harmattan, coll. Communication et civilisation, p. 35.

118 la « destinée triviale171 » des mots prêtés à l’inventeur, et plus largement celle de l’imprimerie – et aussi, accessoirement, décupler la destinée triviale du texte de Lamartine. Wikipedia est probablement en train d’accélérer la « circulation créative » (Jeanneret, 2008, p. 14) de la figure de Gutenberg et du mythe de l’imprimerie172.

Finalement, la citation que l’on prête à Gutenberg – construite comme toutes les autres après la mort de leur prétendu locuteur – n’a pu exister que parce que son invention est « autant une technique qu’une métaphore173 ». Gutenberg est propulsé premier porte-parole de l’imprimerie, tandis que l’imprimerie porte toutes les paroles tandis que les porte-parole de l’imprimerie fondent l’inventeur dans l’invention, mobilisent cette sorte d’objet-valise174 (Flichy, 1995) pour dire ce qu’ils ont à dire. Ici, nous pourrions écrire, paraphrasant Patrice Flichy, que l’objet-valise « Gutenberg », ambigu, confus, utopique et au contour imprécis, laisse ouverte une large gamme de possibles (Flichy, 1995, p. 228).

Dans ce cas, pour résumer, l’inventeur est inventé grâce à son invention, tandis que son invention est saisie par des porte-parole au prisme de cet inventeur inventé. Ajoutons que cet objet-valise est d’autant plus facile à saisir, à manipuler, à attacher, qu’il est, au départ, quasiment vide. « Gutenberg reste un inconnu », écrit Guy Bechtel dans sa « biographie impossible » de l’imprimeur mayençais (Bechtel, 1992, p. 568, p. 570). « Il est connu même des enfants comme “l’inventeur de l’imprimerie”, mais sa vie et son œuvre nous restent en grande partie impénétrables » (Bechtel, 1992, p. 568).

171Nous voulons dire par là, avec Yves Jeanneret, que les objets et les représentations ne sont jamais figés. « Ils circulent et passent entre les mains et les esprits des hommes […]. Les objets s’enrichissent et se transforment en traversant les espaces sociaux. » (Jeanneret, 2008, p. 14)

172Ressaisissons-nous ici d’une citation de Bruno Latour, qui indique que « l’invention de l’imprimerie et ses effets sur la connaissance sont un cliché aussi vieux que l’imprimerie elle-même ». Il ajoute que « personne n’a renouvelé ce vieil argument autant qu’Elizabeth Eisenstein dans son livre capital » (Latour, 2000, p. 56, et Eisenstein, 1979). Nous pensons qu’aujourd’hui, dans une certaine mesure, Wikipedia a pris le relais d’Elizabeth Eisenstein.

173Nous importons ici une expression heuristique que Lucien Sfez emploie pour décrire les réseaux. Du même auteur, nous aurions tout aussi bien pu saisir la notion de « technologie de l’esprit », qui entre assez en résonance avec ce que nous essayons d’exprimer au sujet de l’imprimerie (Sfez, 1994, p. 78).

174L’imprimerie, confondue avec son inventeur, paraît correspondre à cette phase du processus de l’innovation technologique dans laquelle « la rencontre entre les différents mondes sociaux se réalise d’abord sous un mode imaginaire, c’est la phase de l’objet-valise » (Flichy, 1995, p. 226).

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Gutenberg, le vin et l’imprimerie

Cet employ demande du vin Pour mieux résister à l’ouvrage ; Comme notre emploi est divin, Il nous faut un divin breuvage175

Si l’on devait, pour décrire Gutenberg, pour le raconter, se référer uniquement aux très rares traces qu’il a laissées, on s’éloignerait définitivement de la figure du personnage romantico-progressiste communément admise. À la limite, on découvrirait un sous-patricien volage176, piètre gestionnaire, et ne payant pas ses dettes177. On exhumerait un Gutenberg très procédurier et sans doute colérique178. On découvrirait surtout un inventeur dont les capacités créatives devaient être émoussées, au vu des quantités de vin ingurgitées au quotidien. Voyons plutôt : entre l’été 1438 et l’été 1439, Johannes Gutenberg a payé des taxes sur le vin équivalentes à un volume de près de deux mille litres. L’historien Guy Bechtel précise, non sans malice, que « si on le considère comme n’ayant pas de famille – il n’a en principe ni femme ni enfant –, cela donne une moyenne de cinq litres et quart par jour. […] Gutenberg, c’est le moins que l’on puisse dire, n’a probablement pas été un buveur d’eau » (Bechtel, 1992, p. 195). Que faire de cette information, sinon questionner les capacités de l’inventeur à inventer quoi que ce soit ? Trop tard cependant, pour ce genre d’interrogations. Car l’association entre le vin et Gutenberg est déjà prise, elle est déjà complètement fermée, figée, muette.

175Extrait d’une pièce en vers, datée de 1690, et citée par Louis Morin (Morin, 1898, p. 10).

176Gutenberg, dans les documents officiels qui le mentionnent, est aussi bien placé avec les patriciens qu’avec les sous-patriciens ou les simples associés d’une corporation. Ces documents stipulent en outre qu’il a été poursuivi par une patricienne strasbourgeoise pour rupture en promesse de mariage, sans doute en 1436 (Bechtel, 1992).

177Gutenberg a été attaqué en justice par l’un de ses associés et créanciers, pour mauvaise gestion financière de leur entreprise. À partir de 1455 et jusqu’à la fin de sa vie, Gutenberg ne paie plus ses dettes, et fait l’objet de plaintes pour non-remboursement.

178En 1434, Gutenberg est exilé à Strasbourg mais demeure créancier de la ville de Mayence. Sa ville natale n’honorant plus ses dettes, l’inventeur va faire valoir son droit à « attaquer, inquiéter et saisir tout mayençais » (Bechtel, 1992, p. 186). Il fait ainsi emprisonner un fonctionnaire de Mayence de passage à Strasbourg. Quelques années plus tard, en 1436 ou 1437, lors du procès pour rupture de promesse en mariage, intenté contre Gutenberg, un cordonnier strasbourgeois témoignera en faveur de la plaignante. On ne connaît pas la teneur de ces propos. On sait en revanche qu’ils déclenchèrent une colère noire chez Gutenberg, qui traita le cordonnier de « pauvre type dans le besoin menant une pauvre et misérable vie de mensonges et de tromperies » (Bechtel, 1992, p. 208). Des insultes qui valurent à l’imprimeur de payer une forte amende à sa victime. « Gutenberg apparaît comme un emporté, un violent, un homme qui ne se maîtrise pas. » (Bechtel, 1992, p. 209)

120 Petit à petit, des porte-parole ont dû s’employer à faire taire ce vin, ces milliers de litres de vin. Il leur a fallu, pour cela, mettre ce vin au centre du dispositif technique et symbolique de l’invention de l’imprimerie. C’est-à-dire mettre le vin en boîte noire, et corollaire, ne plus l’interroger autrement que dans ses dimensions mythiques. Lamartine, encore lui, suggère par exemple que ce vin est source d’ivresse et d’inspiration. En fait, Gutenberg se serait inspiré d’un pressoir à vin pour fabriquer sa première presse à imprimer.

– Mais c’est tout simplement un pressoir que vous me demandez là, messire Jean ?

– Oui, répondit d’un ton grave et exalté Gutenberg ; c’est un pressoir en effet, mais c’est un pressoir d’où jaillira bientôt à flots intarissables la plus abondante et la plus merveilleuse liqueur qui ait jamais coulé pour désaltérer les hommes. Par lui, Dieu répandra son Verbe ; il en découlera une source de pure vérité. Comme un nouvel astre, il dissipera les ténèbres de l’ignorance et fera luire sur les hommes une lumière inconnue jusqu’à présent.

Et il se retira. (Lamartine, 1884, p. 187)

In vino veritas, littéralement. Là encore, Lamartine se saisit de l’objet-valise Gutenberg, avec ce qu’il contient, ce que d’autres y ont mis avant lui – souvent sur un mode imaginaire, comme dit Patrice Flichy (Flichy, 1995, p. 226) – et il le traduit, il l’altère. Car le fait de lier, d’attacher Gutenberg et son invention avec les vertus du vin ne date pas du XIXe. Ce script apparaît quelques années seulement après la mort de l’inventeur (1468). En témoigne la célèbre lettre écrite vers 1470 par Guillaume Fichet, recteur de l’Université de Paris et précoce promoteur de l’imprimerie typographique en France. Fichet adresse sa lettre à Robert Gaguin, ami et ancien élève. En voici un extrait :

C’est en effet aux environs de Mayence, dit-on, que vivait ce Jean surnommé Gutenberg, qui a le premier inventé l’art de l’imprimerie, grâce auquel, sans emploi de roseau ou de plume, mais au moyen de caractères métalliques, des livres sont fabriqués rapidement, correctement et également. Un tel homme mérite d’être porté aux nues par les muses, par les arts et par la langue de tous les amis des livres, lui qui a rendu un si grand service aux lettres et aux

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hommes d’étude. On a bien divinisé Bacchus et Cérès pour avoir appris à l’humanité l’usage du vin et du pain. Mais l’invention de Gutenberg est beaucoup plus agréable, beaucoup plus divine, puisqu’elle nous a donné des caractères à l’aide desquels tout ce qui se dit ou se pense peut être immédiatement écrit et livré à la mémoire de la postérité179.

Après Cérès et Bacchus, le pain et le vin, c’est désormais Gutenberg qu’il faut célébrer en tant que prescripteur d’une nouvelle nourriture. Nourriture céleste et matérielle.

Le patient zéro...

Le lien entre l’objet-valise Gutenberg et le vin va se durcir, quelques années après, par la médiation d’un poème à la gloire de l’inventeur. Au milieu du XVIe siècle (1551 ou 1552), un dénommé Jean Arnold de Bergel, correcteur dans une imprimerie à Mayence, écrit et publie plus de 500 vers à la gloire de l’imprimerie et/ou de Gutenberg. Ce poème retrace les origines de l’invention ; les vers 67 et 68 seront repris un grand nombre de fois, explicitement ou non.

Robora prospexit dehinc torcularia Bacchi,

Et dixit : proeli forma sit ista novi. (de Bergel, 1551 ou 1552180)

Si l’on excepte Guillaume Fichet et sa correspondance épistolaire, c’est là, semble-t-il, la première fois qu’un auteur lie un pressoir à vin, Gutenberg et son invention. Deux siècles plus tard, dans sa très documentée Histoire de l’origine et des premiers progrès de l’imprimerie (Marchand, 1740), Prosper Marchand demeure tout de même méfiant face à cette analogie entre la presse à imprimer et le pressoir à vin – entre l’imprimerie et le vin – entre Minerve et Bacchus. Lui pense que ces alliances, devenues historiques, ne sont peut-être que contingentes à recherche du « bon mot ».

Selon un Auteur voisin de ce Temps-là, ce fut […] l’Attention qu’il fit à un Pressoir-à-Vin, qui lui fit naitre cette Idée. […] Mais, ce pourroit bien n’être-là qu’un simple Jeu Poëtique, dont cet auteur auroit trouvé bon d’enrichir son Ouvrage. (Marchand, 1740, p. 6)

179Extrait de l’épître de Guillaume Fichet adressée à Robert Gaguin vers 1470, traduite du latin et publiée en 1889 dans

Epître adressée à Robert Gaguin par Guillaume Fichet sur l’introduction de l’imprimerie à Paris (reproduction héliographique de l’exemplaire unique de l’Université de Bâle), Paris, H. Champon.

180Extrait de Encomion Chalcographiae, poème de Jean-Arnold de Bergel publié pour la première fois en 1541, et repris par Prosper Marchand en 1740 dans Marchand, P., 1740, Histoire de l’origine et des premiers progrès de l’imprimerie, La Haye, Le Vier et Paupie, T. 2, p. 23.

122 Bon mot ou pas, ce n’est sans doute pas cela qui compte. Car l’analogie, de fait, essaimera au fil du temps, et on la retrouve dans bien des écrits des XIXe et XXe siècles.

Le vin fait tache d’huile

Ainsi l’avocat et homme de lettres Antoine-François Delandine évoque-t-il ces fameux vers de Bergel dans son Histoire abrégée de l’imprimerie (Delandine, 1800, pp. 11-12). L’imprimeur Jules Porthmann décrit quant à lui un Gutenberg « enflammé du désir d’arriver à son but » (ce qui n’est sans doute pas très éloigné de la vérité) : « Un pressoir attira ses regards ; le mouvement de la vis, qui répond à un poids immense, frappa tout à coup son imagination, et victorieux, dans la pensée, des obstacles qui l’arrêtaient, il conçut l’idée de la première presse. » (Porthmann, 1835, p. 9) Dans Le musée des familles, le journaliste Auguste Vitu opte pour un style plus direct : « Rien n’était plus simple que la première presse : c’était un pressoir à vin, légèrement modifié. » (Vitu, 1846, p. 373) Auguste Bernard, typographe érudit, imprimeur et historien de l’imprimerie, est quant à lui plus circonspect. Dans une note de bas de page au sein de son ouvrage consacré à l’origine de l’imprimerie en Europe, il se pose la question :

Quelle forme avait la première presse de Gutenberg ? Quelques auteurs, plus poètes que typographes, disent qu’elle était imitée des pressoirs à vin ; et cette opinion a été adoptée par notre célèbre statutaire David, qui a exécuté le Gutenberg de Strasbourg ; mais il suffit d’avoir une notion de l’imprimerie pour savoir qu’on n’aurait rien pu exécuter avec un pareil instrument. (Bernard, 1853, p. 158181)

Bernard, ici, se veut plus typographe que poète (il sait être l’un et l’autre). Il ajoute d’ailleurs, très didactique, que d’autres que les vignerons utilisaient des presses à ce moment-là. Celles des ateliers monétaires, par exemple, lui paraissent bien plus proches de la machine inventée par Gutenberg que les pressoirs à vin.

181Dans le même esprit, même sans être doté du même « sens typographique » que M. Bernard, on souhaite émettre un doute sur la possibilité que l’inventeur de l’imprimerie fut doté d’une si longue barbe. Cela nous paraît peu propice au maniement d’encres, de plomb brûlant, de cales diverses, de presses, de papier humide... Ce que l’on peut dire, c’est que ce Gutenberg statufié là ressemble à toutes les autres représentations de l’inventeur, qui elles-mêmes sont la

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