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Qu’est-ce qui unit un Griffarin de la fin du XVIe siècle et un ouvrier du Livre retraité du

Télégramme ? L’un ou l’autre de ces deux typographes ont-ils quelque chose en commun avec un metteur en page de l’imprimerie de presse à la fin du XIXe siècle ? Ou avec un compagnon imprimeur à l’aube de la Révolution française ?

On peut d’abord dire que chacun d’entre eux avait pour tâche de fabriquer du texte imprimé à partir de caractères mobiles en plomb. C’est ce que sont censés faire tous les typographes. On peut immédiatement préciser que tous ont plus ou moins à voir avec la livrée graphique du texte, avec son dessin. Mais en ajoutant cela, cette simple notion, nous basculons déjà dans autre chose. Car dessiner un texte, c’est participer à son énonciation collective, et ce n’est pas rien271. Nous avons vu par exemple que parfois, le dessin était presque en mesure de remplacer le dessein, que le message n’était presque plus que typographique272.

C’est-à-dire qu’en matière de typographie, dès que l’on s’échappe du registre du savoir-faire technique (manipuler des caractères mobiles de plomb), dès que l’on y ajoute autre chose (la livrée graphique, par exemple), un potentiel d’attachements possibles, de traductions possibles, se déploie et peut augmenter de manière substantielle273. C’est aussi cela qui rassemble les typographes à travers les âges. C’est-à-dire que depuis le début de leur histoire, parce qu’ils sont là où ils sont (à l’interface de la matérialité des écrits) les typographes sont capables de lier un geste répétitif (la main qui va de la casse à la galée) avec tout le savoir de l’humanité, et cela sans transition, du coq-à-l’âne. Dans une certaine mesure, les présences au monde possibles des typographes sont situées à l’intérieur d’un

script balisé par ces deux pôles si extrêmes qu’au fond, tout est possible ou presque.

271 Les notions de livrée graphique et d’énonciation collective, que nous avons déjà utilisées, sont empruntées à Emmanuel Souchier (Souchier, 1996).

272 Voir au point A.3.

273 Dans une certaine mesure, d’ailleurs, le registre des savoir-faire techniques (manipuler des caractères mobiles de plomb) peut aussi être lié à d’autres discours : les médiologues nous enseignent qu’on ne manie pas le plomb à la légère.

195 Par exemple, les typographes lyonnais du XVIe siècle défilent en l’honneur du roi tout en ne respectant aucun de ses édits274 ; au XIXe siècle, les typographes parisiens peuvent se battre pour la liberté d’expression, puis ne plus se battre pour elle, alors qu’elle est peut-être enfin atteignable275 ; pendant la Seconde Guerre mondiale, des typographes impriment la presse d’Occupation, et les mêmes, en 1944, impriment les journaux de la Libération.

Si tout semble possible, c’est aussi que des typographes et d’autres ont travaillé à ces conditions de possibilités. Selon les époques et de manière non linéaire, ils ont été plus ou moins en mesure de

traduire un grand nombre d’objets pour dire ce qu’ils avaient à dire, ou faire ce qu’ils avaient à faire. On peut penser à Gutenberg (à ce qui est permis par la médiation de Gutenberg) : mort à la fin du XVe siècle, saisi ensuite de temps à autre par des typographes, mais surtout réinventé trois siècles plus tard en tant que figure tutélaire d’une imprimerie originelle, pure, désintéressée, attachée à une mission divine. N’importe quel typographe peut enrôler cette figure d’inventeur s’il a besoin de s’attacher à la mission de l’imprimerie, ou s’il a soif, d’ailleurs.

Car Gutenberg et l’imprimerie ont partie liée avec le vin : à mission divine, divin breuvage, à tel point que le vin est instauré de telle sorte qu’il est en capacité de devenir un des appuis du goût des typographes, qui semblent d’ailleurs en faire un usage immodéré276. On peut boire du vin, donc, lorsqu’on est typographe, on peut aussi jouer au foot dans l’atelier, ou lire, ou faire toute autre chose. Tout se passe comme si être typographe, c’était aussi maîtriser une part assumée et revendiquée de dilettantisme. « L’art d’imprimer », comme ils disent, se conjugue très bien avec le fait de ne rien faire, du moins si le typographe sait se consacrer à l’un et à l’autre aux moments adéquats277. On peut dire qu’être typographe, c’est aussi être en capacité de « caler » sans déroger. Corollaire : il s’agit

274 Voir au point A.2.2.1.2.

275 Voir au point A.2.2.2.3.

276 Précisons que nous ne prétendons pas ici que les typographes boivent davantage que d’autres. Nous disons seulement que dans le monde de l’imprimerie, le vin est en capacité d’inspirer en même temps qu’il désaltère, il est valorisable et valorisé. Il est d’ailleurs presque systématiquement présent dans les discours sur le monde de l’imprimerie.

196 aussi d’un biais inattaquable pour s’aménager des pauses, dans une imprimerie insalubre et bruyante278, ou, du reste, dans une imprimerie (de presse) où l’on s’ennuie.

Car même si l’on est en capacité de lier un geste répétitif à une mission qui nous dépasse, et donc en capacité d’agrandir ce geste, le travail dans l’imprimerie de presse – a minima au Télégramme – est le plus souvent monotone. Observer les chats sur les toits voisins au XIXe siècle ou jouer au foot dans l’atelier en 1970, c’est aussi s’extirper des lieux de travail cadencé pour s’offrir des espaces de liberté où l’on peut continuer à se dire typographe, à dire « nous, typographes ».

Mais tout ce dilettantisme appliqué, toutes ces tactiques des typographes pour être à ce qu’ils font avec le moins d’inconvénients possible peuvent être déployés seulement parce que ces gens ont une connaissance très fine de leur métier. Temps, cadences, gestes, produits, matières, machines : ils maîtrisent chaque procès de travail à outrance et sont capables de le décomposer à l’envi. Parfois même mieux que leurs employeurs279. Attention, d’ailleurs, car on ne peut jamais vraiment savoir ce que cette paire (dilettantisme appliqué + connaissance du travail) peut enrôler : le typographe peut certes rêvasser, mais personne, si ce n’est un autre typographe, ne peut dire si tout cela ne va pas évoluer vers une « brisure » mal intentionnée ou même vers un « tric » : vers de la lutte280.

Car cette expertise est un levier dans la négociation, c’est grâce à elle que les typographes furent en capacité de négocier le tarif ou la commandite au XIXe siècle281. Bien avant cela d’ailleurs, dès le XVIe siècle, on sait que les fautes, les manquements aux règles étaient mis à l’amende de manière très pragmatique : le solde était redistribué régulièrement pour être investi et dans des banquets et

dans des caisses se secours. Chapelles et confréries, puis mutuelles et syndicats, découlent de cette capacité à la solidarité dans l’atelier282.

278 Voir au point A.3.1.

279 Voir au point A.1.3.5.2.

280 Voir au point A.1.3.2.3

281 Ibid.

197 Ce qu’il y a d’unique, finalement, dans la vie que les typographes font, c’est ce script très balisé en même temps que très investissable pour dire et faire un tas de choses. Le goût, la présence au monde

des typographes regorge de tellement d’appuis, patiemment enrôlés au fil des siècles, que l’on peut dire avec Bruno Latour que « la plupart des choses dont [les typographes] ont besoin pour agir se trouvent déjà sur place » (Latour, 2006, p. 285), sont déjà disponibles pour raconter à peu près ce que l’on souhaite raconter ou pour disposer d’un très vaste catalogue de techniques sociales.

Au fond, pour décrire le monde des typographes par une allégorie, on peut imaginer, à la fin du XIXe siècle, deux journalistes duellistes risquant la blessure ou la mort au nom de leur honneur pendant que les typographes du journal parient déjà sur un vainqueur et trinquent grâce à la récolte des mises.

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