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Ce que l’on trouve, au commencement historique des choses, ce n’est pas l’identité encore préservée de leur origine, – c’est la discorde des autres choses, c’est le disparate. (Foucault, 1971, p. 148)

L’histoire de l’imprimerie est chargée d’approximations, de contrevérités, de mythes. « L’invention de l’imprimerie et ses effets sur la connaissance, dit Bruno Latour, sont un cliché aussi vieux que l’imprimerie elle-même. » (Latour, 2000, p. 56). Ainsi, depuis son invention, on a l’habitude d’octroyer à l’imprimerie et à ses typographes des missions irréalisables. Citons-en une, parmi tant d’autres : les typographes doivent « procurer à l’humanité la liberté de la pensée par la liberté de l’imprimerie64». Plutôt que de nous perdre nous-mêmes dans ces clichés, plutôt que de les subir, nous avons décidé de sélectionner et de développer, de manière diachronique, trois aspects, trois traits saillants de l’histoire de l’imprimerie qui ont marqué le groupe des typographes.

Nous nous penchons d’abord sur le fait qu’à sa découverte, et lors des cinq ou six décennies qui suivent, l’imprimerie entre et se développe dans le monde des livres sans le bouleverser. Elle s’immisce dans un collectif déjà quasi industriel qui lui préexiste, et qui va lui survivre. Pour développer ce point de vue, nous nous saisissons d’écrits qui racontent la genèse et les débuts de l’imprimerie en insistant à plusieurs reprises sur un récit qui a marqué l’histoire de l’imprimerie : le voyage à Paris de l’associé et créancier de Gutenberg, un dénommé Fust. De manière générale, les textes retenus ont ceci de particulier qu’ils développent, de temps à autre, l’idée d’un monde du livre collectif où chacun joue avec un nombre indéfini de contingences. Nous exploitons donc les récits des débuts de l’imprimerie à travers ce prisme du travail collectif, depuis les travaux de l’imprimeur et libraire Jean de la Caille, publiés en 1689, jusqu’aux ouvrages contemporains d’historiens tels que

64 Extrait du compte-rendu du banquet typographique de l’an II de la République, le 16 septembre 1849. (p. 2).

44 Lucien Febvre ou Guy Bechtel. Citons aussi, chronologiquement, l’universitaire et bibliothécaire André Chevillier (Chevillier, 1694), le libraire Prosper Marchand (Marchand, 1740), le précepteur, bibliographe et journaliste Pierre Lambinet (Lambinet, 1758), l’historien, archiviste et homme politique Pierre-Claude-François Daunou (Daunou, 1802), l’écrivain et journaliste Auguste Vitu (Vitu, 1846), l’imprimeur et homme politique Paul Dupont (Dupont, 1854), l’éditeur Albert Quantin (Quantin, 1877), l’helléniste Émile Egger (Egger, 1880), l’historien Louis Radiguer (Radiguer, 1903) et l’éditeur Léo S. Olschki (Olschki, 1914). Autant de savants bibliophiles qui se saisissent de l’histoire de l’imprimerie avec une forme de distance au mythe, qui sont à même d’offrir des prises à une lecture – une interprétation – de l’histoire de l’imprimerie que nous espérons apaisée. Nous opérons une sorte de grand écart entre les siècles, afin de rapprocher ces auteurs, pour partager avec eux, in fine, une continuité d’initiatives. C’est à travers leurs écrits que nous tentons de parler de l’imprimerie, du monde du livre, comme une entreprise collective où plusieurs types d’acteurs doivent coopérer.

Les collectifs ainsi posés, nous nous intéressons, dans un deuxième point, à la manière dont ils fonctionnent. Nous observons qu’au sein du monde des livres, le travail est découpé, divisé, fractionné. Il y avait dans les débuts de l’imprimerie bien des manières de devenir, de se désigner et d’être imprimeur. La plupart des historiens n’en retiennent et n’en racontent qu’une : la filière parisienne, universitaire, adulée et contrôlée. En son sein, nous nous penchons sur une question qui nous paraît essentielle : comment s’est organisée la répartition du travail entre les libraires et les imprimeurs ? Demander cela, c’est plonger dans l’imbroglio de l’organisation des métiers sous l’Ancien Régime. Sans démêler tous les nœuds de complexité, sans ouvrir toutes les boîtes noires laissées par le réel d’alors et les interprétations différentes qu’en font les historiens, nous proposons une vision/une version de la manière dont a pu s’opérer le partage des tâches entre certains libraires et certains imprimeurs. S’il y a bien eu redéploiement des places et des rôles de chacun, il s’agit

45 surtout pour eux de se répartir le butin de manière très pragmatique. C’est ce que nous avons appelé

le partage du monde du livre.

Ce partage ne profite pas à tout le monde : le typographe en est exclu. Il entre dans le monde du livre alors que ce dernier cherche à mettre en place une organisation rationnelle et capitaliste au sein de laquelle le typographe est un exécutant, un subalterne face aux maîtres. À l’échelle de l’atelier d’imprimerie – celle qui nous intéresse, finalement –, nous tentons de rendre compte de la diversité et de la division du travail qui se met en place et qui va perdurer quatre siècles.

On assiste ainsi à la mise en place d’une industrie collective, contingente et pragmatique. Dès le début. Dès le début également, le découpage du travail sera très poussé, hiérarchisé, et dessinera l’espace d’un atelier où les tâches seront réparties entre deux pôles. Celui de la presse d’abord : il s’agit du domaine de ceux qui manient la presse, les pressiers, et que l’on désigne souvent comme les « ours ». Le pôle de la casse, ensuite : le domaine des typographes65 (compositeurs et cassiers) qui manient les caractères de plomb et que l’on surnomme les « singes66 ».

À ces deux traits distinctifs du monde de la fabrication des imprimés – à savoir : un travail collectif et un travail divisé et hiérarchisé – et tandis que nous nous sommes rapproché des typographes, nous pouvons ajouter une troisième caractéristique de cet univers : la solidarité qui le traverse et qui est parfois en capacité de s’incarner dans certaines modalités majeures de regroupement, d’être ensemble. Il s’agit d’abord du couple chapelle d’atelier-confrérie, sous l’Ancien Régime, qui va

65 Il faut à ce stade préciser et saisir ce que le terme de typographe recouvre. Employons pour cela la définition proposée dans Le dictionnaire de l’argot des typographes, élaboré au XIXe siècle par le typographe Eugène Boutmy : « Ne sont pas typographes tous les ouvriers employés dans une imprimerie : celui seul qui lève la lettre, celui qui met en pages, qui impose, qui exécute les corrections, en un mot qui manipule les caractères, est un typographe. » (Boutmy, 1878, p. 4)

66 Cette manière de désigner les typographes (les « singes ») et les pressiers (les « ours ») est spécifique à l’argot du monde de l’imprimerie. Dans son dictionnaire, qui traite de ce langage, Eugène Boutmy précise que ces expressions datent du XVIII, et ne sont pas très employées à la fin du XIXe siècle, « elles ont vieilli », dit-il (Boutmy, 1878, p. 98, p. 112). Elles ont pourtant survécu, et sont presque systématiquement saisies aujourd’hui dans les ouvrages sur l’histoire de l’imprimerie et de ses gens. On les utilise davantage, par exemple, que les dénominations d’« hommes de lettres » (typographes) ou d’« hommes du barreau » (pressiers), qui avaient court au XIXe siècle, et que l’on ne retrouve presque plus aujourd’hui.

46 glisser, après la Révolution, vers le bain corporatif particulier d’un binôme mutuelle-syndicat. Dans tous les cas, il s’agit de comprendre une dynamique, un processus – une culture67 ? – typique de l’atelier d’imprimerie, et qui permet de commencer à dessiner ce que nous allons appeler, par la suite,

une présence pragmatique au monde (Hennion, 2005, p. 14).

Les discrétions de l’imprimerie

C’est un fait digne de remarque, que l’invention qui a contribué le plus puissamment à perpétuer les souvenirs historiques n’ait pu jusqu’à ce jour répandre quelque clarté sur le mystère qui enveloppe sa propre origine. (Fournier, 1825, p. XIV)

Personne ne sait vraiment qui a inventé l’imprimerie, ni dans quel endroit. C’est seulement vers le XIXe siècle que le script Gutenberg-Mayence l’emporte. Jusque-là, un grand nombre d’auteurs a tenté d’arrêter un « qui » et un « où ». Ce débat, ces conjectures montrent aussi que l’imprimerie et ses gens se sont immiscés dans le monde des livres pas à pas sans laisser beaucoup de traces. Selon nous, les récits du voyage de Fust à Paris révèlent en creux cette discrète progression de l’imprimerie.

Naissances de l’imprimerie : champions et clochers

Depuis la fin du XVe et jusqu’au XIXe siècle, ceux qui tentent d’élaborer une histoire de l’imprimerie conjecturent sur les origines de cet « art68 ». Ainsi, lorsqu’il écrit son Analyse des opinions diverses sur l’origine de l’imprimerie, Pierre Daunou, un historien du XIXe siècle rappelle que trois siècles avant lui, des érudits se demandaient qui, de Saturne, de Dieu, d’Adam, de Cicéron ou de Charlemagne avait bien pu inventer l’imprimerie (Daunou, 1802, pp. 40-41). Quand l’éventail des potentiels inventeurs devient plus raisonnable, des auteurs continuent de s’affronter pour déterminer qui, de Johann Gutenberg, Johann Fust, Peter Schöffer, Prokop Waldvogel, Laurent Coster, Nicolas Jenson, etc. en est le véritable découvreur.

67 Si la notion de « culture » n’est pas centrale dans notre travail, nous souscrivons tout de même à une acception particulière du terme lorsque nous évoquons une « culture d’atelier » (voir point 1.3.3.1).

68 Nous avons retenu une cinquantaine d’ouvrages, qui traitent directement de l’invention et du développement de l’imprimerie, et dont les dates d’édition s’étalent de 1556 à 1900 (voir en bibliographie).

47 En plus de ces figures d’inventeurs, les récits de l’invention de l’imprimerie s’attachent à des villes. Leurs auteurs se mesurent, preuves à l’appui, pour affirmer que telle ou telle ville est le « berceau de l’imprimerie ». De façon systématique et souvent grandiloquente, ils effectuent une analogie avec les sept villes grecques qui revendiquent la naissance d’Homère. Ils annoncent ainsi laquelle de Mayence, Harlem, ou Strasbourg (Chevillier, 1694, p. 2 ; Crevier, 1761, p. 327), ou même de Dordrecht, Rome, Boulogne, Venise, Feltri, Augsbourg, Nuremberg, Russembourg, Bâle ou Lubeck (Marchand, 1740 p. 93) a vu naître l’imprimerie. Disons qu’un certain nombre de porte-parole de l’imprimerie s’affrontent pour désigner un champion à l’abri d’un clocher. En 1740, dans un ouvrage très érudit et qui fait date, le libraire et bibliographe Prosper Marchand écrit déjà :

C’eſt quelque-choſe d’aſſez ſurprenant, que le Nombre conſidérable de Traités Hiſtoriques, Critiques & Polémiques, touchant ce Point de l’Hiſtoire Moderne ; & ce ne ſeroit pas une petite Affaire, que de dreſſer un Catalogue exact & raiſonné de tous les auteurs qui ont écrit ſur ce Sujet, ſoit simplement par Occaſion, ſoit de Propos délibéré. (Marchand, 1740, p. 3)

Une lecture du Gutenberg de l’historien contemporain Guy Bechtel rappelle en outre que les disputes se sont poursuivies bien après le XVIIIe siècle de Prosper Marchand (Bechtel, 1992). Où et par qui a été inventée l’imprimerie ? On ne sait pas. Bechtel évoque un « catalogue de possibilités d’interprétation », un « stock de rêves des érudits » qui s’enrichit encore aujourd’hui (Bechtel, 1992, p. 39). Dans un article fleuve paru en 1846 dans le journal Musée des familles, Auguste Vitu, journaliste et écrivain, décrit ce brouillard originel : « Rien n’est d’ailleurs plus confus, moins explicable et moins authentique que l’histoire des premiers essais du quinzième siècle » (Vitu, 1846, p. 99). Nous prenons au sérieux ce point de vue du milieu du XIXe siècle. Ce qu’il faut selon nous, c’est tenter d’intégrer à l’analyse ce désordre qui caractérise les premiers temps de l’imprimerie. Tel un postulat de base, il nous indique, en creux et a minima, que l’entreprise nouvelle concerne diverses gens et divers endroits, sans que l’un ou l’autre des lieux et des personnes ne puisse véritablement s’en attribuer la primauté.

48 Quelques auteurs ont creusé cette piste. Ils ont tenté d’évoquer l’invention de l’imprimerie comme un phénomène processuel, contingent et collectif. Ainsi Pierre Lambinet par exemple, qui fut, au cours des XVIIIe et XIXe siècles, précepteur, bibliographe, journaliste et historien. Selon lui :

Tous ceux qui ont visité les ateliers des graveurs, des imprimeurs, des fondeurs, des papetiers, et qui ont étudié leurs divers procédés, confesseront de bonne foi qu’il est impossible qu’un seul homme ait inventé la typographie69 ; et qu’il est absurde qu’une ville quelconque se couvre exclusivement de cette gloire. (Lambinet, 1798, pp. 84-85)

Graveurs, imprimeurs, fondeurs, papetiers... dès le XVe siècle, le monde de l’imprimerie rassemble plusieurs artisanats, plusieurs types d’ateliers, de technicités. C’est un collectif. Mais lorsque l’on dit cela, il faut ajouter que ce n’est pas l’invention et la mise en œuvre des procédés d’impression typographique qui créent ce collectif. Il préexistait à l’imprimerie dans le monde du livre. Il s’agit en fait d’inscrire le petit monde de la composition chaude dans un cadre plus large, dans la continuité – le continuum – de l’organisation de la fabrication des livres.

Les livres avant l’imprimerie

Les livres existaient avant l’imprimerie. Alors que cette dernière est mise au point vers le milieu du XVe siècle, la production de manuscrits est à son apogée en Europe, et ce de manière quasi industrielle. Depuis le XIIe siècle, les monastères connaissent une concurrence grandissante, des universités comme de la société laïque70. Affranchies peu à peu de la tutelle de l’église, les grandes universités sont devenues des corporations privilégiées, autonomes, qui instaurent une organisation spécifique de fabrication, de commercialisation et de prêt des manuscrits nécessaires à l’enseignement

69 Ici, « typographie » veut dire « imprimerie ».

70 Les historiens divisent en deux grandes parties l’évolution du livre manuscrit en Europe occidentale, la période monastique et la période laïque. La période monastique s’étend depuis la chute de l’empire romain jusqu’au XIIe siècle : l’ensemble des établissements ecclésiastiques a le monopole de la production du livre et de la culture livresque. La période laïque s’étend de la fin du XIIe jusqu’au début du XVIe siècle. La fondation des universités, le développement de l’instruction chez les laïcs ainsi que la formation d’une nouvelle classe bourgeoise vont faire augmenter la demande et produire de grands changements dans la manière de produire les manuscrits. (Febvre, Martin, 1958, pp. 41-63).

49 qu’on y prodigue71. La Sorbonne emploie de nombreux copistes, enlumineurs, relieurs, tous placés sous le contrôle de libraires. « Bien avant Gutenberg, le livre d’école est abondamment multiplié. » (Bechtel, 1992, p. 10272). Parallèlement, un système de production de manuscrits vient satisfaire le goût de la lecture d’une nouvelle classe bourgeoise urbaine et instruite apparue avec le déclin de la féodalité au XIIIe siècle. Des ateliers indépendants laïques se multiplient pour répondre à la demande grandissante des particuliers et à celle de bibliothèques nouvelles. La production la plus rentable reste cependant celle des « livres d’heures », avec lesquels les fidèles marquent ostensiblement leur rang lorsqu’ils se rendent à l’office. De grands ateliers florentins, français ou allemands sont célèbres pour la qualité ou la popularité des manuscrits qu’ils confectionnent ; tous artisanats confondus, ils peuvent employer jusqu’à cent personnes. Ces ateliers attirent une clientèle internationale, et demeurent pendant longtemps prospères et insensibles aux changements survenus avec l’arrivée de l’imprimerie. Lucien Febvre et Henri-Jean Martin expliquent que ce n’est que vers 1510 que le livre imprimé tend à supplanter le manuscrit. Il s’agit donc d’un phénomène assez progressif : pendant 60 ans, les deux modes de fabrication des livres cohabitent. Dans la seconde moitié du XVe siècle, les premiers artisans à avoir recours à la presse à imprimer y voient avant tout la possibilité de fabriquer des livres à moindres frais. Les lecteurs, quant à eux, posent les mêmes questions à l’imprimerie qu’à la calligraphie : universitaires, clercs, bourgeois, n’y trouvent qu’une innovation technique commode, utile pour la multiplication des textes (Febvre, Martin, 1958, p. 374, p. 375).

71 Ce système, appelé la « pecia », était sans nul doute efficace et couvrait les besoins en livres de l’Université. Disons succinctement qu’il s’agissait d’un système où l’institution disposait, pour ses étudiants, d’un fonds de manuscrits de bonne qualité (les « exemplars »), nécessaires aux enseignements et disponibles au prêt. Ces ouvrages étaient reproductibles à l’envi par les étudiants, par bribes ou entièrement, à l’intérieur d’un système contrôlé par l’Université.

« Cette méthode avait le grand avantage d’éviter des altérations de plus en plus graves, de copie à copie, puisque chacune était faite à partir d’un même modèle unique » (Febvre, Martin, 1958, p. 50). Les premières presses à imprimer introduites à la Sorbonne n’eurent d’ailleurs pas vocation, dans un premier temps, à reproduire les grands textes universitaires, tant la pecia remplissait correctement cette fonction.

72 Les repères et informations historiques contenues dans ce paragraphe sont tirés de l’ouvrage que l’historien Guy Bechtel a consacré à Gutenberg (Bechtel, 1992).

50 La fabrication des livres imprimés ne s’impose définitivement que vers le milieu du XVIe siècle73 et on retient, avec Guy Bechtel, que « l’imprimerie n’a inventé ni le livre, ni la série, mais une autre façon de faire ces livres, ces séries » (Bechtel, 1992, p. 105). Cette continuité du livre et de sa production en série, avant et après l’apparition des imprimés ne doit pas être négligée. Plus qu’une rupture, et a fortiori qu’une révolution, on envisage l’imprimerie, son apparition et sa généralisation, comme une évolution dans la manière de fabriquer les livres.

Les premiers secrets de l’imprimerie – Le voyage de Fust à Paris

Les premières photographies singeaient la peinture, le cinéma s’est inspiré du théâtre, les premiers wagons de chemin de fer ressemblaient à des diligences… L’imprimerie imite la calligraphie, les incunables ressemblent aux manuscrits. Pour le médiologue Régis Debray, c’est un processus normal, on a souvent affaire à une sorte « d’alignement instinctif » du nouveau sur l’ancien (Debray, 2001, p. 277). En matière de livres imprimés pourtant, il ne s’agit pas que de cela, car l’imprimerie imite la calligraphie en secret.

La grande majorité des travaux qui traitent de l’invention de l’imprimerie converge sur le fait que Gutenberg et ses associés successifs ont toujours travaillé dans le plus grand secret. Il s’agissait qui plus est d’un secret officiel, contractualisé entre partenaires. Certains ouvrages, tel celui de l’imprimeur et député Paul Dupont au XIXe siècle, évoquent même un « serment sur la Bible74 » (Dupont, 1854, p. 35). Au XVIIIe siècle déjà, Prosper Marchand recensait toute une littérature pour ainsi dire « contemporaine » de la découverte qui décrivait comment les premiers typographes s’escrimaient à dissimuler leur invention (Marchand, 1740, p. 26, note P).

73 Lucien Febvre et Henri-Jean Martin indiquent qu’en 1550, les manuscrits « ne sont plus guère consultés que par des érudits » (Febvre, Martin, 1958, p. 392).

74 Dans son histoire de l’imprimerie, le typographe imprimeur Paul Dupont explique que Fust, qui fut un temps associé et créancier de Gutenberg, « faisait prêter serment sur la bible à ses ouvriers de ne point révéler les secrets qu’il employait » (Dupont, 1854, p. 35).

51 En creux, on devine chez ces derniers des attentes considérables – à la hauteur des sommes mises en jeu. L’économiste Dominique Guellec évoque l’équivalent de quatre millions d’euros investis par Gutenberg et les siens dans la recherche qui a donné lieu à l’imprimerie, un chiffre « très élevé pour l’époque » (Guellec, 2004, p. 21). Ces attentes sont l’objet d’incessantes querelles. Des procès entre les différents associés ont lieu presque systématiquement, à Strasbourg puis à Mayence. D’anciens collaborateurs s’affrontent sur des questions financières. Nous sommes très loin de l’image d’Épinal75

qui représente un artisan typographe isolé, pauvre et altruiste, dont le seul but serait d’éclairer l’humanité à l’aide de la divine imprimerie76. Gutenberg et ses équipiers, plutôt que de s’aligner « instinctivement » sur les manuscrits, les copient à dessein pour s’enrichir.

Afin de décrire la relation entre l’imprimerie et le monde du livre d’alors, saisissons-nous de l’exemple du voyage à Paris de celui qui fut l’associé et le créancier de Gutenberg, le banquier mayençais Johann Fust, jusqu’à ce que ce dernier réclame son dû à l’imprimeur débiteur. Un procès, remporté par Fust, a lieu à Mayence en 1455 et marque sa rupture avec Gutenberg77. C’est vraisemblablement donc seul qu’il effectue un voyage à Paris entre 1462 et 1466 pour vendre à son compte des exemplaires de ce qui est considéré comme un des premiers incunables, la bible B4278, imprimée sur des cahiers de vélin ou sur papier79.

Cette anecdote nous permet, tout d’abord, d’envisager la bible B42 de manière particulière,

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