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2-1 La disparition de la fonction d’information

On peut rapprocher ce phénomène de celui de la diminution de la fonction d’information que remplit l’inspection du Travail elle-même. Interrogé sur la formation que ferait l’INTEFP à cette fonction de la profession, le responsable de la formation se souvient de son travail pour rédiger les “ aperçus ” quand il a commencé dans la profession. Mais il affirme ne pas savoir si cette fonction est toujours d’actualité aujourd’hui et remarque qu’aucune formation n’est donnée à la confection, à l’analyse et à l’utilisation de ce genre de données.

“ R : Je me rappelle quand j’ai commencé ça fait 20 ans, effectivement on faisait des aperçus trimestriels, des aperçus mensuels etc. Je ne suis pas sûr que ça se fasse encore de manière continue ... Enfin moi je pense que ce rôle d’information, il est si ce n’est complètement disparu, en tout cas il s’est modifié, il s’est même atténué voire il a disparu à certains endroits. (…) Et pour aller plus loin, dans l’appareil de formation, je suis persuadé du contraire. Ce volet information de l’inspection du travail, canal d’information, ce n’est pas quelque chose que l’on développe beaucoup. Même si dans la convention de 1981, c’est une des missions de l’inspection du travail -l’information de l’autorité centrale sur ce qui se passe sur le terrain. ”

La question que nous posions était celle de la plus ou moins grande connaissance de la diversité des situations de régulation du travail et de l’emploi que les inspecteurs tiraient de leurs analyses de terrain faites à l’occasion de leur formation à l’INTEFP. Sur ce point, la réponse qui apparaît la plus plausible est que la représentation dominante que les inspecteurs utilisent est celle du travail ouvrier dans les industries de production. Si l’on reprend la distinction qui avait cours au moment de la dénomination de l’inspection et du Ministère du Travail, ils continuent à se définir comme des inspecteurs du “ Travail ” et ne se préoccupent que secondairement de la situation des “ employés ”. Et l’on peut noter que, ce faisant, ils suivent une tendance non négligeable de la recherche en sciences sociales française sur ces thèmes.

Mais au-delà, il apparaît que cette analyse ne doit pas être mise en relation seulement avec des perspectives intellectuelles ou avec des modes d’analyse des réalités économiques et industrielles. C’est aussi, plus largement, les modes d’information et de fonctionnement de l’administration ministère du Travail qui sont ici mis en lumière. Les études individuelles de terrain ne sont plus valorisées collectivement parce qu’elles n’apparaissent plus, dans l’ensemble du système d’informations du ministère, comme l’un des moyens efficaces de connaissance des situations.

Il est probable qu’il serait opportun de mettre ce phénomène en relation avec la montée en puissance corrélative d’autres sources et moyens d’information à l’intérieur du ministère.

Raymond De Sars, en 1993, me163 le faisait remarquer sous forme de boutade désabusée : il m’avait accueilli dans les arcanes du bâtiment de la place Fontenoy ; il observait, avec une certaine nostalgie la montée en puissance de la DARES comme outil d’information interne du ministère venant progressivement se substituer à son activité de rédacteur des “ aperçus ” et en déduisait qu’il ne serait probablement pas remplacé à son poste lorsqu’il prendrait sa retraite. Un inspecteur du Travail rencontré en d’autres circonstances confirmait : autrefois “ nous

devions faire remonter des analyses, maintenant nous transmettons des tableaux statistiques ”.

2-2 La permanence du primat de la fonction de contrôle

La réforme récente de l’INTEFP a élargi les publics concernés par cet organisme. Au delà des seuls inspecteurs du Travail au sens classique de ce terme c’est l’ensemble des agents (de niveau cadre) des services déconcentrés qui suivent la même formation. Et les affectations en fin de formation initiale sont communes : un candidat peut avoir passé le concours pour occuper un traditionnel poste d’inspection et se retrouver à l’animation d’un service de formation professionnelle ou de l’emploi.

Malgré cette réforme, l’orientation et les motivations des candidats lorsqu’ils passent le concours restent inchangées : à leurs yeux, la fonction noble demeure celle de l’inspection en section, du contrôle des entreprises sur le terrain.

“ R : Mais par contre, si vous voulez, c’est évident que notamment en formation initiale, la plupart d’entre eux sont venus pour être inspecteurs du travail en section. Quand, du fait du nombre de postes proposé, etc. ils sont obligés d’aller à la mise en œuvre des politiques d’emploi, pour eux ils se vivent comme un sous-emploi.

Q : l’image noble, ça reste la section ?

R : Ca reste la section. Même si après ils s’épanouissent complètement dans ce poste là et que pour certains, ils ne reviendront pas en section. Parce que ça arrive aussi hein ! Mais quand même l’image qu’ils se donnent, ça ressort par les discours ”

2-3 Le droit comme outil

Dans la formation professionnelle qui est ainsi donnée à l’INTEFP le droit est donc présenté comme l’un des outils de la décision de l’inspecteur. Le fait même de travailler collectivement sur un même dossier, voire de constater que les différents inspecteurs en activité ne vont pas produire systématiquement et toujours la même décision amène à abandonner une vision du droit qui serait assimilable à une réglementation administrative pure.

“ R : C’est un message qu’on essaie de faire passer. C’est-à-dire que le droit, paradoxalement, c’est plus un outil qu’un but.. Celui qui vient ici en disant il y a la règle de droit et elle va s’appliquer de manière parfaite à une situation, et que tous les inspecteurs vont arriver à la même solution on essaie bien vite de les en dissuader. Et là justement en les soumettant à des cas, des situations. Je reviens sur les contrats de travail et la lettre qu’on leur demande de rédiger par rapport à une sollicitation d’un travailleur immigré qui se plaint de quelque chose dans son entreprise. Ils vont très vite s’apercevoir qu’avec la même lettre, ils ont fait deux trois quatre réponses différentes. Alors ça ça peut être dû au fait qu’il leur manque des éléments pour la lettre donc ils ont interprété. Ca peut être dû au fait aussi qu’ils ont fait des interprétations différentes du texte. Ca peut être dû au fait aussi qu’ils poursuivent des objectifs différents et qu’ils ont mobilisé tel ou tel texte dans l’affaire. Et donc très vite ils vont s’apercevoir que le droit n’est pas quelque chose de donné une fois pour toutes. Et que nous ce qui est le

163 La remarque est de Jean Saglio, qui a été de mars 1993 à août 1995, en charge de la Mission Animation de la Recherche à la DARES

plus important c’est de travailler sur la chaîne : quel diagnostic je fais de ce qui m’est proposé, c’est-à-dire c’est quoi ce qui se passe là quels sont les enjeux etc. qu’est ce qui est recherché ? Dans quel contexte je suis ? A quelle référence juridique cela fait appel etc ?’ Pour se dire :’à partir de ça j’en fais quoi ? C’est la phase je me définis des objectifs. A partir de ça je propose quelque chose. Et je l’explique. Et je dis pourquoi et je défends ma décision.’ Nous on travaille beaucoup sur ce processus là. Dans lequel le droit est un moyen. ”

Cette optique est plutôt nouvelle à l’intérieur de l’INTEFP. Les moyens d’analyse complémentaires que pourraient représenter par exemple les méthodes d’analyse des controverses ne sont pas encore évoqués comme des outils disponibles auxquels il conviendrait de s’accoutumer et de se former.

“ Q : Alors est-ce que vous leur faites l’analyse des controverses ? R : Qu’est-ce que c’est ça ? ”

Même quand il s’agit de la formation plus classique à l’étude des relations professionnelles en ce qu’elles permettraient de comprendre les fonctionnements des instances de production du droit négocié, les formations restent marquées par des approches plus habituelles de science politique classique. La réponse de notre interlocuteur sur ce point est d’autant plus significative qu’il nous avait rappelé auparavant dans nos contacts qu’il avait été lui même auditeur du cours de “ syndicalisme et relations professionnelles ” enseigné par Jean Bunel

“ Q : Et tout ce qui est syndicalisme et relations professionnelles ?

R : Alors syndicalisme et relations professionnelles, mais c’est toujours pareil, on a une clef d’entrée qui est très pratico-pratique. C’est-à-dire que là par exemple on a fait venir Chérèque. On fait venir les grands leaders syndicaux etc. pour présenter la stratégie de leurs syndicats, leurs orientations, leurs histoires. ”

2-4 Les études de territoires

Il est cependant un domaine dans lequel les stagiaires font des études de terrain fouillées et collectives. Ce sont les “ études de territoire ” qui ont succédé aux “ études de branches ” qui ont eu cours quelques années.

“ R : Ce qu’on fait, notamment dans la formation initiale, même dans la formation continue, même si on en a fait beaucoup à une époque et moins maintenant, c’est ce qu’on appelle les études de branches. Là en formation initiale on appelle ça’ activités économiques et territoires ‘.

Q : Vous avez un module là dessus ?

R : Oui un module là dessus où en fait les inspecteurs du Travail doivent faire un diagnostic de territoire. A partir justement des questions de situation économique, d’emploi, de conditions de travail, etc. Donc ils font une analyse, en groupe, et ils présentent ça aux acteurs locaux. Donc par exemple on est allé à Oyonnax, Bref on choisit un territoire avec une activité économique qui est intéressante, la parfumerie de Grasse.

Q : Oyonnax est bien connu pour ça.

R : Et donc ils vont pendant un certain temps sur le territoire, et donc ils ont un programme d’entretiens, ils vont rencontrer à plusieurs les principaux acteurs économiques, et derrière ils font un diagnostic de territoire. Sur les questions effectivement économiques, emploi, conditions de travail, formation, et donc ils présentent leur diagnostic aux acteurs du territoire. ”

Les quelques mémoires de ce genre que nous avons consultés nous ont convaincus de la bonne qualité relative de ces documents. Au sens où ils sont tout à fait comparables à nombre

d’analyses “ économiques ” qui circulent sur ces marchés. Mais dans aucun des cas observés, nous n’avons pu lire d’analyse fondées sur l’étude des régulations locales de relations professionnelles.

Conclusion

La dynamique historique des relations professionnelles

dans le grand commerce alimentaire

Le projet de recherche retenait l’hypothèse de l’intégration du système de relations professionnelles par les firmes. Celle-ci s’appuyait sur les résultats de nos recherches antérieures ayant montré que l’élaboration et l’interprétation des règles de production et d’emploi ou encore d’échanges sur le marché sont largement soumises aux régulations de contrôle des entreprises du secteur. À l’instar de ce que nous avions observé dans ces trois domaines, nous faisions l’hypothèse que le système de relations professionnelles est lui-même largement organisé par les régulations de contrôle des firmes.

Cette hypothèse prenait le contre-pied du diagnostic souvent retenu d’anomie du système de relations professionnelles dans le grand commerce alimentaire. Les recherches que nous avons réalisées font ressortir, en effet, qu’il n’y a pas défaut de règles organisant les relations individuelles et collectives de travail, mais au contraire abondance de règles (règles de résultat, de croyance et de procédure) que leur hiérarchisation (soumission des règles de procédures aux règles de résultats et de croyance) rend instables et particularistes. Il n’y a pas non plus une absence d’institution créatrice de règles, mais au contraire une très forte capacité d’élaboration et de volonté d’imposition de règles et de sens émanant des directions des entreprises du secteur.

Cette hypothèse conduisait donc à limiter l’usage du terme d’anomie à la seule régulation de branche. Elle conduisait aussi à penser que cette anomie, si elle était avérée, ne provenait pas d’un vide de relations sociales, mais d’une configuration des rapports sociaux dans laquelle les firmes dominent le jeu, y compris en faisant de l’entreprise le niveau principal de régulation des relations professionnelles. Plus que d’anomie, nous pensions qu’il convenait alors de parler d’une marginalisation de la régulation de branche et de ses acteurs sous l’effet de l’action des firmes qui constituent “ l’intégrateur ” (Dupuy et Thœnig, 1986) du système. Dans la mesure où la branche est un des niveaux privilégiés de l’action du ministère du Travail en matière de relations professionnelles, le mode de régulation même du système de relations professionnelles du grand commerce alimentaire constituait ainsi une des explications possibles de la faible participation du ministère du Travail dans ce système.

La recherche nous a conduits à préciser et à reformuler cette hypothèse sur plusieurs points. En premier lieu, on verra que, sur l’ensemble de la période, la préoccupation centrale des organisations patronales consiste à réguler la concurrence économique entre les firmes. Cette régulation est d’abord longtemps locale et éclatée, chaque entreprise dominante cherchant à organiser les marchés dans son secteur géographique d’activités. La dimension nationale de la régulation économique ne devient importante qu’après 1969. Mettre au centre des objectifs patronaux cette préoccupation économique permet de comprendre l’importance des conflits internes aux mondes patronaux, dont l’influence a toujours été dominante pour comprendre la

fixation des frontières des champs conventionnels. Enfin la dominance patronale permet également de comprendre l’importance du niveau des entreprises dans la régulation.

L’activité régulatoire ne peut s’expliquer cependant par les simples “ besoins ” patronaux. Les syndicats de salariés ont constamment participé, de manière coopérative ou conflictuelle, à la régulation. Selon les périodes et les stratégies, leurs points forts, c’est-à-dire les lieux et les formes où ils ont pu établir les rapports de forces les plus favorables, ont varié. Les secteurs ou les localités où dominent les usines et les entrepôts ont longtemps été leur principal atout. Avec les transformations de l’appareil économique et l’intégration des fonctions de gros et de détail dans les groupes modernes, les syndicats ont su adapter leurs stratégies à cette nouvelle donne, en articulant une activité négociatrice non négligeable au niveau national et une pression maintenue au niveau des entreprises.

Il existe une quasi super-règle de la négociation collective au niveau national : faire appel à l’État, et introduire le ministère du Travail dans la négociation est une menace qu’aucun acteur n’utilise à la légère. C’est seulement au niveau local, et dans des circonstances de négociation ou de conflit bien déterminées que les syndicats s’appuient parfois sur l’action des inspecteurs du Travail. La prise en compte de l’histoire et notamment de la gestion des questions de salaires et surtout de temps de travail permet de comprendre cette disqualification au moins relative des acteurs publics.

1 L’enjeu patronal central : réguler la concurrence

La recherche permet tout d’abord de confirmer le poids des entreprises et le rôle moteur du patronat dans la régulation du système de relations professionnelles. Ce rôle est manifeste dans la production des textes conventionnels. Certes, celle-ci est en partie commandée par l’action réglementaire de l’État ou par la législation (arrêtés Parodi sur les salaires, loi de 1950 sur les conventions collectives, etc.). Mais même dans ces cas, les réponses à cette injonction de négocier sont plus souvent d’initiatives patronales qu’ouvrières ou employées. Les documents d’archives montrent avec une grande clarté que l’enjeu économique est le ressort de cet engagement patronal dans les relations professionnelles : peser sur les règles salariales, sur celles relatives à la durée du travail, n’est-ce pas d’abord réguler la concurrence entre commerces ? La négociation salariale devant alors se comprendre davantage comme une négociation entre commerçants des règles de la concurrence que comme une riposte patronale à des revendications salariales.

Cette explication (les relations professionnelles ont un enjeu économique fort pour le patronat du commerce qui le pousse à la signature de textes) permet de comprendre qu’il n’y ait pas eu d’accord national avant 1969 dans le grand commerce alimentaire (coopératives de consommation mises à part) : la signature de l’accord est le résultat du début de la concentration économique et d’une concurrence nationale s’exerçant à travers les politiques de prix de vente des biens de consommation courante. Les ouvertures de grandes surfaces de vente sous enseigne qui se font à un rythme très rapide pendant toute la décennie en sont la manifestation patente. Avant cette date, la concurrence est localisée ; les ententes et les configurations d’acteurs du commerce qui y participent le sont aussi largement.

L’éparpillement des textes conventionnels qui est la règle avant 1969 n’est pas pour autant synonyme d’anarchie conventionnelle ou de pur localisme : des régularités sont perceptibles dès la première lecture des textes ; de même, certains acteurs patronaux ont très tôt une dimension nationale. C’est en particulier le cas des entreprises succursalistes, qui fonctionnent en réseaux (centrales d’achat, syndicat professionnel), ou encore des coopératives de consommation dotées d’une fédération nationale. Dans le commerce de gros, pourtant plus dispersé, un syndicat national de l’épicerie en gros regroupe de nombreux syndicats locaux et

joue peut-être un rôle de diffusion d’un modèle de convention collective. Certains des textes que signent ces acteurs, s’ils sont bien enregistrés comme des conventions locales ou départementales, ne peuvent-ils pas passer, au regard des signataires patronaux, pour des quasi- conventions collectives nationales, servant de balise à l’ensemble des négociations qui se déroulent sur tout le territoire ? C’est semble-t-il le cas de la “ Convention collective des usines et entrepôts de gros et demi-gros de l’alimentation de la région parisienne ” du 12 mars 1958, convention qui sert de matrice aux deux conventions nationales de 1969. Ou encore de celle de Reims qui fait au contraire figure de contre modèle aux yeux de la partie patronale au moment de l’élaboration des conventions de 1969.

La novation de 1969 est donc moins à chercher du côté d’un changement de niveau de régulation que dans le fait que des réseaux d’entreprises fonctionnant jusqu’alors de manière séparée signent une convention commune. Dotées d’une convention collective nationale dès 1956, les coopératives de consommation restent à l’écart de ce mouvement, comme elles le resteront aussi finalement du mouvement de concentration et de croissance économiques du secteur. Ce sont en effet les entreprises les plus engagées dans la modernisation du commerce qui sont à l’origine des deux CCN de 1969 : les entreprises succursalistes alimentaires qui ont déjà ouvert à cette date de nombreuses grandes surfaces ; des grossistes alimentaires également ; mais aussi une nébuleuse venant du commerce non alimentaire et comptant aussi bien des entreprises succursalistes de ce secteur que des grands magasins provinciaux. Chacune de ces trois composantes fonctionne bien en réseau, gérant les intérêts de ces membres par des syndicats ou des associations professionnelles, mais aussi par la participation à des centrales d’achats communes.

Le matériau réuni, s’il confirme le poids des entreprises dans la régulation du système de relations professionnelles du secteur, permet donc aussi de préciser le rôle des réseaux d’entreprises et la manière dont ces réseaux se reconfigurent sur la période étudiée au fur et à