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CHAPITRE III : ETUDIER LES TRANSFORMATIONS DE L’ETAT-PROVIDENCE

III.3. P ENSER LE CHANGEMENT

III.3.2. L’importance des transformations normatives

Une attention aux cadres cognitifs et normatifs dans l’analyse des transformations des politiques sociales nous paraît pourtant primordiale. En effet, comme nous l’avons vu précédemment, la « crise » de l’Etat-providence n’est pas seulement économique mais aussi sociale et politique (cf. Rosanvallon). Cette « crise » peut ainsi être interprétée comme une crise de sens et/ou de légitimité, et les réformes de l’Etat-providence comme ne visant pas seulement à réduire ou maîtriser les budgets mais plus largement à ré- orienter la protection sociale selon de nouvelles façons de penser les solidarités et le rôle

de l’Etat.

Les réformes de l’Etat-providence participeraient ainsi plus largement d’une re-définition des objectifs des programmes sociaux et du rôle de l’Etat-providence dans la société, rôle qui n’est pas, comme le soulignait Esping-Andersen dans son ouvrage de 1990, simplement de taxer ou de dépenser. Esping-Andersen avait ainsi montré que le niveau de dépenses sociales n’était pas un bon indicateur pour comparer les Etats-providence : à un même niveau de dépenses, les différents régimes d’Etat-providence dépensent différemment et se distinguent tant sur le plan de leur forme institutionnelle et de leur contenu que sur celui des principes et objectifs qui les sous-tendent. Ces différences de forme et de contenu sont attribuables aux coalitions de classe et aux racines politiques et idéologiques qui ont présidé à l’édification des systèmes de protection sociale.

Reprenant cette analyse, Anders Lindbom note que de même qu’il paraît absurde que les acteurs politiques se soient battus simplement afin d’augmenter les dépenses sociales, il est tout aussi difficile d’imaginer que quiconque se batte aujourd’hui purement pour les réduire. Réduire les dépenses n’est pas un but en soi pour les acteurs politiques, c’est un instrument pour lutter contre les déficits budgétaires, pour rendre les baisses d’impôts possibles et/ou pour changer les priorités publiques (Lindbom, 2001). Dans ces deux derniers cas, il s’agit alors d’une restructuration plus qualitative et normative de l’Etat- providence : réduire sa taille et/ou remettre en question son financement solidaire par l’impôt, et changer ses orientations.

Robert Cox souligne de façon encore plus forte la dimension normative des politiques sociales et de leurs réformes :

Welfare reform is about what rights and obligations accrue to members of the community and how these are to be fulfilled. It is about the relative desirability of public, as opposed to private, solutions to problems of poverty, education, health, and working conditions. The discourse hits at the core of the state-society relations [...]. (Robert Cox, 1998, p.13).

Cox soutient que bien que les différentes réformes des politiques sociales ne semblent pas nécessairement dramatiques, l’effet cumulatif des nombreuses réductions dans les prestations et de différents petits changements incrémentaux a modifié la conception des droits sociaux dans les Etats-providence européens, ces derniers ayant ainsi été transformés de façon fondamentale. Il suggère notamment que l’on s’est éloigné de l’idée selon laquelle l’Etat-providence devrait fournir un niveau optimal de protection et qu’il est au contraire de plus en plus accepté que l’Etat-providence ne devrait garantir qu’un niveau minimum de soutien. Les assurances sociales et autres programmes sociaux s’écartent des principes solidaristes pour devenir plus axés sur le mérite (‘achievement-

oriented’). La citoyenneté n’est plus une base suffisante pour revendiquer des droits

individuels à l’assistance ; de façon croissante, on exige des citoyens qu’ils reconnaissent un certain nombre d’obligations lorsqu’ils demandent leurs droits. Enfin, Cox constate également un désir accru de pouvoir évaluer les situations au cas par cas plutôt que par rapport à des règles uniformes (Cox, 1998, p.13). De fait, Cox souligne que les travaux concluant à la persistence de l’Etat-providence ne sont pas valides en ce qui concerne les fondements normatifs - c’est-à-dire les principes - de l’Etat-providence.

C’est également l’hypothèse que formulent Clasen et van Oorschot (2002) et Clegg et Clasen (2004). Jochen Clasen et Wim van Oorschost suggèrent que le critère du besoin est en passe de devenir un principe dominant dans la redistribution des ressources, les gouvernements étant enclins à focaliser des ressources qui diminuent sur les plus nécessiteux. L’enjeu pour ces auteurs est alors de mesurer les transformations des Etats- providence à partir des principes de justice redistributive (besoin, réciprocité, universalisme) qui les sous-tendent. Daniel Clegg et Jochen Clasen suggèrent quant à eux que s’il est difficile de trouver des indices quantitatifs d’un repli massif de l’Etat- providence, des changements cognitifs importants se sont néanmoins produits au niveau des valeurs, idées et idéologies, ce qui a engendré des débats fondamentaux concernant la forme et les objectifs de la protection sociale. Il s’agit alors d’identifier quelles sont les idées qui guident aujourd’hui la restructuration des différents Etats-providence.

Ces analyses renouent ainsi avec une conception plus substantielle de l’Etat- providence en rappelant que celui-ci représente avant tout une façon d’organiser les solidarités selon des principes, des objectifs et des instruments spécifiques, qui varient entre pays et dans le temps. De fait, les réformes de l’Etat-providence ne sont pas simplement interprétées comme des ajustements nécessaires face aux pressions de l’économie internationale mais plutôt comme des transformations plus essentielles du contrat social, correspondant à une transformation des principes et idées sur lesquels repose l’Etat-providence et à de nouvelles façons de concevoir la question des solidarités et des responsabilités individuelles ou collectives, publiques ou privées.

Une telle conceptualisation des transformations de l’Etat-providence nous paraît tout à fait essentielle pour étudier les transformations de l’Etat-providence suédois. En effet, comme nous l’avons souligné dans le chapitre précédent, ce qui fait l’originalité et la spécificité du « modèle suédois » c’est avant tout la spécificité du contrat social entre Etat et citoyens et l’institutionalisation de principes forts.

De fait la question qui nous semble la plus pertinente en ce qui concerne l’analyse des réformes en Suède c’est de savoir si l’Etat-providence suédois, entendu comme un contrat social particulier et comme un certain nombre de principes et de traits institutionnels spécifiques (universalisme ; égalité ; démarchandisation et défamilialisation par le biais de services publics financés collectivement ; place centrale de l’Etat) a perdu ses caractéristiques particulières ?

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