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CHAPITRE II : LE « MODELE SUEDOIS » ET L’ETAT-PROVIDENCE

II.2. L’E TAT PROVIDENCE SUEDOIS : UNIVERSEL ET GENEREUX

II.2.2. Le développement des assurances sociales

Développer des assurances universelles pour le « Peuple ».

Comparativement à d’autres pays européens, la Suède n’a développé qu’assez tardivement un système d’assurances sociales. Une assurance maladie volontaire avait été mise en place en 1891, mais elle ne couvrait qu’une petite partie de la population et n’offrait que de faibles prestations.

Il faudra attendre 1913 pour la mise en place d’une assurance vieillesse. Celle-ci marque véritablement la première étape dans la construction d’un système de protection sociale universel (Esping-Andersen et Korpi, 1987 ; Palme, 1990 ; Kangas et Palme, 2005) : non rattachée à une profession ou classe sociale particulière, cette assurance vieillesse couvre

toute la population, femmes incluses, sous un même régime et offre une même prestation forfaitaire pour tous (avec néanmoins une restriction sur les patrimoines les plus élevés). Chaque individu bénéficie de droits individuels, et non de droits dérivés (dans la plupart des pays, les femmes ont traditionnellement bénéficié de droits dérivés, en tant qu’ayant- droit d’un mari soutien de famille). Ce principe de droits individuels va être appliqué à tout le système de protection sociale.

L’assurance accident du travail devient obligatoire en 1916 (une assurance non obligatoire existait déjà depuis 1901), l’assurance maladie est modifiée en 1931 (les prestations ne couvrent plus seulement la perte de salaire mais également le remboursement d’une partie des frais médicaux) et va couvrir une partie de plus en plus importante de la population mais elle continue par contre à être volontaire (Palier, 2006a). L’assurance chômage date de 1934, ce qui est relativement tardif par rapport à d’autres pays européens (mis à part la France dont l’assurance chômage date de 1958).

Cette assurance chômage se distingue d’ailleurs des autres assurances sociales. Alors que les autres programmes d’assurance sont universels et gérés par une caisse d’assurance publique (allmän försäkringskassa), l’assurance chômage a pris modèle sur le système de Gand35, ce qui signifie que l’assurance chômage est gérée non pas par une agence gouvernementale mais par les syndicats. Les syndicats doivent néanmoins accepter une réglementation gouvernementale concernant le niveau des prestations, le paiement et le contrôle des allocataires pour recevoir des subventions de l’Etat.

Le choix de ce système explique ainsi en partie le fort taux de syndicalisation en Suède. C’est d’ailleurs précisément pour cette raison que les partis de droite s’étaient opposés pendant toutes les années 1920 à ce système, craignant qu’il ne renforce les syndicats, et par-delà le parti social-démocrate également.

35 Le système de Gand doit son nom à l'introduction, en 1900, par le Conseil communal de Gand en Belgique, d’un fond d'allocation chômage dont la gestion était assurée par les caisses syndicales. Le système de Gand est présent en Belgique, au Danemark, en Finlande et en Suède.

Les années 1930 voient également la mise en place de différentes mesures dans le domaine de la politique familiale : gratuité des soins de maternité, déductions fiscales pour enfants à charge, congé de maternité rémunéré... Une loi de 1939 affirme le droit des femmes à rester sur le marché du travail après le mariage et interdit aux employeurs de les licencier pour ce motif. Cette loi protège également les femmes enceintes ou qui accouchent. Les allocations familiales universelles datent pour leur part de 1947.

Une nouvelle loi sur la « Retraite du Peuple » (Folkspension) est votée en 1946 et vient modifier le système de financement de l’assurance vieillesse: d’un système reposant à la fois sur les contributions et sur un financement par l’Etat, il devient un système en répartition financé entièrement par l’Etat. Les prestations demeurent forfaitaires et deviennent véritablement universelles pour tous les citoyens de plus de 65 ans, la mise sous condition de ressources étant abolie (Kangas et Palme, 2005). Le montant de ces prestations est augmenté en 1948, mais il reste néanmoins très modeste (en 1950, le montant des retraites équivaut à seulement 21,5% du salaire antérieur pour un travailleur avec un salaire moyen36 (Palme, 1990)).

Allier Beveridge et Bismarck : des prestations universelles, indexées au salaire.

L’assurance maladie devient obligatoire en 1955. Bien qu’elle prenne là aussi la forme d’une assurance universelle, les prestations seront néanmoins indexées au salaire antérieur et non forfaitaires, marquant en cela l’introduction d’une nouvelle logique dans le système. Cette transformation va être renforcée par la réforme de l’assurance vieillesse en 1959 qui introduit également une prestation supplémentaire liée au revenu antérieur.

36 Il s’agit du « average production workers wage » utilisé pour calculer les taux de remplacement moyens des différentes assurances sociales dans 18 pays de l’OCDE dans la base de données du Social Citizenship Indicators Project (SCIP). Ce projet est dirigé par Walter Korpi et Joakim Palme à l’Institut suédois de recherche sociale (SOFI) à l’Université de Stockholm. Je remercie Joakim Palme de m’avoir communiqué ces données ainsi que d’autres que nous utiliserons dans la suite du texte concernant l’assurance retraite.

Alors que la réforme introduisant la « Retraite du Peuple » en 1946 avait bénéficié d’un soutien unanime au Parlement, cette nouvelle réforme, proposée par les sociaux- démocrates, a suscité les plus vifs conflits de l’histoire politique suédoise dans la période d’après-guerre (Heclo, 1974 ; Palme, 2005) et mis fin à la coalition rouge-verte (entre le parti social-démocrate et le parti du centre, c’est à dire l’ex-parti agraire), les centristes refusant de s’aligner sur la proposition sociale-démocrate (Aucante, 2003). Suite à un référendum ainsi qu’à la victoire des sociaux-démocrates aux élections de 1957, après une campagne électorale dominée par la question de la réforme des retraites, la réforme sera votée par le Parlement mais avec seulement une très faible majorité.

Dans ce nouveau système de retraite, connu sous le nom d’ATP (Allmänna

Tjänstepensioner - les retraites générales salariées), l’assurance universelle de base (la

pension du peuple) est complétée par une assurance contributive obligatoire, offrant des prestations supplémentaires liées au revenu antérieur, cette assurance complémentaire étant entièrement financée par les contributions des employeurs mais gérée par la caisse publique d’assurance vieillesse (Palme, 2005).

Les sociaux-démocrates37 ont motivé cette réforme par le fait que les personnes percevant

37 On notera toutefois que l’introduction de prestations supplémentaires indexées au revenu ne faisait pas l’unanimité chez les Sociaux-démocrates, Gustav Möller lui-même (mais celui-ci est alors déjà à la retraite) s’y était fortement opposé lors de la réforme de l’assurance maladie en 1955 (Korpi et Palme, 1998). Cette opposition tient au fait que les prestations indexées au revenu sont perçues comme reproduisant les inégalités et la hiérarchie sociale, ce qui entre en apparente contradiction avec la volonté d’égalité sociale. Pour autant, et contrairement à une idée largement répandue tant chez les acteurs de la politique sociale que chez les chercheurs en sciences sociales, Korpi et Palme (1998) ont démontré dans leur article « The paradox of redistribution and strategies of equality », que loin de renforcer les inégalités et de constituer un gaspillage des ressources publiques, le fait d’offrir des prestations universelles généreuses et indexées au salaire comme cela se fait dans les pays sociaux-démocrates s’avère en fait plus efficace pour réduire les taux de pauvreté et les inégalités sociales que d’offrir des prestations ciblées sur les plus pauvres et/ou d’un montant forfaitaire identique pour tous comme cela se fait dans les pays libéraux. Cette bonne performance tient au fait qu’en incluant toute la population sous un même programme, on augmente la taille des ressources à redistribuer, et au fait que la redistribution effectuée par le marché (via les assurances privées vers lesquelles se tournent les personnes plus aisées pour compléter leur couverture sociale si le système

des revenus élevés complétaient leur retraite universelle de base par des assurances privées, alors que les personnes à bas revenus ne pouvaient en faire autant. Cela représentait une menace au principe de solidarité et d’égalité promu par les Sociaux- démocrates38 (Allardt, 1986). Comme nous le verrons par la suite - et ce point est essentiel pour comprendre le développement de l’Etat-providence suédois - cette volonté d’offrir des prestations élevées pour à la fois satisfaire les classes moyennes et évincer le secteur privé de façon à garantir un même accès et une même qualité de prestations à toute la population va également se traduire par la mise en place, notamment à partir des années 1960, de services sociaux universels.

Du fait de ces transformations de l’assurance maladie et de l’assurance vieillesse dans la deuxième moitié des années 1950, le système suédois d’assurance sociale en est venu à combiner le principe beveridgien de couverture universelle avec le principe bismarckien de prestations proportionnelles au revenu antérieur (Korpi, 1990). Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de là que le système suédois de protection sociale commence à se démarquer des autres pays. Jusque dans les années 1960 la Suède offrait en effet un taux de couverture de la population supérieur aux autres pays, mais les prestations servies étaient relativement modestes, notamment par rapport aux pays d’Europe continentale (Kangas et Palme, 2005 ; Bonoli, 2007).

Les réformes successives des assurances sociales depuis les années 1960 n’ont pas modifié la logique du système qui continue d’offrir une couverture universelle avec des publique n’est pas suffisant) est bien souvent plus inégalitaire que celle qui se fait par le biais des programmes d’assurance publics offrant des prestations proportionnelles au revenu.

38 Une même logique a été appliquée à la grande réforme des retraites de 1999 qui a introduit une part de capitalisation dans le système. La Suède a ainsi remplacé son ancien système par répartition reposant sur deux étages, par deux régimes : un régime par répartition à cotisations définies fonctionnant selon le principe des "comptes notionnels" individuels, complété par un dispositif de comptes individuels d'épargne retraite par capitalisation dont le mandat de gestion administrative et financière a été confié à une agence gouvernementale (Palme, 2005). Contrairement aux dispositifs de capitalisation développés dans d’autres pays, le dispositif suédois de retraite par capitalisation est obligatoire pour tous, de façon à ce que ce ne soit pas seulement les plus riches qui en bénéficient (Palier, 2004).

prestations indexées au salaire, et les assurances sociales suédoises comptent aujourd’hui parmi les plus généreuses au monde. Les taux de remplacement se situent en effet à 80%39 du salaire antérieur pour l’assurance maladie, l’assurance accident du travail (100% au-delà de 180 jours, sous certaines conditions) et l’assurance chômage40, et autour de 60% pour l’assurance vieillesse. Une assurance parentale, fonctionnant sur le même principe que l’assurance maladie, avec là encore un taux d’indemnisation à 80% du salaire antérieur, est venue compléter le dispositif d’assurances en 1974 (cf. chapitre VII).

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