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Chapitre 2 : Le cadre théorique

2.1 L’approche théorique

2.1.3 L’identité narrative

C’est donc à travers la médiation du récit que cette refiguration d’un temps humain permet la constitution d’une identité narrative assignée à un individu ou à une communauté, et constitue pour Paul Ricœur la résolution poétique du cercle herméneutique. L’historicité est nécessaire à l’être humain pour construire le sens de son existence : c’est de cet entrecroisement entre temps vécu et temps cosmique que procède ce qu’il est convenu d’appeler le temps humain, conjuguant représentance du passé et variations imaginatives. Ni stable ou sans faille, l’identité narrative ne cesse de faire et de se défaire, issue de la rectification sans fin d’un récit antérieur par un récit ultérieur, et de la chaîne de refigurations qui en résulte. Mais, ce faisant, elle permet de redonner une unité à notre expérience dans le temps et de faire émerger un soi de la connaissance qui n’est pas le moi égoïste et narcissique mais le fruit d’une vie examinée (Ricœur 1985, 442-446) : « Se connaître, disais-je alors, c’est s’interpréter soi-même sous le double régime du récit historique et du récit de fiction » (Ricœur [1972-1973] 2013, 75).

Avec l’ouvrage Soi-même comme un autre (1990), la réflexion de Paul Ricœur se poursuit et se raffine à partir de l’angle de la problématique de l’identité, divisée entre ses deux sens possibles, soit l’idem ou « mêmeté », dans l’idée d’une permanence dans le temps de ce que je suis, et l’ipse, au sens de « soi-même », ou le maintien du « soi » devant autrui qui permet une certaine stabilité malgré le changement (Gilbert 2001, 18). Pour lui, c’est la médiation narrative qui permet de concilier l’idem et l’ipse (Ricœur [1972-1973] 2013, 79) en appliquant l’identité que l’intrigue accorde au récit à l’identité du personnage. En effet, parce que le personnage est subordonné à l’histoire, la mise en intrigue lui permet d’acquérir une certaine unité : « le personnage, dirons- nous, est lui-même mis en intrigue » (Ricœur 1990, 170). Cette corrélation entre action et personnage du récit est l’exact corollaire de la dialectique de la concordance discordance déployée dans la mise en intrigue (Ricoeur 1990, 175), permettant ainsi par une certaine unification du divers, l’intégration de « la permanence dans le temps à ce qui semble en être contraire » (Ricoeur 1990, 169). En effet, c’est par la mise en intrigue que la contingence de

l’événement et de l’imprévu est réinterprétée au sein de l’histoire d’une vie entière, permettant au personnage d’acquérir une complétude temporelle et une singularité qui le distingue de tout autre, tout en apportant un certain sens à son existence (Ricœur 1990, 169-170).

Cette étude de Paul Ricœur sur l’identité narrative est complétée par l’exploration de sa réflexivité dans trois domaines : celui de la théorie de l’action, où le soi se désigne comme agent, celui la théorie des actes de langage où le soi se désigne comme énonciateur, ainsi que celui de la théorie de l’imputation morale, où le soi se désigne comme responsable (Ricœur [1972-1973] 2013, 76). En effet, la théorie narrative opère comme une médiation entre ces trois théories, permettant d’affirmer que « c’est par l’identité narrative que s’installe l’attestation de soi, soit la confiance dans son pouvoir de faire, de dire, de se reconnaitre personnage du récit et de pouvoir se désigner comme sujet d’imputation morale » (Barbeau 2013, 43). Ainsi, la médiation narrative permet d’abord la mise en place d’un soi qui se figure tel ou tel, et qui peut donc se désigner lui-même dans le procès de l’énonciation (Ricœur [1972-1973] 2013, 87-91). Également, par la réinterprétation au présent des événements du passé et de ceux projetés dans un horizon d’attente, la médiation narrative confère aussi à l’individu un certain pouvoir d’agir sur sa condition. En ce sens, l’ontologie de Paul Ricœur est celle d’un « homme agissant », conservant une part d’initiative malgré les déterminations de l’histoire (Grondin 2008, 60). Et c’est l’unité narrative d’une vie, avec son commencement et sa fin, qui permet de mettre en place une projection de la « vie bonne » car « il faut que la vie soit rassemblée pour qu’elle puisse se placer sous la visée de la vraie vie. Si ma vie ne peut être saisie comme une totalité singulière, je ne pourrai jamais souhaiter qu’elle soit réussie, accomplie » (Ricoeur 1990, 190).

2.1.4 Intérêt de l’approche théorique

En raison de son dialogue avec d’autres disciplines en sciences humaines, de sa préoccupation pour les discours et leur portée référentielle, ainsi que son mode d’interprétation qui dépasse l’explication pour permettre la compréhension d’un rapport au monde, l’herméneutique de Paul Ricœur constitue un modèle théorique intéressant pour l’analyse des discours et des représentations.

Plus particulièrement, les notions de mises en récit et d’identité narrative s’avèrent pertinentes dans l’étude des représentations de la transmission. En effet, parce qu’elle est ancrée dans une

49 précompréhension symbolique de l’agir humain, et parce qu’elle relie la notion de temporalité à une activité narrative qui sélectionne et arrange les événements pour composer une histoire cohérente et significative pour l’individu ou la communauté, la notion de récit permet de se reconnaître et de donner un sens à « notre épopée dans le temps ». Cette herméneutique de la conscience historique semble particulièrement porteuse puisque la transmission culturelle elle- même implique un rapport complexe à la temporalité, entre ce qui doit perdurer et ce qui doit être transformé, plaçant l’acteur dans un champ d’action situé entre un passé marqué par la tradition et un futur lié à un horizon d’attente et de projets. Même s’il ne sera pas question de récits traditionnels ou de fictions complexes dans le cadre de cette analyse, les schémas narratifs présents dans les discours peuvent constituer des ensembles discursifs cohérents qui impliquent une conceptualisation de références temporelles :

Ce qui relie le schéma narratif au genre narratif, c’est la virtualité en récit que l’articulation stratégique de l’action tient en réserve. On pourrait exprimer cette proximité entre les deux sens du narratif en distinguant le racontable du raconté. C’est le racontable plutôt que le récit au sens du genre discursif qui peut être tenu pour coextensif à la médiation qu’opère la pensée de l’histoire entre horizon d’attente, transmission des traditions et force du présent (Ricœur 1985, 465-466).

Parce qu’elle s’applique autant aux individus qu’aux groupes qui (re)construisent leur identité à travers de grands récits (Ricoeur 1985, 444), la notion d’identité est particulièrement intéressante pour révéler, par les notions d’unité et de permanence dans le temps, quels sens sont attribués aux rôles de transmission et d’éducation dans les discours du milieu culturel, et quels rapports au monde ils sous-tendent par la médiation d’une forme narrative et symbolique. Également, le lien entre l’identité narrative et les notions de sujet agissant et sujet d’imputation morale est particulièrement révélateur dans l’interprétation du rôle d’éducation et de transmission, à la fois dans la représentation de sa réalisation possible, mais également dans la représentation d’une vision idéale de la culture à transmettre.

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