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L’identification des risques chimiques : une tâche difficile à mettre en œuvre

Partie 3 : Des conditions de recueil de données tributaires des types d’effectifs suivis :

4) L’identification des risques chimiques : une tâche difficile à mettre en œuvre

Quand les différents acteurs reviennent sur leur implication dans l’enquête SUMER, la principale pierre d’achoppement, qui revient de manière récurrente dans les entretiens, est l’identification des risques chimiques. Elle est problématique pour beaucoup de médecins, et

elle est problématique également pour les infirmiers et les infirmières qui les épaulent pour la première fois dans le recueil de données.

La difficulté pour les médecins d’identifier les risques chimiques

La partie « agents chimiques » couvre quatre pages et ils revêtissent une importance particulière dans SUMER. La légitimité et la notoriété de SUMER reposent en grande partie sur l’expertise toxicologique des médecins et la possibilité de « sortir » ces chiffres (tandis que d’autres enquêtes épidémiologiques se spécialisent par exemple davantage sur les RPS, c’est le cas d’EVREST).

Or, quand on revient sur l’enquête avec les équipes qui ont participé, la première thématique qui ressort est la difficulté à remplir la partie « risques chimiques ». Cette difficulté est double : d’une part c’est une partie jugée ardue en elle-même, et ce depuis les premières campagnes (parce qu’elle nécessiterait des compétences en toxicologie). C’est déjà ce qui ressort de la post-enquête menée en juillet 2011 par une équipe d’ergonomes pour savoir comment l’enquête avait été menée21, et notamment pointer les écarts entre travail prescrit et travail réel : la partie est jugée difficile par les médecins, elle nécessiterait l’intervention de toxicologues.

Dans la droite ligne de ce rapport de 2011, pour certains médecins rencontrés, la partie « risques chimiques » du questionnaire est « trop poussée » et ne relève pas leurs compétences de médecin. J’ai eu ainsi plusieurs témoignages de ce type :

Homme, médecin du travail, plus de 60 ans, entretien collectif :

Sur le risque chimique, on n’est pas suffisamment compétents pour y répondre. C’était trop poussé quoi. Il faut un ingénieur chimiste.

On peut remarquer ici que le contexte des services interentreprises est moins propice que celui d’un service autonome pour que les médecins se familiarisent avec les produits toxiques utilisés, car dans ce dernier cas le médecin n’a qu’une seule entreprise à investiguer, au contraire des médecins de service interentreprises qui suivent souvent des effectifs couvrant un éventail de types d’entreprises et de types de risques extrêmement divers et au sujet desquels ils ne peuvent donc pas tous acquérir d’expertise.

D’autre part, il ressort de notre enquête que cette partie du questionnaire est non seulement ardue ou jugée ardue, mais d’autant plus difficile à remplir étant données les conditions de travail actuelles au sein des services interentreprises.

Une bonne connaissance du contexte (des entreprises, des postes), permet en effet de ne pas prendre pour argent comptant le déclaratif des salariés. L’exemple qui revient de manière récurrente est celui d’une femme de ménage qui dit qu’elle n’est pas exposée à des substances chimiques, mais qui en réalité manipule de nombreux produits toxiques au quotidien. Le travail du médecin est d’aller au delà de la réponse de l’agent d’entretien et d’essayer d’identifier, avec son aide, les produits utilisés. Il s’agit donc d’aller chercher dans son discours le plus de détails possibles qui permettent de reconstituer l’ensemble de ce à quoi un salarié est exposé dans son quotidien professionnel. Cette investigation des conditions de travail des salariés est particulièrement chronophage.

Femme, médecin collaborateur, entre 50 et 55 ans, entretien collectif

Moi parce que je venais d’arriver ça m’a motivé pour aller approfondir certaines questions, d’abord parce que je ne savais pas y répondre, et parce que la personne en face de vous elle est loin de savoir, il y a 95 produits chimiques, euh… Les gens ne savent pas quels produits ils manipulent… Alors comment, quand, c’est à peine s’ils le savent. Donc il y a les trois quart d’heure avec le salarié et par exemple les deux heures que vous allez passer chez M. parce que vous avez eu un mécanicien M. qui vous a dit « on change les batteries », donc vous vous dites « il doit y avoir de l’acide. Mais comment ? » Donc il faut aller sur place.

Femme, médecin du travail, plus de 60 ans, entretien collectif :

Pour un questionnaire j’ai réussi à avoir le nom des produits, j’ai fait des recherches et j’ai fini par trouver des éthers de glycols mais ça m’a pris deux heures, je l’ai pas refait à chaque foishein ! On essaie de faire des recherches… Mais c’est du temps de soirée, masqué, qui n’apparaîtra pas.

Mon enquête fait moins apparaître une sensation de manque de compétences que l’idée de manque de temps et de ressources : ce sont les conditions de travail qui sont en cause et non pas la formation des médecin ou le choix de l’enquêteur légitime.

Femme, médecin du travail, plus de 60 ans, entretien collectif :

C’est la partie toxicologie qui pose le plus de problème parce qu’on n’a pas trop le temps d’aller creuser en entreprise… Quand on ne connaît pas les produits qui sont effectivement utilisés et qu’on n’a pas le temps d’aller chercher dans le placard de chaque entreprise, on ne peut pas répondre.

Femme, médecin du travail, entre 50 et 55 ans, entretien individuel :

Moi la chimie ça m’a affolé complètement, alors on nous a expliqué que ça nous faisait apprendre des choses etc. et enfin voilà si on a un ouvrier sur trente, ou un peintre, bon d’accord, c’est vrai ça nous fait apprendre des choses évidemment mais si c’est que ça, je voyais pas du tout au niveau temps comment je pouvais arriver à faire ça.

Ce dernier extrait fait apparaître l’imbrication des deux, puisqu’il s’agit d’une praticienne nouvellement convertie à la médecine du travail qui ne se sent pas suffisamment compétente et estime qu’elle ne dispose pas du temps nécessaire à prendre le temps d’investiguer, et d’acquérir ainsi de nouvelles connaissances dans le domaine.

Pour effectuer correctement ce recueil de données « agents chimiques », il faudrait donc à la fois plus de compétences (c’est une difficulté « chronique ») et plus de temps (cette difficulté est liée au contexte).

Les infirmières témoignent de manière très similaire. Leurs modalités de participation, qui devaient au départ être concentrées sur la partie « risques organisationnels », ont été comprises de manière très large par certains médecins, et elles ont effectué des questionnaires dans leur intégralité, parfois sans même que le médecin n’effectue au préalable une sélection des situations ou entreprises les moins problématiques. En conséquence, elles ont parfois été confrontées, si ce n’est à des risques chimiques, du moins à l’appréhension d’être confrontées à des situations où des risques chimiques seraient présents et à celle de ne pas pouvoir faire face.

Leurs discours sur leur sentiment d’incompétence en toxicologie, de manque de moyens nécessaires pour répondre aux questions « risques chimiques » rejoint très largement ceux des médecins :

Infirmière, entre 30 et 35 ans, entretien binôme :

Le gros problème c’est tout ce qui touche à la toxicologie, aux produits… et là on était face à un mur, tout le monde était perdus, on n’avait pas les informations. Donc là on se disait pourvu que ce soit quelqu’un d’administratif parce que sinon je ne sais pas quoi mettre, je ne sais pas quoi répondre !

Les infirmières qui remplissaient seules les questionnaires ne se sont donc pas toujours senties suffisamment épaulées par les médecins, pourtant responsables de l’enquête, dans le processus de recueil de données.

L’appui des IPRP dans l’identification des risques chimiques : des toxicologues précieux sur le long terme, mais rarement sollicités sur l’enquête

A première vue, on pouvait penser que le fait d’ouvrir l’enquête à d’autres acteurs que les médecins du travail pouvait s’avérer facilitant pour la partie « risques chimiques », et notamment donc pour la « visite du poste de travail » souvent nécessaire à un recueil de données précis. La plupart des services de santé au travail (surtout les très gros) emploient soient des spécialistes en toxicologie, soit des techniciens HSE qui sont formés en toxicologie. Certains services disposent de toxicologues qui sont théoriquement à la disposition des médecins pour les aider sur le versant « prévention des risques chimiques ». Cependant, ils sont souvent très mobilisés, à la fois sur des demandes de médecins et sur des

en particulier. D’autres services emploient des techniciens polyvalents que les praticiennes et les praticiens peuvent mobiliser sur les risques chimiques. Les « assistantes de services de santé travail » ou ASST constituent également un renfort de main d’œuvre sur le versant technique de la prévention et peuvent être sollicitées pour aller sur le terrain vérifier un niveau d’exposition ou effectuer des mesures.

Or, il semble que dans les services interentreprises, malgré l’ouverture du protocole d’enquête SUMER à la pluridisciplinarité, les questionnaires aient rarement pu bénéficié de cette assistance aux médecins sur le volet « action en milieu de travail », car les IPRP n’ont été que marginalement mobilisés.

Parmi les sept services visités, un service se distingue. La commission médico-technique (CMT) du service a décidé de faire de SUMER une priorité pour les médecins et pour les IPRP du pôle « risques chimiques ». Sur la durée de l’étude, l’assistance aux médecins enquêteurs de SUMER était donc identifiée comme une priorité et les médecins ont donc fait appel à eux dans ce cadre de manière très simple, comme me le raconte un médecin au statut de coordonnateur sur le risque chimique :

Les médecins sollicitaient les toxicologues du service ?

Oui, enfin les techniciens HSE du pôle chimie. Ils ont compris qu’ils avaient pour mission de le faire, c’est comme ça qu’on l’a vendu ; c’est un mail de la direction qui est parti au pôle IPRP en disant que c’était une priorité de service, et ils se sont à chaque fois rendus disponibles pour répondre aux demandes sur SUMER.

B : Ils regardaient les fiches de données de sécurité ?

Ca dépendait… Il y en a eu un c’était pour un cabinet dentaire, typiquement les fiches de données de sécurité difficiles à… donc il a travaillé autrement pour pouvoir répondre aux questions SUMER. Il y a eu quoi d’autre ? Une autre activité où il n’y avait pas de fiches de données de sécurité donc on avait travaillé par famille.

La possibilité de faire appel à des IPRP pour le volet « agents chimiques » a été clairement exposée comme une stratégie de motivation des médecins pour participer à l’enquête, dans un contexte perçu comme peu propice à leur implication. Les médecins se sont manifestement saisis de cette assistance. A noter que dans un autre service, un techniciens HSE assiste à un entretien collectif pour s’informer sur l’enquête SUMER, avec l’idée qu’il puisse un jour y participer ; il dit avoir rejoint le service il y a trop peu de temps pour avoir pu être impliqué, mais le fait qu’il ait été invité à se joindre aux équipes participantes témoigne d’une volonté, de la part du médecin coordonnateur ayant organisé l’entretien, d’inclure ce type d’acteurs dans les participants potentiels à l’enquête.

Dans les cinq autres services, j’ai eu des échos bien différents, comme dans ces deux exemples :

Ah non, c’était pas possible, on a une toxicologue pour toute l’entreprise, et elle est là une après-midi par semaine, pour 50 médecins, et elle a aussi son travail…

Homme, médecin du travail, plus de 60 ans, entretien collectif :

Notre ingénieur en toxicologie ne va certainement pas aller dans l’entreprise de ménage pour aller voir quelle est la composition du produit pour nettoyer le sol, enfin je me vois pas bien lui demander ça quandmême !

Les médecins n’ont pas osé mobiliser les toxicologues au niveau « ingénieur », pour ce qu’ils percevaient comme de la basse besogne. Ils n’ont pas non plus pensé ou osé mobiliser les techniciens polyvalents qui auraient pu aller sur le terrain vérifier les fiches de données de sécurité, par exemple, ou la composition de certains produits.

Une praticienne exprime quant à elle des doutes quant aux capacités d’un IPRP qui n’est pas toxicologue à assister le médecin sur le volet « risques chimiques »

Femme, médecin du travail, entre 50 et 55 ans, entretien binôme :

On a un IPRP très bien, mais il n’est pas non plus spécialisé en risques chimiques, il est limité, et il est pas à l’aise. Ce questionnaire, c’est un toxicologue qui arriverait à le remplir.

L’ouverture « pluridisciplinaire » n’a donc pu être efficace que quand le service ciblait un « pôle » (le pôle risques chimiques) et donnait officiellement un aval pour qu’il soit mobilisé de manière prioritaire pour la durée de l’enquête SUMER. Dans le cas contraire, on a l’impression que l’inverse se produit : soit des ressources jugées fiables dans ce domaine sont inexistantes, soient les médecins ne pensent pas à mobiliser ces acteurs – parce qu’ils estiment que le travail à effectuer est trop complexe, ou encore parce qu’ils ne se sentent pas légitimes à le faire, et qu’ils auraient l’impression de les détourner de leur travail (participer à l’enquête SUMER ne fait pas partie du travail « normal » et à ce titre est une activité moins légitime pour le service).

Faire appel à des IPRP pour les questions ayant trait aux risques chimiques aurait pu être très aidant pour les médecins du travail et leurs équipes. Leur absence de recours à cette assistance est révélatrice de défauts du système pluridisciplinaire tel qu’il est aujourd’hui mis en place dans beaucoup de services, dus notamment à la tutelle hiérarchique des IPRP – les directions de services – et aux politiques qu’elles mettent en place, visant davantage la gestion des risques que la protection de la santé des salariés22. Ceci dit, les IPRP ont pu tout de même jouer un rôle, même quand ils n’ont pas été spécifiquement mobilisés. Leur assistance peut être perçue comme une assistance invisible ou difficile à évaluer dans le cadre strict de

SUMER : par exemple, un médecin ayant recours régulièrement à l’assistance d’un IPRP pour des problématiques de risques chimiques se montrera moins anxieux vis-à-vis de la partie « agents chimiques » du questionnaire, même s’il ne sollicite pas directement cet IPRP pour l’enquête, parce que les problématiques « risques chimiques » de son effectif auront été plus clairement identifiées en amont23.

L’impact des conditions de recueil de données sur la partie « agents chimiques » : le risque d’une sous-déclaration

Les risques chimiques et leur évaluation apparaissent d’autant plus stressants aux médecins et à leurs équipes que l’effectif (les entreprises, les postes) a été affecté récemment ou reste peu connu malgré une affectation plus ancienne, du fait de la surcharge de travail. Ainsi, faire face à la rubrique « agents chimiques » n’est pas simplement plus difficile pour une infirmière que pour un médecin. Dans un contexte où les entreprises et les postes sont connus et que le travail est fait en amont, il est aussi simple pour une infirmière que pour un médecin de répondre aux questions.

Le caractère pléthorique et aléatoire des situations d’expositions aux risques chimiques est à son comble pour les médecins ou les équipes qui suivent des salariés intérimaires. Or, la part d’intérimaires parmi les répondants est en fort recul entre 2010 et 2017. Ce recul semble confirmer que cette population est particulièrement difficile à suivre, et aussi, de ce fait même, que les médecins du travail qui la suivent n’ont pas souhaité se porter volontaires. Par définition, ils ne peuvent pas connaître tous les postes ni toutes les structures d’accueil, ce qui rend une enquête comme SUMER beaucoup plus coûteuse en temps.

Il y a donc là aussi un continuum par rapport aux risques chimiques, qui ne dépend pas seulement des connaissances du médecin, mais de conditions d’exercice plus ou moins favorables, que l’on peut jauger avec l’aide des questions suivantes :

- exerce-t-il depuis longtemps sur le même secteur, avec ou sans infirmière ?

- a-t-il régulièrement accès à l’assistance d’un IPRP spécialisé dans le domaine des risques chimiques ?

- exerce-t-il sur un secteur à géométrie variable et avec une forte tension sur les visites (peu de temps pour l’action en milieu de travail) ?

- son effectif se concentre-t-il sur des agences de travail temporaires ?

23 On verra par la suite que la solidité de l’assistance pluridisciplinaire sur les risques chimiques est un facteur qui incite les médecins à penser qu’ils ont « eu de la chance » dans le recueil de données sur les expositions aux risques chimiques. Voir citation page 52 (femme, médecin du travail, plus de 60 ans, entretien collectif).

En fonction de ces éléments, qui affectent bien entendu les conditions de recueil de données dans leur ensemble, nous avons particulièrement noté que la partie « agents chimiques » du questionnaire pourra être perçue très différemment par les équipes.