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Partie 4 : Après l’enquête. Ressenti des enquêteurs et perspectives

2) La « chance au tirage » : éviter les risques chimiques ?

L’enquête reposant sur un tirage au sort, l’idée d’avoir de la chance ou de ne pas en avoir, de bien ou de mal tomber, revient très souvent dans les entretiens.

En regardant les occurrences de ce champ lexical, on se rend compte qu’« avoir de la chance » correspond la plupart du temps à tomber sur des salariés, des entreprises, des postes qui sont exempts de risques chimiques, car ils rendent le processus de collecte plus complexe. Voici quelques extraits d’entretiens qui concordent de manière frappante :

Femme, médecin du travail, entre 55 et 60 ans, entretien collectif :

Ma seule crainte c’était que je tombe sur une entreprise avec des risques chimiques, j’ai une entreprise qui en a plein, heureusement j’ai eu de la chance, j’y ai échappé !

Femme, médecin du travail, entre 50 et 55 ans, entretien individuel

La crainte c’était l’exposition aux produits chimiques dans des entreprises très compliquées, et on a eu beaucoup de chance ! (Elle rit) il y a eu qu’un peu de risques chimiques… je suis vraiment pas à l’aise avec la chimie.

Homme, médecin du travail, plus de 60 ans, entretien collectif :

Quand on voyait des employés de bureau on était contents, on disait « ah, ouf ».

Femme, médecin du travail, entre 45 et 50 ans, entretien collectif :

Moi, je n’ai pas eu de chance ! J’ai des entreprises où j’ai un seul salarié à risque et je me disais « ah, c’est pas possible, c’est tombé sur LE salarié, celui qui fait le contrôle risque ionisant » !

Quand on creuse certains exemples, cependant, on se rend compte que la « chance » est aussi associée à d’autres éléments qui font partie des conditions de travail globales.

Femme, médecin du travail, plus de 60 ans, entretien collectif :

Moi j’en ai eu un ou deux (salariés exposés à des risques chimiques) mais j’ai eu cette chance que c’était des entreprises qui avaient été visitées il y a peu de temps, ou des entreprises que je connaissais, donc j’ai eu beaucoup de chance dans le tirage au sort. Beaucoup de chance. C’était des entreprises que je maitrisais, ou le tableau des fiches de données de sécurité avait été fait récemment, donc j’ai vraiment eu de la chance. Sinon oui la partie risques chimiques… va trop loin parce que c’est vraiment très lourd, et moi il y a des choses que je n’arrivais pas à… comprendre.

Dans cet exemple, la « chance » de la praticienne revient à être tombée sur des entreprises qu’elle suit depuis longtemps, qu’elle connaît donc bien, et qui sont suivies d’assez près par l’équipe pluridisciplinaire. Un IPRP « toxicologue » était passé récemment faire le point sur les risques et analyser les fiches de données de sécurité.

Ainsi, c’est un exercice professionnel qui se fait dans de bonnes conditions : sur un effectif d’entreprises stables, avec un fonctionnement en équipe qui fonctionne bien.

Un autre exemple va dans le même sens :

Femmes, médecins du travail, entre 50 et 60 ans, entretien collectif :

A : Donc ça a été assez simple pour moi parce que j’ai une antériorité importante qui fait que j’avais déjà l’analyse des fiches de données de sécurité qui était faite.

D : c’est pas très facile je trouve de remplir ça de manière exacte !

A : oui pour le nettoyage c’est compliqué de rester très strict… Après il y a des moyens d’avoir des infos, encore faut-il qu’en amont ce soit une action qui ait été faite, parce que si j’avais du attendre qu’on recense, je sais pas, 200 fiches de données de sécurité, et qu’on fasse l’analyse par produit utilisé… Oh ben c’est clair que les questionnaires, je les aurai renvoyé un an après, ça n’aurait pas été possible ! Là j’ai eu du bol, c’est de la chance. Enfin, le travail avait déjà été fourni parce qu’on a l’entreprise depuis longtemps. D (sa collègue) n’est pas là depuis assez longtemps.

Cet exemple, issu d’un service d’une région différente, confirme le premier : davantage que de « chance », les médecins en question ont bénéficié de conditions de travail leur permettant de faire face à des expositions aux risques chimiques. L’antériorité sur un secteur permet une bonne connaissance des entreprises et le fait d’avoir le temps pour des actions en milieu de travail (effectuées soi-même ou par un IPRP) est également un élément déterminant. Ces éléments liés aux conditions de travail créent un contexte qui permet d’ « avoir de la chance ». A l’inverse, les médecins qui ont moins de « chance » sont ceux qui ont moins d’antériorité et une moins bonne connaissance des risques. Plutôt que de dire simplement qu’ils n’ont pas eu de chance, ces médecins insistent alors souvent sur la lourdeur du

questionnaire, les difficultés qu’ils ont eu avec la partie risques chimiques et leur propre « incompétence » sur cette partie. C’est alors une expérience désagréable de mise en défaut. D’après notre analyse, l’enquête leur fait ressentir ce qu’ils perçoivent comme étant des lacunes personnelles, alors que leurs conditions de travail expliquent en grande partie ce sentiment d’échec et d’incompétence. Ainsi, les deux craintes liées aux risques chimiques : la question des compétences et la questions des moyens et du temps disponibles, semblent largement liées. Il s’agit d’avoir le temps et les ressources nécessaires à fournir un travail de qualité, et non pas de compétences précises qui feraient simplement défaut aux médecins. Il n’en reste pas moins que le vécu de l’enquête par les enquêteurs en est profondément affecté, comme l’exprime par exemple ce praticien, amer :

Homme, médecin du travail, plus de 60 ans, entretien collectif :

On était presque contents quand le tirage au sort tombait sur un salarié du tertiaire. C’est triste mais on en est arrivés là !

Les conditions de travail des médecins, même les plus désireux de mettre tout en œuvre pour enquêter au mieux, ne permettent pas toujours un recueil de données précis.

D’une part, leurs plannings leur permettent de moins en moins d’aller sur le terrain et de voir les salariés bien portants, la connaissance des entreprises et de leurs salariés est donc moindre. D’autre part, la manière dont la pluridisciplinarité est mise en place ne leur permet pas toujours de mobiliser ses différents acteurs quand bon leur semble : lourdeur des procédures, rareté des ressources, acteurs mobilisés par ailleurs… Dans ces cas là, les médecins estiment avoir de la chance quand ils évitent les postes les plus exposés, dans le sens où ils sont soulagés d’avoir échappé à un surplus de travail auxquels ils n’auraient pas pu faire face de manière satisfaisante. Les autres médecins qui estiment être chanceux sont ceux qui n’ont pas simplement évité les cas les plus complexes, mais dont le tirage les a confronté à des cas complexes auxquels ils pouvaient faire face en toute sérénité.

Ainsi, les discours entendus après les campagnes précédentes, de médecins qui recherchaient les « cas intéressants » et auraient même souhaité pouvoir tricher pour faire ressortir des expositions et non pas être confrontés à des cas trop simples de salariés peu exposés, ne sont pas tout à fait retournés. Les médecins souhaitent toujours bien faire leur travail de recueil de données et apprécient les situations dans lesquelles ils peuvent mettre en avant des risques. Cependant, ce qu’ils redoutent avant tout, c’est d’être confrontés à des cas complexes qui nécessiteraient un investissement en temps qu’ils ne peuvent pas apporter. La « chance » au

tirage, c’est donc aussi avant tout éviter d’être mis en défaut dans le cadre de cette activité – dont on a vu qu’elle était par ailleurs perçue comme gratifiante – de veille sanitaire.