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CHAPITRE 1. PRÉSENTATION SCIENTIFIQUE DU PROJET

1.4 Approche conceptuelle

1.4.2 L’idée de « Middle Ground »

Paru en 1991, The Middle Ground de Richard White a repensé les relations interculturelles dans la région des Grands Lacs entre 1650 et 1815. Cette idée ne se limite toutefois pas aux

interactions entre Français et Premières Nations à cette période : White souligne que le Middle Ground peut se produire à de différentes périodes et entre différents acteurs (White 1991 : x). Par son idée, White cherche à accommoder certains changements résultant des relations

interculturelles, sans nier les effets de la colonisation. Le Middle Ground est basé sur les incompréhensions mutuelles inhérentes aux rencontres interculturelles et sur la création de significations inédites et partagées qui résultent de ces rencontres (White 2011 : xii-xiii). Cette originalité plurielle se serait construite sur une longue période d’interactions et ne peut être attribuée à un seul moment. En effet, le Middle Ground se construit sur des dizaines d’années et un nombre incalculable d’interactions, de négociations, de relations personnelles et de

transactions économiques.

Un aspect essentiel à l’idée de White est la reconnaissance qu’aucun des groupes en présence ne détient le pouvoir de contrôler l’autre, par coercition ou autrement (White 1991 : x).

L’impossibilité de recourir à la violence pour atteindre leurs objectifs les aurait contraints à développer de nouvelles façons d’interagir et d’obtenir ce qu’ils désiraient (White 1991 : 52). L’absence de monopole du pouvoir est le pilier sur lequel le Middle Ground repose. En effet, White souligne que l’obtention de ce monopole par les Européens signifie la cessation du Middle Ground et de sa capacité de générer des significations nouvelles par l’entremise du cycle

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d’incompréhensions et de solutions créatives : « The real crisis and the final dissolution of this world came when Indians ceased to have the power to force whites onto the middle ground » (White 2011 : xxxi).

Par cette conceptualisation, White place le Middle Ground dans un espace-temps pluriel, au-delà des espaces-temps colonial et autochtone singuliers. White soutient que le Middle Ground est basé sur des interprétations erronées d’un phénomène reçu. Toute personne possède un cadre conceptuel avec lequel il rend intelligibles les actions et le monde matériel d’autrui. Le Middle Ground intègre donc positivement les malentendus créés par le choc de cadres conceptuels différents, d’où son potentiel de créer un nouveau sens (White 1991 : 52).

En ce qui concerne les perles de verre, White discute brièvement du rôle détenu par leurs analogues en coquillage. Leur importance diplomatique est attestée par les écrits du baron de Lahontan publiés en 1703 :

« [Ces grains] sont bleus ou blancs, percez en long comme les perles, & enfilez de la même maniére, à des fils à côté les uns des autres. On ne sauroit conclure aucune affaire, ni entrer en négociation avec les Sauvages [sic] de Canada, sans l’entremise de ces Coliers, qui servent de contracts & d’obligations parmi eux, l’usage de l’écriture leur étant inconnu. Ils gardent quelquesfois un siécle ceux qu’ils ont reçû de leurs voisins; & comme chacun a sa marque différente, on aprend des vieillards le tems et lieu où ils ont été donnez, & ce qu’ils signifient, après lequel siécle ils s’en servent à de nouveaux traitez » (Lahontan 1703 : 48).

Lahontan a appris cette pratique en 1684 et il semble penser qu’elle remonte au moins à un siècle auparavant, avant les contacts assidus avec les Français (Lahontan 1703 : 58). C’est alors que White, comme Miller et Hamell (1986), suggère que « European trade goods acted like existing goods », voulant dire que les perles de verre pouvaient être échangées à des fins économiques ou sociopolitiques, comme les perles de wampum (White 2011 : 100). Ceci ne veut pas dire qu’elles avaient nécessairement la même valeur, mais plutôt que l’existence d’analogues autochtones a permis à certains objets européens, tels que les perles de verre, à s’intégrer à la vie quotidienne des nations autochtones (Miller et Hamell 1986 : 315-316). Le symbolisme des perles de verre au sein des cosmologies autochtones ont fait l’objet de l’analyse de Hamell (1983), toutefois j’ai volontairement choisi de ne pas entrer dans une critique de cette interprétation, qui m’a semblé

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relever d’une vue monolithique des cosmologies Anishinaabeg, Haudenosaunne et Sioux

(Hamell 1983 : 5-6). Quel que soit leur symbolisme, Turgeon maintient qu’elles ne furent pas intégrées passivement, mais plutôt activement transformées, représentant « l’expression d’une nouvelle dynamique interculturelle » (Turgeon 2005 : 76, 83). Notons toutefois qu’elles ne détiennent pas la même signification que leurs analogues en coquillage. En dépit de leurs similarités morphologiques, Lainey souligne qu’il n’y a pas de preuves historiques qu’elles furent utilisées de la même façon, ou qu’elles détenaient la même signification (Lainey

2008 : 418-419). Elles pouvaient être temporairement substituées, mais pas remplacées (Lainey 2008 : 419; Snyderman 1954 : 473-474). En somme, bien que les perles de verre fussent utilisées pour la fabrication de certains objets, Lainey maintient qu’ils n’avaient pas d’utilité diplomatique (Lainey 2008 : 420-421).

Si les perles ne sont pas équivalentes aux wampums, ceci ne veut pas dire qu’elles sont

complètement dépourvues de signification sociopolitique, car l’acte d’échanger ouvrait la voie à la médiation et à la création de relations sociales (White 2011 : 99; Trigger 1976a : 64).

L’assemblage des sites Bérubé, Margot et Louis n’inclut pas de perles de wampum, mais nous ne pouvons pas en négliger la dimension sociopolitique de l’échange des perles de verre. Cette dimension, également explorée par Annie-Claude Murray dans son mémoire sur les perles de verre de l’archipel montréalais, permet de théoriser l’embouchure de la rivière Duparquet au lac Abitibi comme un lieu de rencontre pour la négociation ou de renouvellement des relations (Murray 2008 : 12-13, 121; Feit 2004 : 6).

1.4.3 « L’empire du milieu » et la route du Nord

Dans son livre Empire et métissages : Indiens et Français dans le Pays d’en Haut, 1660-1715 Gilles Havard met à jour les idées de Richard White en se concentrant sur l’espace et sur la façon dont les interactions interculturelles surpassaient la sphère sociopolitique et affectaient les lieux physiques (Havard 2003 : 18). Cette conceptualisation est donc particulièrement utile à

l’archéologie et précisément à celle d’un lieu de rencontre sur la « route du Nord ». Selon Havard, la rencontre entre les deux sphères de souveraineté, soit celle des Français et celle des autochtones, crée un lieu pluridimensionnel, c’est-à-dire autant social que géographique, qu’il appelle « Frontière » (Havard2003 : 44). Les métissages qui s’y produisent représentent le mélange de forces parfois opposantes et la création d’espaces et d’interactions sociales qui ne

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sont ni entièrement coloniaux français, ni entièrement traditionnels autochtones (Havard

2003 : 44). En effet, Havard insiste sur l’aspect pluriel des relations interculturelles qui forment « une culture régionale » rattachée à un milieu géographique spécifique, soit celle de « l’empire du milieu » :

« Le métissage, avant d’être un aboutissement, est un mouvement, un processus

dynamique et créatif de l’empire du milieu qui, par des échanges et des emprunts, génère des traits culturels ou des comportements à la fois syncrétiques (c’est-à-dire

« mélangés ») et inédits » (Havard 2003 : 44-45).

Pour Havard, « l’empire du milieu » signifie l’intersection de l’empire français et le « pays indien », soit : « Deux espaces sociaux et deux sphères de « souveraineté » [qui] s’emboîtent, selon deux dynamiques distinctes : l’une conduit à l’incorporation des Grands Lacs dans l’empire; l’autre voit l’intégration des Français au pays indien » (Havard 2003 : 16). Cette idée de sphères de souveraineté distinctes renforce la dimension politique des espaces archéologiques à l’étude dans ce mémoire.

De plus, considérant la chaîne d’interactions interculturelles ayant mené à la déposition des perles de verre au lac Abitibi, il est plausible que de tels métissages se soient produits tout au long de la « route du Nord ». Ces interactions se différencient du concept de Middle Ground, dans le sens qu’elles eurent lieu entièrement en ce « pays indien ». Puisque la route du Nord traverse les territoires de plusieurs nations autochtones, il est insuffisant de dichotomiser les groupes impliqués en « Français » et « Autochtones », comme si les Premières Nations représentaient une culture monolithique et unifiée. Il est donc important de modifier l’idée de « l’empire du milieu » pour accommoder la pluralité des Innus, des Kakouchaks, des Atikamekw Nehirowisiwok, des Abitibis, des Ouescharinis, des Kichesipirinis, des Népissingues, des

Wendats et d’autres dont les territoires enjambaient la route d’échanges. Si les interactions franco-autochtones ont engendré la création d’un « empire du milieu », peut-on aussi concevoir que de tels « empires » existaient entre ces nations autochtones lors de leurs propres échanges? En effet, la route du Nord peut être conceptualisée comme un enchaînement de plusieurs « empires du milieu », c’est-à-dire une suite d’intersections caractérisées par l’échange.

Dans le cas de ce mémoire, il est important de ne pas extrapoler plus que l’archéologie ne révèle. Les poteries wendates, les perles françaises et potentiellement les outils en calcédoine

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témoignent d’interactions s’échelonnant de la baie Géorgienne à Tadoussac, en passant par le lac Saint-Jean. Derrière ces interactions étaient des liens de traite, d’alliances, de parenté et de toute autre forme reliant les acteurs de cette vaste région. Il est injuste de conclure que seules les perles de verre signifient nécessairement le métissage, tel que défini par Havard.

Si les conceptualisations de Middle Ground et d’empire du milieu restent très fécondes pour comprendre les rapports interculturels, dans ce mémoire nous voulons les recentrer sur les rapports entre plusieurs nations, parmi lesquelles étaient bien sûr les Français, mais seulement comme une nation parmi d’autres. Plus précisément, ces concepts ouvrent la voie à une

conceptualisation du lac Abitibi et des sites archéologiques au long de la route du Nord comme des lieux d’intersections culturelles entre les Innus, les Kakouchaks, les Atikamekw

Nehirowisiwok, les Abitibis, les Ouescharinis, les Kichesipirinis, les Népissingues et les Wendats, pour ne nommer que quelques nations qui auraient potentiellement voyagé sur cette voie de traite. Les échanges des perles de verre qui se produisant sur les sites comme Bérubé, Margot et Louis se faisaient, du moins en partie, dans le cadre de création ou renouvellement de relations sociopolitiques, non pas comme objets mnémotechniques, mais plutôt en tant qu’objets de traite ayant une utilité vers la médiation des relations sociales. Le Middle Ground, les

« empires du milieu » et les perles de verre permettent ensemble de concevoir de ces sites comme étant sociopolitiquement chargées. Les perles de verre devenaient des objets à

significations plurielles par l’adoption et leur modification au sein de la cosmologie d’une nation autochtone, pour ensuite être échangées à nouveau sur ces lieux de rencontre ou d’échange, menant à une nouvelle transformation et de maintes transformations par la suite entre les « empires du milieu » qui caractérisent la route du Nord.