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La géographie sociale de la vallée de l’Outaouais au lac Saint-Jean

CHAPITRE 1. PRÉSENTATION SCIENTIFIQUE DU PROJET

1.4 Approche conceptuelle

1.4.4 La géographie sociale de la vallée de l’Outaouais au lac Saint-Jean

Dans cette section, nous utiliserons les connaissances archéologiques, historiques et politiques pour conceptualiser les espaces nationaux traversés par la « route du Nord ». Le lac Saint-Jean se trouve à 700 kilomètres de la baie Georgienne à vol d’oiseau. La distance de la route du Nord était beaucoup plus élevée, surtout si elle suivait les voies fluviales pendant la saison de

navigation, bien qu’elle ait pu profiter du gel hivernal pour traverser lacs et marécages en

droiture. Prenant en compte le gel de l’hiver et les crues du printemps, le mouvement de biens et de personnes dans le Subarctique québécois était rythmé par les saisons et modelé par les cours

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d’eau. Les conditions environnementales n’étaient toutefois pas les seules à influencer ces mouvements. Les mouvements de personnes, l’occupation de territoires et les échanges de biens matériaux étaient partiellement dictés par l’organisation des systèmes sociopolitiques et les régimes fonciers des nations autochtones du Subarctique québécois, d’où l’importance de les aborder dans le cadre de ce mémoire.

Plusieurs sources d’informations évoquent le système politique, les échanges et les mouvements de personnes et de biens dans la vallée de l’Outaouais durant la première moitié du XVIIᵉ siècle. La majorité de l’information que nous détenons aujourd’hui provient des écrits de Champlain, de Sagard et des Relations des jésuites. Ces écrits ont été étudiés de façon intensive et sont à

l’origine, en grande partie, de nos connaissances de la période coloniale pour cette région. Nous allons présenter de façon non exhaustive les systèmes sociopolitiques et les régimes fonciers qui ont influencé le mouvement de personnes et d'objets sur la route du Nord.

Complémentant ces œuvres historiques, MacLeod explore les écrits historiques autochtones dans le but de réintégrer leur narratif au discours de la traite des fourrures dans la région des Grands Lacs (MacLeod 2009 : 45). Macleod tente de reconstituer l’organisation sociopolitique des Anishinaabeg, à faire contrepoids aux connaissances dérivées d’écrits européens et à resituer l’histoire des Premières Nations comme étant partiellement liée, mais généralement

indépendante, de celle des Européens (MacLeod 2009 : 46, 52).

Pour sa part, Lawrence s’appuie sur une analyse du système politique anishinaabe pour élucider le système gouvernemental et organisationnel des Algonquins (Lawrence 2012 : 25-26). Elle voit ce système gouvernemental comme étant fluide et oscillant entre trois piliers, ceux de la famille, de la bande et de la nation durant des différentes parties de l’année : « Due to their reliance on different parts of their territories and various modes of subsistence at differing times of the year, nationhood for Algonquins functioned temporally rather than spatially, along the model of a confederated structure » (Lawrence 2012 : 26-27). Lawrence se base partiellement sur les structures de bande proposées par Leacock (1969). Puisant aussi à des sources historiques, Leacock suggère que l’organisation des Innus (Montagnais et Naskapi) était divisée en quatre unités : le « groupe de loge multifamille », la bande hivernale, la bande composée de plusieurs bandes hivernales et une quatrième catégorie, pouvant aller jusqu’à 1500 individus, de

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dissolution de ces unités étaient dictées par la saison et non par le territoire, d’où leur caractère cyclique à l’année (Leacock 1969 : 9-12, 16).

Si l’organisation sociopolitique des Anishinaabeg possède certaines similitudes à celle des Innus, nuançons que leurs régimes fonciers furent un sujet longtemps débattu par des chercheurs

comme Feit, Speck, Eiseley, Leacock et Bishop, parmi d’autres (Inksetter 2015 : 65-67). Ce débat tournait autour des territoires de chasse familiaux et de leur développement, notamment si ce type de tenure existait avant l’arrivée des Européens ou si ce fut un développement post- contact (Feit 2004 : 5-6). Inksetter explique ces deux positions de la façon suivante :

« Dans un modèle théorique, l’accent est donc placé sur la continuité de l’occupation territoriale et sa logique adaptative à l’environnement du Subarctique et du Moyen-Nord [Feit, Eiseley et Speck], dans l’autre, l’accent est placé sur la transformation de

l’organisation sociale et de l’occupation territoriale, en réaction à la présence européenne et à la valeur commerciale des animaux à fourrure [Leacock et Bishop] » (Inksetter 2015 : 68).

Notons que ces chercheurs ne parlaient pas toujours des mêmes groupes autochtones; Speck et Eiseley concentraient leurs recherches sur certaines bandes anishinaabeg au nord de l’Outaouais incluant les Timiskaming et les Ojibwés, ainsi que sur les Innus (Montagnais) du lac Saint-Jean, tandis que Leacock étudiait les Innus (Montagnais-Naskapi) de la Côte-Nord et Bishop les Ojibwés de l’Ontario septentrionale (Inksetter 2015 : 64, 66-67; Feit 1991 : 116; Leacock et coll. 1978 : 248; Speck 1915 : 1-2; Speck et Eiseley 1939 : 271). L’étude de Mailhot sur les Innus démontre également que les modes d’occupation du territoire peuvent varier à l’intérieur d’une même nation autochtone. Citant l’étude de Simard et ses collègues qui a été publiée en 1980, Mailhot souligne que les Innus autour du Saguenay–Lac-Saint-Jean occupaient des « territoires de chasse individuels » vers 1765 (Mailhot 1993 : 138-139; Simard et coll. 1980). Dans le cas des Innus, ce type de régime foncier se caractérise par l’occupation hivernale exclusive par un maximum de cinq familles autochtones sur un territoire défini et se rapproche de l’occupation territoriale de certains groupes anishinaabeg, telle que celle des Timiskaming rapporté par Speck (Mailhot 1993 : 138; Speck 1915 : 3-4). Speck n’attribue pas d’aspect saisonnier à ce type d’occupation, soulignant simplement que les unités familiales des groupes anishinaabeg dans la vallée de l’Outaouais occupaient des territoires de chasse bien définis (Speck 1915 : 4-5). Notons

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que la définition de Speck, qui conceptualise les territoires de chasse familiaux comme une propriété appartenant à une unité familiale détenant un monopole sur les ressources qui s’y trouvent, ne fut pas accepté à l’unanimité (Feit 1991 : 128). Feit y voit plutôt un endroit de renouvellement social et environnemental, les décrivant comme suit :

« [Les territoires de chasse algonquiens étaient] une forme d’expression et une façon de reproduire les relations sociales algonquiennes de même que les symboles et les rapport à l’environnement. Ils jouaient donc un rôle essentiel dans la reproduction sociale de la société algonquienne » (Feit 2004 : 6).

L’interprétation de Speck ne semble donc pas faire justice à la complexité de ce régime foncier. Un autre type de régime foncier rapporté par Mailhot, dit « région de chasse » lui ressemble, mais se différencie par l’absence d’appartenance exclusive des ressources aux familles occupant le territoire. Puis, au Labrador, les Gens de Sheshashit ont développé un autre type de régime foncier que Mailhot nomme « mobilité structurée », qui est caractérisé par l’appartenance collective des ressources aux subdivisions de la bande et par une occupation territoriale dictée par leurs relations sociales (Mailhot 1993 : 139).

En somme, les techniques de tenure décrites par Mailhot nous mettent en garde contre la

transposition facile d’un système à un autre, bien qu’il soit intéressant d’explorer la possibilité de l’existence de recoupements entre eux. En effet, ses observations suggèrent qu’il existait

plusieurs façons d’occuper le territoire et il ne serait donc pas surprenait d’y voir plusieurs régimes fonciers et des organisations sociopolitiques variées sur le territoire parcouru par la route du Nord (Inksetter 2015 : 72).

Sur la rivière Saskatchewan, Meyer et Thistle (1995) ont utilisé les données historiques et les critères de « centres d’agrégation » proposés par Conkey en 1980 pour étudier six centres de rendez-vous maintenus par les Cris aux périodes pré-contact et post-contact (Meyer et Thistle 1995 : 410, 417; Conkey 1980 : 612). Bien que cette région géographique soit éloignée du lac Abitibi, l’analyse des régimes fonciers et de l’organisation sociopolitique des Cris permet de concevoir des façons dont les Cris près de la baie de James s’organisaient et échangeaient. Brizinski propose que les Népissingues échangeaient avec eux au lac Abitibi, alors les schèmes d’établissements Cris auraient pu affecter la façon dont les perles de verre traversaient le territoire (Brizinski 1980 : 7). Selon les critères de Conkey 1980, les sites d’agrégation seraient

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grands, à proximité de sources nutritionnelles importantes et caractérisés par la variété d’artefacts s’y trouvant (Meyer et Thistle 1995 : 409-410; Conkey 1980 : 612; White

1985 : 157). Quatre des six centres d’agrégation évalués étaient utilisés comme postes de traite durant la période post-contact, indiquant que les traiteurs français aient profité de leur fonction en se greffant à ce système socio-spatial (Meyer et Thistle 1995 : 418). En effetl, Laliberté et ses collègues ont noté l’existence de trois schèmes d’établissement cris : les camps de base, les camps de voyage et de chasse, ainsi que l’existence d’un site de réunion et d’échange printaniers et automnales (poste de Kanaaupscow) (Laliberté et coll. 1982 : 70-76).

Comme les régimes fonciers, l’exemple des centres de rendez-vous des Cris de la Saskatchewan ne se transpose pas nécessairement à la géographie sociale des Anishinaabeg dans la vallée de l’Outaouais. Il sert d’un point de départ pour la conceptualisation des différents régimes fonciers et des structures sociopolitiques qui caractérisent le Subarctique québécois. Nous recentrant dans cette aire géographique, l’idée de Fox et Pilon de l’existence de heartlands, comme le lac

Baptiste et l’île Morrison, soutient que ces lieux constituaient une sorte de cœur territorial autour duquel les mouvements saisonniers rayonnaient (Fox et Pilon 2016 : 201-202). Les idées de heartlands et de centre d’agrégation représentent une facette d’un régime foncier qui pourrait être compatible à la structure sociopolitique évoquée par Lawrence (2012), Speck (1915) ou Leacock (1969). Plus précisément, les rythmes saisonniers par lesquels les multiples niveaux de la nation se divisaient et se réunissaient pourraient se produire autour de ces lieux et sont alors des concepts qui pourraient ensemble aider à clarifier l’organisation annuelle de certaines nations autochtones au XVIIᵉ siècle.

De tels centres furent observés par Speck chez les Timiskaming qui habitent la région autour du lac Témiscamingue. Il soutient que les îles de ce lac étaient des « propriétés communes », plutôt que des propriétés privées, telles qu’il concevait les territoires de chasse familiaux (Speck 1915 : 5, notre traduction). Par ceci, il entendait que plusieurs unités familiales pouvaient accéder aux ressources que recelaient ces îles lors des réunions annuelles du printemps (Speck 1915 : 5). Si nous conceptualisons la description de Speck tel que Feit l’a fait, c’est-à-dire en y enlevant l’aspect de « propriété » et d’appartenance dans le sens capitaliste, ces îles et ces

espaces communes peuvent également être compris comme des lieux de renouvellement social et environnemental effectués par la conglomération d’unités ensemble (Feit 2004 : 6). Ces lieux de réunion, où se produisait le regroupement des unités de chasse familiales au printemps,

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pourraient potentiellement expliquer certains lieux comme la pointe Apitipik qui recèlent de sites archéologiques (figure 6).

L’exploration des unités sociopolitiques et des régimes fonciers nous permet de conceptualiser des multiples façons dont les perles de verre pouvaient voyager sur la route du Nord et du rôle que jouèrent les sites Bérubé, Margot et Louis à l’intérieur de ce schème. Le déplacement des perles de verre sur la route du Nord est alors un phénomène rythmé inséparable des systèmes sociopolitiques autochtones qui dictaient la mobilité dans le Subarctique québécois plutôt qu’un phénomène linéaire entre le Saguenay–Lac-Saint-Jean et la Huronie. Les perles de verre auraient ainsi probablement voyagé avec les groupes de chasse familiaux des Innus ou des Kakouchaks suite à leurs échanges avec les marchands européens au Saguenay–Lac-Saint-Jean. Elles auraient par la suite été échangées avec d’autres nations autochtones, telles que les Atikamekw

Nehirowisiwok, les Cris, les Abitibis, les Kichesipirinis, les Ouescharinis, les Népissingues et les Wendats, pour n’en nommer que quelques-uns. Si certaines les perles étaient échangées de cette façon, se dispersant lors des réunions annuelles aux lieux rencontre et d’échange et ensuite lors des mouvements de groupes familiaux sur les territoires de chasse, il est également possible que certaines aient accompagné des convois, suivant un schème linéaire ou « down-the-line » dans le Subarctique (Renfrew et Bahn 2012 : 365).

Les concepts de Middle Ground et des « empires du milieu », qui permettent d’entrevoir le contexte culturel du mouvement des perles de verre dans l’espace, peuvent donc être précisés à l’aide des mouvements saisonniers et des lieux de concentration. Fort de cette conceptualisation culturelle et sociale, nous pouvons théoriser le mouvement des perles sur la route du Nord. La première interaction d’échange des perles de verre se produirait entre les traiteurs français et des Kakouchaks dans la région du lac Saint-Jean ou de Tadoussac. Ensuite, le mouvement des perles de verre dans l’espace serait dicté par les saisons : les perles pourraient se disperser de façon intra-nation, par exemple lors des rencontres printanières aux heartlands ou aux lieux de rendez- vous, ou de façon inter-nation impliquant des personnes de nations différentes, suivant l’idée de ces « empires du milieu ». La route du Nord recèlerait donc plusieurs microcosmes comparables au Middle Grounds et aux « empires du milieu », le tout étant dicté par la géographie sociale entretenue par les nations autochtones qui habitaient le Subarctique québécois.

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