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L‘hypothèse de sélection : causes de la mortalité des juvéniles

1. Détection de la mortalité : fiabilité des données des balises

Il est légitime de se demander si l’arrêt d’émission prématuré observé pour certaines balises puisse résulter de la mort de l’individu (Hays et al. 2007, Kooyman et al. 2015). En effet,il peut y avoir plusieurs raisons à l‘arrêt de balise dans les études de tracking en milieu marin (Hays et al. 2007) : (1) arrêt de batteries (2) dysfonctionnement du à des dommages (causés par l‘eau de mer ou impact de l‘antenne dans des trous de glace par ex.) (3) détachement du logger (frottements, mue des individus) et enfin (4) mortalité des individus (inanition, prédation). Déterminer la cause de l‘arrêt apparait donc complexe, cependant plusieurs indices peuvent permettre de déterminer l‘arrêt lié à la mort de celui lié à un problème technique.

En comparaison, les tags ne s‘étant pas arrêtés précocement ont atteint des durées de suivi record, démontrant ainsi la capacité de longue durée de vie des balises au lithium fournies par Wildlife Computers, ainsi que leur résistance à l‘eau de mer. Dans le cas des juvéniles empereurs l‘arrêt des balises s‘est effectué dans la banquise, et il n‘est donc pas exclu que les antennes aient eu des dommages lors de leurs sorties de l‘eau. Cependant, chez les 3 espèces étudiées les comportements des individus considérés comme « morts » démontrent des changements significatifs dans leurs activités de plongées pendant plusieurs semaines avant leur arrêt. Dans le cas des juvéniles éléphants de mer, les cas de mortalité décelés sont encore plus certains puisque les individus ont été doublement équipés par des loggers envoyant des positions satellite, dans l‘objectif de départager les dysfonctionnements des balises, de la mort des individus. Cette technique de double-tagging a aussi été utilisée

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récemment chez des requins marteaux (Drymon et Wells 2017). Bien que coûteuse, cette méthode s‘avère efficace pour préciser le devenir des animaux, à condition qu‘ils aient une taille suffisante leur permettant de supporter les 2 balises.

Nous nous sommes appuyés sur les changements de comportements déduits des données des balises pour déceler les cas de mortalité en mer. Plusieurs études utilisèrent aussi les changements de comportements pour inférer de la mortalité survenue pendant le suivi d‘animaux : par exemple chez les albatros timides Thalassarche cauta (Alderman et al. 2010), outardes Chlamydotis macqueenii (Combreau et al. 2001), ours noir Ursus americanus (Clark et Eastridge 2006), lions Pantra leo (Woodroffe et Frank 2005), rapaces (Klaassen Raymond et al. 2013), tortues luths (Hays et al. 2003). D‘autres études ont utilisé des loggers implantés chez des lions de mer Eumetopias jubatus enregistrant pendant toute la vie de l‘animal la température, la lumière et si le tag était dans un tissu, l‘eau ou l‘air (Horning et Mellish 2012). Après la mort, les tags étaient moins denses que l‘eau de mer et s‘échappaient des carcasses des animaux pour transmettre des données via satellite. Des profils de températures et de lumière montrant de brusques changements étaient alors interprétés comme étant de la prédation et pouvant être la cause d‘un faible taux de survie dans la population étudiée. Dans une autre étude, portant sur le phoque commun Phoca vitulina vitulina, la mortalité juvénile fut estimée à partir de suivi télémétrique (Hanson et al. 2013).

2. Effet des balises

Il est reconnu que les balises ont un effet sur le comportement des prédateurs marins plongeurs, tout particulièrement chez les manchots (Bannasch et al. 1994, Wilson et al. 2004) cependant puisque nous n’avons pas trouvé d’influence de la condition corporelle au départ sur la mortalité et que les balises des individus ayant survécu ont duré sur des périodes de temps très longs (près de 1 an) nous pensons que l‘effet des tags n‘a pas affecté significativement la mortalité des individus.

3. Taux de survie des juvéniles

Les causes généralement invoquées pour expliquer la plus faible survie des juvéniles est leur plus faible compétence pour l‘acquisition de nourriture, cela les rend plus vulnérables aux phénomènes de densité-dépendance, à la compétition, aux variations environnementales et aux maladies (Newton 1998). La famine et la prédation sont les deux principales hypothèses permettant d‘expliquer les forts taux de mortalité observés chez les juvéniles

149 (Sullivan 1989, Newton 1998). Les capacités à survivre des individus pour pallier à ces deux facteurs peuvent dépendre de leur qualité individuelle (« hypothèse de la sélection ») et de la vitesse de progression de leurs aptitudes (« hypothèse des contraintes »). Dégager l‘importance de ces deux facteurs devient possible par le suivi comportemental sur le long terme des individus juvéniles, tout en le comparant avec le comportement des adultes, dans les mêmes conditions.

Chez les trois espèces étudiées les méthodes d‘estimation de survie via des suivis démographiques à long terme donnent des estimations très différentes selon les espèces. Ce sont les juvéniles de manchots royaux de Crozet qui présentent une survie la plus forte allant jusqu‘à 80% (i.e. 20% de mortalité apparente, Saraux et al. 2011). Chez les éléphants de mer suivis sur l‘ile de Marion, la survie est estimée à 60% (i.e. 40% de mortalité apparente, Pistorius et al. 2011) et enfin les juvéniles empereurs suivis à Dumond-Durville ont une survie estimée à 40% (i.e. 60% de mortalité apparente, Abadi et al. 2017). Malgré notre faible échantillonnage (en comparaison avec les études de démographie) il est surprenant d‘obtenir des taux de mortalité comparables que nous rappelons ici au cours de la première année de la vie en mer: manchots royaux 29% (5/17), éléphants de mer 45% (9/20) et de 60% (9/20) chez les manchots empereurs.

4. Prédation

La mortalité déduite du suivi par balise a pu résulter de la prédation. Les orques Orcinus orca, les léopards de mers, Hydrurga leptonyx et les requins dormeurs Somniosus antarcticus sont 3 espèces présentes dans la région subantarctique et antarctique (Ainley et al. 2005, Field et al. 2007, Pistorius et al. 2012), pouvant se nourrir de manchots et/ou de juvéniles d‘éléphants de mer. Le départ rapide du plateau de Kerguelen des juvéniles éléphants de mer peut d‘ailleurs être une stratégie d‘évitement des prédateurs tels que les orques, qui patrouillent autour des îles généralement à cette période pour se nourrir de jeunes éléphant de mer. Certains auteurs suggèrent d‘ailleurs que ces stratégies d‘évitement peuvent faire partie des causes des grandes distances de migration observées dans plusieurs populations animales (Fryxell et Sinclair 1988).

Très peu d‘études isotopiques sur le régime des orques ont été effectué en hiver. Cette lacune est regrettable car nous ignorons si elles continuent de se nourrir de jeunes éléphants de mer plus tard dans la saison, lors des retours pour leurs séjours à terre hivernaux. Le comportement des requins dormeurs est peu connu, et quelques prises accidentelles à bord de

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bateaux de pêche au niveau du plateau de Kerguelen (Cherel et Duhamel 2004), révélèrent la présence de peau dans les contenus stomacaux pouvant appartenir à des jeunes éléphant de mer ou otaries à fourrure. Le comportement des léopards de mer en hiver, pendant la période des retours des juvéniles en hiver est peu connu. Certains jeunes léopards sont observés plus au nord sur les îles subantarctiques lors de leur dispersion et peuvent se nourrir de manchots et de cormorans (Borsa 1990).

Cependant les données de plongées obtenues avant l’arrêt des balises ne nous permettent pas vraiment de retenir l’hypothèse de la prédation, sauf pour deux juvéniles d‘éléphants de mer qui sont morts alors qu‘ils étaient en flottabilité positive, ce qui peut être un désavantage dans les comportements de fuite rapide en profondeur.

5. La plongée : une forte pression de sélection

Comme nous l‘avons vu dans la partie précédente, le milieu aquatique impose une forte pression de sélection sur les organismes plongeurs, qui développèrent d‘importantes adaptations pour faire face à la gestion du stock d‘oxygène en profondeur. Il est d’ailleurs surprenant que dans l’échantillonnage des individus des trois espèces aucun lien n’a été trouvé entre leur mortalité et leur condition corporelle au départ. Plusieurs semaines après leur départ, il n‘était pas possible de départager ces individus à partir de leurs comportements de plongée.

C‘est quelques semaines avant l‘arrêt des balises, que leur comportement commença à se différencier pour la majeure partie des individus. En effet leurs capacités de plongée (durée et profondeur) au contraire des autres individus ayant survécus, diminuèrent progressivement avec le temps, alors que leur temps de récupération fut identique à celui des autres individus. Dans le cas des éléphants de mer, bien que le comportement des « morts prématurés » ait été plus variable entre les individus, leurs tentatives de captures de proies étaient moins nombreuses, leur effort de nage augmenta ainsi que leurs vitesses de déplacements horizontaux. Un argument supplémentaire est que l‘arrêt de toutes les balises fut concomitant au début de l‘automne, période pour laquelle les ressources de l‘océan austral commencent à se raréfier, alors qu‘à la même période, tous les autres juvéniles ayant survécu augmentèrent fortement leurs capacités. Ceci est aussi vérifié chez les adultes de manchots royaux (Charrassin et al. 2002), empereurs (Rodary et al. 2000), et d‘éléphant de mer (Bennett et al. 2001). Ces juvéniles étant moins efficaces, dans un environnement avec moins en moins de ressources accessibles, probablement plus difficiles à trouver et à acquérir (plongées plus

151 profondes), furent probablement de plus en plus affaiblis au cours du temps. L‘automne correspond à une période d‘enfoncement marqué des myctophidés dans les profondeurs (Electrona carlsbergi, Koslov et al. 1991). Dans le cas des manchots royaux ces individus furent surement dans l‘obligation de compenser ce manque d‘efficacité, ce qui pourrait expliquer l‘augmentation de leur effort de plongée durant le crépuscule. De même, ce processus a été observé chez les cormorans huppés dont le juvéniles augmentèrent leur effort en hiver et furent retrouvés mort à leur colonie (Daunt et al. 2007). Il alors probable que ces individus soient morts à cause d‘une restriction calorique prolongée trop longue, les conduisant à l‘inanition.

Chez au moins un juvénile éléphant de mer, aucune différence notable n‘a pu être détectée dans le comportement, sauf seulement quelques jours avant l‘arrêt de sa balise, où il effectua des plongées plus profondes et plus longues atteignant les 600 m, suivies de temps de surface plus longs (cf. Annexe 5). Il se peut que cet individu ai plutôt subit un accident de décompression (Hooker et al. 2012). Lors de remontées trop rapides après un long temps d‘apnée (augmentation de la concentration en azote dans le sang) la décompression des gaz crée des bulles dans le sang qui en circulant peuvent causer des symptômes mortels (paralysie).

6. Thermorégulation

Chez les royaux et les éléphants de mer, nous avons pu montrer une corrélation significative entre la décroissance de leur capacités de plongées et la diminution des températures de surface. Ceci suggère que les juvéniles furent sans doute confrontés à des problèmes de thermorégulation et sont peut-être morts de froid. Une étude récente a montré que chez les juvéniles de royaux, les 6 premiers mois en mer sont en effet critiques pour la capacité de thermorégulation (Figure 68, Enstipp et al. 2017). Équipés de logger ultra-light en sous-cutané enregistrant la température interne jusqu‘à des durées record de 2.5 ans, les individus ont pu être déséquipés sur l‘île de Crozet, grâce à une installation de suivis individuels via des antennes réceptrices d‘ondes RFID. Cette étude a pu montrer que les juvéniles eurent leur température périphérique considérablement réduite lors des premiers mois en mer, entrainant des pertes de chaleur considérables, par rapport aux adultes.

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Figure 68 : A. Juvéniles de manchot royal avant le départ (noter la tache jaune de couleur citron) avec la position du logger‖ LuL‖ (Logger Ultra Light) implanté indiqué par la flèche rouge. B: position du logger en sous cutané, installé dans le gras périphérique au départ en mer, et C : après plusieurs mois en me. D : Changement des taux de perte de chaleur (moyenne +/- se) au cours du temps chez les juvéniles. Les pertes de chaleur diminuèrent progressivement jusqu‘à 6 mois en mer ou elles se stabilisèrent. D‘après Enstipp et al 2017.

153 Les auteurs suggèrent que les processus de vasoconstriction furent pourtant très vite mis en place dès leur départ, et que l‘effort de nage ou bien des processus de maturation physiologique n‘étaient probablement pas impliqués dans la thermorégulation. Au contraire, il s‘agirait plutôt de la quantité de gras accumulé en périphérie, servant à la fois de stockage d‘énergie mais aussi d‘isolant, qui serait alors critique pour leur thermorégulation. Il est remarquable que le seuil critique identifié soit de 6 mois après le départ, soit la période qui correspond une fois encore à l‘automne austral.

Cette période est critique puisque tous les juvéniles identifiés comme morts pour les trois espèces eurent leur balise arrêtée à cette période. Cette étude vient conforter notre hypothèse d’une mortalité liée à des problèmes de thermorégulation chez la plupart des juvéniles, la cause étant surement en lien avec une alimentation insuffisante ne permettant pas suffisamment de stockage de gras périphérique.

Chez les empereurs, quitter les eaux froides de l‘Antarctique (<0°C) pour rejoindre des eaux ‗réchauffées‘ du front polaire (+4°C) peut donc sûrement jouer un rôle dans la diminution de perte de chaleur périphérique. De plus les manchots empereurs, contrairement aux royaux qui ont quasiment atteint leur taille adulte à leur départ, continuent leur croissance et doivent donc avoir un métabolisme plus élevé.

Les éléphants de mer en revanche, ne changent pas de taille durant leur première année en mer (Bell et al. 1997), les changements de taille étant plus progressifs. En revanche les femelles juvéniles qui se développent plus vite et se reproduiront plus tôt font plus de réserves de graisse que les males éléphants de mer juvéniles durant les deux premières années (Field et al. 2005a) ce qui les rendraient aussi peut être les mâles plus vulnérables que les femelles aux faibles températures d‘eau de surface, pendant la phase juvénile et immature. D‘ailleurs la mortalité des juvéniles mâles a été bien plus forte que celle des femelles dans notre étude (7 sur 9 des individus morts en mer étaient des mâles).

7. Habitats

Face à la compétition inter ou intra-spécifique, les juvéniles les moins efficaces pourraient être relayés dans des habitats les moins favorables. Cependant peu de différences ont été trouvées entre les habitats utilisés par les juvéniles « morts » et ceux ayant survécus. Toutefois dans le cas des royaux, 2 individus disparus prématurément sont

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allés plus au Sud, et probablement dans des eaux plus froides, donc furent potentiellement plus exposés à des nécessités de réguler leur température interne.

Dans le cas des empereurs, deux des individus qui sont « morts », sont aussi ceux qui sont allés le plus au Nord, peut être justement pour compenser des difficultés de thermorégulation, liées à un plus faible nourrissage. Cependant tous les juvéniles d‘empereurs sont « morts » dans les glaces, pourtant dans la zone de pente du plateau Antarctique caractérisée par une productivité hivernale. En effet, de l‘eau plus chaude en provenance du Nord se retrouve superposée à de l‘eau plus froide du fait de la formation de glace et de la bathymétrie en pente, créant ainsi des zones d‘inversion thermique en profondeur concentrant généralement une faune marine importante. Plus que l‘habitat horizontal, il apparait donc que c‘est l‘habitat vertical et les aptitudes à l‘exploiter qui apparait critique pour les juvéniles empereurs.

Chez les éléphants de mer, les individus morts en mer étaient présents dans des habitats à plus faible énergie cinétique et caractérisés par de plus faibles températures de surface. Il se peut que ces individus, aient eu des capacités moindre à se déplacer avec les courants et se retrouvèrent dans des habitats à fine échelle spatiale, moins favorables en terme de disponibilité de ressources et pourtant plus contraignants en terme de thermorégulation.

8. Les hypothèses non-exclusives de sélection et de contraintes

L’hypothèse de la sélection, qui soutient que les individus de plus faible qualité individuelle sont plus enclins à mourir est une des moins soutenues par nos données : les différences de comportements de plongées observées ne se trouvèrent en effet qu‘à la fin des suivis comportementaux, sans lien évident avec des conditions au départ. D‘autres études sont nécessaires pour préciser ces effets sur les capacités de plongée et de survie. Des études démographiques démontrent en outre, l‘importance des effets parentaux et environnementaux sur les traits phénotypiques des juvéniles à leur indépendance, ainsi que sur leur survie de première année (e.g. Fay et al. 2015, 2016). Cependant du fait de la décroissance des capacités des individus morts en mer, on peut tout de même penser que ces différences de capacités soient liées à des différences phénotypiques. L’hypothèse de contraintes (non exclusive) est supportée par le fait que des individus progressent plus ou moins rapidement au cours du temps, du fait de leurs contraintes physiologiques, cognitives et environnementales. Ainsi, les individus progressant moins vite sont plus susceptibles de succomber.

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D’importantes différences ont été trouvées en termes de survie juvénile, entre les trois espèces, à la fois à partir des études démographiques (voir références plus haut) mais aussi à partir des suivis télémétriques. Les jeunes manchots royaux démontrèrent une plus grande marge de progression. Le manchot royal serait moins soumis à de la sélection comparativement aux autres espèces, expliquant ainsi son plus fort taux de survie. De plus au regard de leur dispersion hivernale il semble peu probable que les jeunes royaux subissent de la prédation à l‘inverse des empereurs situés en bordure des glaces (léopards, orques) et des éléphants de mer revenant sur le plateau de Kerguelen (orques et requins). Les royaux se situèrent aussi dans des zones de productivité hivernale remarquables en hiver, aussi utilisées par d‘autres prédateurs marins, leur succès de pêche étant alors peut être le plus élevé. Enfin contrairement aux deux autres espèces, les manchots royaux partent avec une croissance la plus avancée (ils sont âgés de 1 an, alors que les autres n‘ont que quelques mois). En effet les poussins de royaux passent l‘hiver en crèche, uniquement nourris épisodiquement par leurs parents, et ne repartent que l‘été, après avoir passé environ 11 mois à terre. La sélection ayant déjà agi pendant l‘hiver, les juvéniles à leur indépendance seraient déjà de meilleure qualité (Saraux et al. 2011).

D. Dispersion, structure des populations et phylogénie de