• Aucun résultat trouvé

L’ HOMME DE VOYAGES

Pierre Albert Castanet

L’ HOMME DE VOYAGES

« Le voyage suppose une expérimentation sur soi qui relève des exercices coutumiers chez les philosophes antiques : que puis-je savoir sur moi ? » Michel Onfray, Théorie du voyage.

Alors qu’il a déjà composé Chemin du cœur pour violon et piano, le jeune Scelsi – âgé de 24 ans – prépare un long périple au Proche et au Moyen Orient. En l’occurrence, à Alexandrie, ne fait-il pas la connaissance de derviches tourneurs14 aux références à la fois gestuelles, musicales et mystiques. Par ailleurs, ayant eu vent des pratiques de l’ascétisme de l’islam, il tient à parfaire sa connaissance du soufisme, notamment dans la relation intime avec le divin. Assistant à des danses

9 Giacinto Scelsi, « La puissance cosmique du son », in Les Anges sont ailleurs…, op. cit.,

p. 150 et « Son et musique », Ibid., p. 128,

10 Cf. Michele Biasutti, « La poetica del suono di Giacinto Scelsi – Analisi di Ko-Lho per

flauto e clarinetto », Zeta n°14-16, Udine, Campanotto, 1991.

11 Cf. Pierre Albert Castanet, « De l’alpha à l’oméga », in Pierre Albert Castanet (éd.),

Giacinto Scelsi aujourd’hui, op. cit., pp. 7-11.

12 Scelsi reconnaissait avoir « quelques affinités avec Varèse » (Giacinto Scelsi, « Entretien

au sujet de Ko-tha », in Les Anges sont ailleurs…, op. cit, p. 169). Se reporter également à Pierre Albert Castanet, Quand le sonore cherche noise – Pour une philosophie du bruit, Paris, Michel de Maule, 2008.

13 Giacinto Scelsi, « Autoquestionnaire », in Les Anges sont ailleurs…, op. cit., p. 141. 14 Cf. son autobiographie Il sogno 101 à paraître en langue française aux éditons Actes Sud.

rituelles, il s’est ensuite intéressé aux diverses postures du yoga mahométan, musulman. Dans ses écrits portant sur le Yoga du son15, il mentionnera que « le yoga n’est pas par nature religieux, sa finalité étant la libération de l’homme au sens d’un désasservissement, d’un déconditionnement ». Dans ce sens, selon le musicien italien, le mot sanskrit Deva désigne étymologiquement un « être lumineux », une « personne bénéfique ».

« Se déréaliser C’est-à-dire prendre Une autre réalité ». Giacinto Scelsi, Cercles.

Giacinto Scelsi comparera l’extase et l’illumination au son « juste »16. Selon lui,

« les vibrations créent une forme qui est moulée selon la loi d’affinité, s’accordant à sa voûte de résonance, mais en la transformant aussi. C’est la base de la doctrine, car selon celle-ci, le SON est à la source de toute révélation révélée de l’intérieur. Dans les Védas, ce son est appelé Anahad, qui signifie : son illimité. Je ne puis vous dire quelle est la technique pour y atteindre. Elle fait partie du “Laya- et Krya-yoga” et comporte des exercices particuliers de respirations très poussées et la connaissance de l’effet des sons sur nos organes physiques et nos centres subtils. Il y a des textes hindous et tibétains qu’il faudrait lire ; je me borne à vous conseiller ceux de Patańjali »17,

À la lecture des ouvrages et surtout à l’écoute de la musique de l’Inde, il a sans doute élargi le spectre de sa propre perception musicale18. Comme l’a précisé John Cage (que Scelsi connaissait) : « l’art n’a pas de raison

15 Cf. Giacinto Scelsi, « Son et Musique », in Les Anges sont ailleurs…, op. cit., p. 129. 16 Cf. Pierre Albert Castanet, « Ambivalence et ambiguité du son de Giacinto Scelsi »,

Pierre Albert Castanet (éd.), Giacinto Scelsi aujourd’hui, op. cit., pp. 105-120.

17 Ibid.

18 Fasciné par l’Inde, l’ethnomusicologue Laurent Aubert a dit combien il était redevable

à la musique de ce pays : « Il m’est désormais impossible d’écouter une musique, quelle qu’elle soit, comme avant, tant mon exigence auditive s’est affinée », affirme-t-il (Laurent Aubert, La Musique de l’autre, Chêne-Bourg/Genève, 2001, p. 145).

utilitaire. Il a à voir avec le changement des habitudes dans la perception acoustique ou visuelle et dans l’intellect »19.

Le début des années 1930 est aussi l’époque où le maestro côtoie les tenants de l’ésotérisme égyptien et l’on retrouvera vingt ans plus tard son appétit pour les rites magiques, les arcanes mystérieux, les formules secrètes, voire les palimpsestes mystérieux. Évoquons à ce sujet la quatrième pièce pour piano extraite des Cinque Incantesimi (1953 – dédiées à Henri Michaux) sous-titrée Lento (mystérieux, sur-naturel) qui annonce le style scelsien avec note polaire (ici en l’occurrence le Ré). Durant ses pérégrinations exotiques, Giacinto Scelsi visitera la Palestine, la Galilée, la Syrie, la Turquie, la Grèce. Ici ou là, il va se spécialiser dans la mystique et dans la transcendance20.

Dans les années 1940, il se liera avec le musicien viennois Walter Klein à qui il demande de lui servir de rédacteur de partitions. Or, ce personnage s’occupe de philosophie hindoue. On a du reste retrouvé dans les Papers de cet Autrichien des considérations intéressantes sur la pluriconfessionnalité :

« Judaïsme et christianisme ? Je préfère le dernier car les juifs ne croient pas en Jésus, mais les chrétiens croient en Moïse. Christianisme et védisme ? Je préfère le védisme car l’hindou croit en Jésus, le chrétien par contre ne croit pas aux prophètes hindous. Aucune religion, se croyant unique, n’est bonne »21.

Cette ouverture religieuse reliant les divinités orientales et occidentales est tout à fait typique de la sphère de pensée de Scelsi22. En fait, s’il est question ici de « religion », c’est que le verbe religare signifie à l’origine « relier », unir la terre au cosmos. Selon le Taoïsme des Han, l’espace intermédiaire entre le ciel et la terre est rempli d’un souffle (appelé k’i)

19 Cf. Constance Lewallen, « Kunst ist eine Art Versuchslabor », DU-Heft, Composer John

Cage. Zurich, Konzept wider den Zwang, n°5, mai 1991, p. 66.

20 Prière d’écouter la voix de Scelsi nous dire en français ce qu’est la transcendance (cf.

CD Scelsi, Paris, INA, mémoire vive, n°262009, 1992).

21 Walther Klein, Walther Klein Papers, The Music Library, Berkley, Box 1:5, cité en

français par Friedrich Jaecker dans son article « Giacinto Scelsi et Walther Klein » in Pierre Albert Castanet (éd.), Giacinto Scelsi aujourd’hui, op. cit., p. 299.

22 À noter que Giacinto Scelsi composera en 1966 Uaxuctum sous titrée « La légende de la

cité Maya détruite par eux-mêmes pour des raisons religieuses ». Cette partition est écrite pour ondes Martenot, 7 percussionnistes, timbalier, chœur et orchestre de 23 musiciens.

dans lequel l’homme respire et évolue. Le musicologue italien Enzo Restagno a d’ailleurs écrit que :

« Le son unique est un cosmos, un cosmos qui respire : la musique de Scelsi acquerra dans son avancée une extraordinaire capacité de mimétisme de la respiration, une sorte de macrorythme biologique qui tient ensemble formellement l’infini fourmillement de micro- événements »23.

« Je suis bien étonné d’être bouddhiste ». Paul Valéry, Cahiers.

Mais la musique de Scelsi ne se contente pas de jouer avec la respiration existentielle ni même avec l’icône du flux et du reflux qui émaille l’esthétique pré-spectrale – parfois d’obédience quasi bouddhiste –, elle s’apparente le plus souvent au concept de respiration « subtile », au souffle contrôlé du Prânâyâma, c’est-à-dire à l’attitude méditative provenant du geste yoguique. Car le « Yoga du Son » – déjà évoqué – ne s’intéresse pas spécialement à l’air physique, mais à un réseau d’énergies vitales contrôlées et trans-substanciées. Scelsi a d’ailleurs expliqué en 1953 que les adeptes de ce système philosophique doivent parvenir à entendre leur « son personnel », lequel amène à la « perception du monde supranormal, en même temps qu’il produit un équilibre intérieur qui, justement est à la base de ce Yoga24 ». À travers cette recommandation, justesse d’esprit, essence et force consolident ainsi l’apanage méditatif qui concourt à rechercher les formes libertaires de l’immortalité25.

« Celui qui transcende l’idée dualiste de la vie et de la mort continue à vivre, dans le sens authentique du terme ». Daisetz T. Suzuki.

23 Enzo Restagno, « Giacinto Scelsi et les sphinx sonores », livret du CD Les Cinq quatuors

à cordes, Paris, Salabert Actuels, SCD 8904-5, 1990, p. 13.

24 Cf. Giacinto Scelsi, Son et Musique, op. cit.

25 Cf. Mircea Eliade, Le Yoga, immortalité et liberté, Paris, Payot, 1951. Cf. aussi : Sri

Imprégnés autant de la philosophie de l’homo symbolicus26 que de celle de l’homo religiosus27, les gestes de hiérophanies28 artistiques de Scelsi impliquent une réalité méta-empirique en ce sens qu’ils se présentent en tant que manifestation intime du sacré. Ainsi, face à l’histoire de l’humanité emplie de mysticisme et d’utopie, de primitivisme et de spiritualité, de tradition et de religion, l’œuvre musicale (mais aussi poétique) de Scelsi n’est composée que pour des fins invocatoires. Et si l’on disserte sur les souches et les couches stratifiées des musiques ancestrales, on en arrive à conclure comme Jean During que « toute tradition musicale a quelque chose de sacré »29. Par ailleurs, ainsi que le remarque Emmanuel Gorge, par l’intermédiaire de leur « idéologie » respective, le primitivisme et l’utopie entretiennent « des liens profonds à travers l’imaginaire de la création. Cet imaginaire s’est focalisé sur différents thèmes, sur différents espaces, ainsi que sur différentes temporalités des cultures humaines »30.

« Et tous les dieux, Çiva, Skanda, Vishnou, Kourvéra, Indra, Brahma se levèrent et vinrent tomber à ses genoux ». André-Ferdinand Herold, La Vie du Bouddha.

Léguant des signes de représentation spirituelle – certes à usage unidirectionnel – la ligne esthétique des opus scelsiens semble alors orchestrée par (ou pour) une famille de serviteurs pluriels. Comme l’a souligné John Cage, « le monde n’est jamais abandonné sans un Bouddha »31. D’aura anti-nietzschéenne et de caractère globalisant, le

26 « Le monde « parle » par les symboles, se « révèle ». Il ne s’agit pas d’un langage

utilitaire et objectif. Le symbole n’est pas un décalque de la réalité objective. Il révèle quelque chose de plus profond et plus fondamental », note Eliade (Mircea Eliade,

Méphistophélès et l’androgyne, Paris, Gallimard, 1962, p. 296).

27 Cf. Julien Ries, « Les origines et le problème de l’homo religiosus », in Julien Ries (éd.),

Traité d’anthropologie du sacré, volume 1, Paris, Desclés/Edisud, 1992.

28 Cf. Mircea Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 15-45.

29 Jean During, « Le sacré et le profane : une distinction légitime ? Le cas des musiques

du Proche-Orient », in Jean-Jacques Nattiez (éd.), Musiques – Une encyclopédie pour le

XXIème siècle, tome 3, Arles/Paris, Actes Sud/Cité de la musique, 2005, p. 343.

30 Emmanuel Gorge, Le Primitivisme musical – Facteurs et genèse d’un paradigme esthétique, Paris,

L’Harmattan, 2000, p. 85.

31 John Cage, « Soixante réponses à trente questions de Daniel Charles », in Musiques

catalogue scelsien se laisse ainsi porter par plusieurs vents solaires reliés à une kyrielle de divinités qui sévissent tant en Orient qu’en Occident : Brahma32, Visnù33, Shiva34, Krishna35, Jésus… (Quattro illustrazioni pour piano (1953), Aiôn pour orchestre et percussions (1961), Ko-Tha pour guitare (1967), Antifonia sur le nom de Jésus (1970), Krishna e Radha pour flûte et piano (1986)…). Comme l’écrit Heinrich Zimmer : « tous les dieux sont en nous »36. Ainsi, l’œuvre possède des racines enfouies qui offrent le reflet sensible d’une archéologie instinctive du devenir sonore.

« Je marche en pleine couleur locale, unique spectateur d’une scène étrange, où le passé renaît sous l’enveloppe du présent ». Gérard de Nerval, Voyage en Orient.

J’ai déjà insisté ailleurs37 sur la célèbre parole « Om » (ou « AUM ») requise par les chœurs du dernier mouvement de Konx-Om-Pax (1968) et

32 Nom dérivant du Sanscrit brahman qui désigne le principe spirituel absolu. Primitivement,

il signifie « force magique, parole sacrée, hymne » mais aussi « lumière qui s’élève et gloire qui brille ». Marius Schneider dit que c’est de la bouche de Brahma que sortirent les premiers dieux. Selon lui, « ces immortels sont des chants » (in : « Musique, Mythologie, Rites », Histoire de la musique, tome 1, La Pléiade, Paris, Gallimard, 1960, p. 133).

33 Désignant une gravure indienne représentant Visnù, Giacinto Scelsi a déclaré à la fin

de sa vie : « Ce n’est pas moi qui compose, c’est lui… je ne suis qu’un médiateur… » (cité par Marc Texier, « La Musique du IIIème millénaire – Portrait de Giacinto Scelsi en quatre épisodes », Musica Falsa n°2, Paris, février/mars 1998, p. 86).

34 Dans La Musique de l’Inde du Nord, Alain Danielou indique que l’enseignement de la

musique est attribué à Shiva. Selon lui, cet apprentissage remonte « au-delà de l’âge védique et de l’invasion aryenne » (Alain Danielou, La Musique de l’Inde du Nord, Paris, Buchet Chastel, 1985, p. 24).

35 Krishna est Lumière en Soi. Cf. Mircea Eliade, Méphistophélès et l’androgyne, op. cit. Prière de

lire aussi : Edouard Schuré, Les Grands initiés, Paris, Librairie académique Perrin, 1960, Livre II.

36 Henirich Zimmer, Les Philosophes de l’Inde, Paris, Payot, 1997, p. 467. De même,

étudiant les contextes de pérégrinations extra-européennes de certains artistes, Daniel Kawka remarque qu’Albert Roussel « devient un véritable Arabe », que Pierre Loti se transforme en « turc sans s’en douter » et que Gérard de Nerval se transpose en « païen en Grèce » ou en « musulman en Égypte » (Daniel Kawka, … un marin-compositeur, Albert

Roussel « Le carnet de bord » (1889-1890), Université de Saint-Etienne, CIEREC, 1987,

p. 33). Par ailleurs, « que dire d’un Claudel dont la poésie saisit l’Orient dans sa mœlle tout en ignorant le chinois et le japonais… » ?, demande Michel Onfray (Michel Onfray,

Théorie du voyage – Poétique de la géographie, Paris, Librairie Générale Française, 2007, p. 64).

37 Cf. Pierre Albert Castanet, « La prière selon Giacinto Scelsi », Les Cahiers du CIREM

placée auparavant en filigrane dans la Suite n°9 sous-titrée Ttai (1953). Métaphorique à l’envi, cette partition pour piano désire, selon le compositeur, montrer :

« une succession d’épisodes qui exprime alternativement le Temps ou, plus précisément, le Temps en mouvement ; et l’Homme, comme symbolisé par des cathédrales ou des monastères, à travers le son du Om sacré »38.

Extrait du début du huitième mouvement, l’exemple 1 montre différents contextes de résonance d’une lente pédale de Sol (du son unique à l’accord de sept sons ; de la nuance piano au plus que forte), semblable aux sonorités des chants tibétains réalisés bouche fermée.