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En 1995, au 11e Séminaire européen de Rotterdam dont le thème était, je vous le rappelle, « Music in a changing world », j’avais présenté ce qui me semblait alors constituer la nouvelle musique touarègue, née dans les milieux des exilés-résistants ishumar du Mali et du Niger et influencée entre autres par des musiques de guitare diffusées sur des cassettes audio par le mouvement Polisario des Sahraoui. Je concluais mon intervention par le paragraphe suivant :

« Il n’existe pas beaucoup de parenté entre la musique touarègue traditionnelle et ces chants révolutionnaires. Ceux-ci présentent un caractère uniforme, très éloigné de la diversité offerte par la musique touarègue. Il s’agit ici d’un appauvrissement manifeste, une expression réductrice des différences. Certes, on est encore loin de la disparition de l’expression musicale traditionnelle, mais j’ai pu constater que l’engouement de la jeunesse pour cette nouvelle musique était réel et que, en revanche, l’écoute de la musique traditionnelle suscitait une sorte de sentiment de mépris mêlé de nostalgie refoulée, comme si elle était devenue une expression “politiquement incorrecte”, et ceci aussi bien dans les campements de brousse qu’en milieu urbain ».

Malgré cette affirmation, j’avoue franchement qu’après coup, j’avais eu certains doutes quant à la pérennité de ce nouveau genre musical, doutes probablement apparus à cause de la tendance « urgentiste » qui dominait encore à l’époque pour la majorité des ethnomusicologues et qui m’avaient fait dire que l’apparition de ces nouvelles musiques étaient le résultat d’un processus de « régression musicale ».

Depuis, la situation a considérablement changé et on a vu apparaître sur le marché des musiques « worldisées » (ou globalisées) une pléthore de groupes de musiciens (parfois d’occasion) se réclamant d’une identité touarègue et classifiés sous le label « blues touareg ». Le signe de ralliement de ce nouveau genre musical étant la guitare, acoustique tout d’abord, puis électrique et amplifiée même jusque dans les campements de brousse les plus reculés. La chronologie de la création de ces groupes figure notamment sur l’internet, par google, mais il est peut-être utile d’en citer les principaux et de vous en présenter des exemples sonores :

Le tout premier groupe, le futur Tinariwen, a été formé par des ex-combattants de la résistance touarègue malienne dont les chansons militantes ont circulé sous le manteau sous forme de cassettes audio durant les années de crise et de guerre, à partir de 1985 environ. Voici un extrait de la première manière (exemple sonore 11).

Les textes des chansons de ce groupe emblématique ont déjà fait l’objet d’analyses, notamment par l’ethnologue Nadia Belalimat2 et son style de présentation scénique, soigneusement mis au point, a été souvent imité. Le groupe a notamment fait l’objet d’un documentaire « Teshumara : les guitares de la rébellion touareg, par le cinéaste Jérémie Reichenbach, 2005.

Quant à la musique actuelle de ce groupe, inspirée par certains guitaristes renommés comme Carlos Santana, avec lequel le groupe s’est produit à Montreux en 2006, mais aussi Taj Mahal, Elvis Costello et bien sûr Ali Farka Touré, elle a fait l’objet de commentaires dithyrambiques tels que « le meilleur groupe de rock du monde ». Il faut pourtant constater que le jeu de guitare du leader Ibrahim, dit « Abaraybone », se limite à quelques rares clichés mélodiques bluesy et rock bien maîtrisés, mais que les accords utilisés sont particulièrement pauvres et peu nombreux, ceci étant dû principalement à un univers musical touareg dans lequel l’harmonie de type occidental est évidemment absente mais

1 Les exemples sonores ont été diffusés pendant le colloque.

2 Nadia Belalimat, « Qui sait danser sur cette chanson, nous lui donnerons la cadence.

Musique, poésie et politique chez les Touaregs », Terrain n°41, 2003, pp. 103-120 ; Nadia Belalimat, « La guitare des ishumar. Émergence, circulations et évolutions », Volume !, vol. 6 n°1-2, 2008, pp. 95-112.

dominé par l’héritage de la technique de jeu mélodique du luth tricorde tahardant des griots touaregs maliens aggutan (exemple sonore 23).

Un autre groupe, qui a tourné en Europe en compagnie de Tinariwen, est Tartit, également malien. Son originalité réside dans son attachement à la tradition musicale des Touaregs Kel Antessar qui se manifeste par l’usage d’instruments comme la vièle monocorde imzad, le tambour tendey et la tahardant et par un chœur de femmes, éléments auxquels viennent se mêler des guitares électriques. Il se distingue donc particulièrement des autres groupes issus de la rébellion, tout en présentant une autre caractéristique « moderniste », issue de la globalisation : le mélange des instruments et le fait que le groupe a connu ses premiers succès en Belgique en 1995 lors d’un festival (exemple sonore 34).

Au Niger, le chanteur Abdallah Oumbadougou d’Agadez a aussi été un précurseur. Son parcours de résistant-combattant et de guitariste l’ont mené à créer le groupe Takrist n Akal (Construction du pays) (Exemple sonore 45).

Mais il a aussi enregistré pour des films documentaires et participé à des confrontations musicales (de tendance post-modernes) avec des musiciens d’autres cultures comme par exemple celle-ci, dans laquelle on peut entendre un violoncelliste suisse, Fortunat Fröhlich, qui yodelle, accompagné d’un marocain à la darbouka (Exemple sonore 56).

Un autre exemple intéressant de musique touarègue worldisée un peu différemment que les précédentes, est celle de Touaregs Kel Ajjer de la région de Djanet, dans le Tassili. Ici, c’est le ûd qui a fait son apparition depuis une vingtaine d’années, joué par Baly Othmani, accompagné du multi-instrumentiste américain Steve Shehan qui a aussi arrangé et mixé cette musique en lui ajoutant des échantillons de diverses cultures musicales : angklung javanais, likembe d’Afrique centrale, agogo du Brésil, castagnettes d’Ibiza, etc., mais aussi de nombreux effets de studio (exemple sonore 67).

3 Extrait du dernier CD du groupe, Aman Iman, intitulé « Imidiwan » (mes amis). 4 Extrait de Tartit : « Ichichila ».

5 Extrait de Takrist n Akal : « Temet ». 6 « Moi-Toi-musique ».

COMMENTAIRES

Depuis une dizaine d’années, la nouvelle musique des touaregs a acquis un public très large, mais s’est vu imposer des contraintes, comme par exemple le fait d’être difficilement jouable en brousse, pour un auditoire familial et intime. C’est devenu une musique de scène formattée pour un public sédentaire.

Ce qui doit aussi être souligné, c’est que le statut du nouveau musicien masculin, chanteur ou guitariste, n’a plus rien à voir avec la fonction d’aggu, le griot touareg joueur professionnel de tahardant. Tout en réussissant à vivre de leur nouvelle musique, ces musiciens sont surtout devenus les dépositaires de la modernité à travers leur guitare électrique, qui a remplacé la Kalachnikov, qui elle-même avait remplacé l’épée takuba.

Et c’est précisément ce nouveau statut qui fascine tant la jeunesse touarègue, mais aussi le public occidental qui « marche » dans la combine : j’ai pu le constater aussi bien à San Francisco en juin 2007, où le groupe Tidawt, inspiré par Tinariwen, était en tournée américaine, et a joué chez « Slim’s », accompagné par Mickey Hart, ex-batteur du groupe de rock Grateful Dead). L’engouement du public n’était pas feint, et pourtant, la prestation des trois guitaristes ne fut pas particulièrement brillante. Il faut croire que l’aura de gloire qui les précédait, due à leur réputation d’ex-résistant, ajoutée à leur costume et leur turban, aussi bien qu’à leur attitude hiératique et réservée, ont suffi pour faire passer la musique au second plan…

Il existe aussi des institutions qui s’efforcent de sauvegarder des éléments faisant partie des musiques touarègues traditionnelles, comme l’Association « sauver l’imzad » de Tamanrasset, dont le programme est d’enseigner la pratique de l’imzad parmi les jeunes femmes touarègues du Hoggar ; ou comme, en novembre 2006, les « Rencontres furigraphiques : Recycler les horizons – poésies touareg pour le XXIe siècle » du Portique nomade d’Agadez, au Niger, organisées par Hélène Claudot et Hawad, avec le soutien de l’Université de Toulouse-le Mirail novembre 2006, poésie récitée, chantée et accompagnée d’instruments de musique.

Le « Festival au désert » d’Essakane, près de Tombouctou est devenu une sorte de rendez-vous pour nomades, au même titre que la célèbre « Cure salée » du nord du Niger au début de la saison des pluies, donnant lieu à des fêtes, alliances et mariages.

Est-ce que cette nouvelle musique a déjà acquis de nouvelles fonctions et usages, dans le sens de l’anthropologie de la musique ? Peut- être est-elle là pour raconter le passé récent de la résistance armée et de ses batailles contre les forces armées. Espérons que la valeur symbolique attribuée aux chants de résistance suscitera de nouveaux chants et de nouvelles compositions. Peut-être que nous l’apprendrons hélas dans un proche avenir, puisque, comme vous le savez les conflits ont repris dans le nord du Niger depuis ces deux dernières années.

ANNEXE

À la demande des organisateurs du Festival Paléo 2007 de Nyon (Suisse), des étudiants avancés de l’Institut d’ethnologie de l’Université de Neuchâtel ont été mandatés pour mener une enquête sur la pérénnité de la formule « Village du monde » qui, cette année-là, était consacrée aux musiques d’Afrique du Nord, avec une soirée spéciale consacrée aux trois groupes touaregs : Tinariwen, Tartit et Toumast. Voici un extrait du rapport de Nora Martin et Maude Reitz qui se sont penchées plus particulièrement sur les rapports entre les musiciens et le public du Festival.

Des entretiens que nous avons pu avoir durant le festival avec un des membres de Tinariwen (Abdallah), ainsi qu’avec le manager du groupe, et de celui que nous avons pu mener avec les deux membres de Toumast (Moussa Ag Keyna et Aminitou Goumar), il ressortait de manière saillante l’importance accordée par les artistes au message et à l’origine de leur musique.

Bien que le contexte de la lutte ait marqué l’émergence de la musique touareg, et que celui-ci soit parfois connu par le public occidental, la signification exacte des textes chantés reste inaccessible à ces nouveaux auditeurs.

Le style poétique au langage allusif et métaphorique rend le message hermétique non seulement à ceux qui ne parlent pas le tamasheq

mais parfois même aux jeunes générations touaregs qui ne sont pas acquises à la cause révolutionnaire8. Le message perd donc de sa signification non seulement par sa décontextualisation spatiale (pour s’inscrire dans un contexte européen) mais également par sa décontextualisation socio-politique (pour s’inscrire dans un contexte festivalier).

La revendication de l’identité touarègue est clairement affirmée verbalement et par les vêtements, sur scène mais également en dehors de la scène. Lors d’une interview d’Abdallah par une journaliste du Matin à laquelle nous avons pu assister, le photographe de presse demande à faire un portrait du musicien. Celui-ci refuse catégoriquement de se faire prendre en photo avant d’avoir été chercher son turban. Objet-signe par lequel il manifeste son appartenance identitaire avec Tinariwen mais aussi avec tout le peuple touareg.

Alors qu’à la base, la musique est créée pour son message, la signification comprise dans la musique passe aujourd’hui, face à un public étranger, essentiellement par un aspect visuel. L’image forte de l’homme bleu du désert qui a remplacé sa kalachnikov par la guitare constitue un message plus parlant dans le contexte festivalier occidental que les paroles des chansons9. La mise en avant de la face militante et le rôle de la guitare électrique comme porte-drapeau s’effectue par les médias européens mais aussi beaucoup par les groupes eux-mêmes.

Les musiciens misent consciemment sur ces représentations qui suscitent des fantasmes et enflamment les imaginaires occidentaux. Selon Toumast, face à un public suisse le message des paroles ishumar se perçoivent dans la manière de jouer de la musique. Le port des habits touaregs et l’emploi de la guitare électrique (et peut-être l’effet surprenant de l’assemblage des deux) peuvent servir à attirer l’attention d’auditeurs occidentaux sur la cause touareg. Ici, le message ne passe plus par la parole mais par l’image et par les instruments, donc par la performance scénique.

8 Nadia Belalimat, « Qui sait danser sur cette chanson, nous lui donnerons la cadence.

Musique, poésie et politique chez les Touaregs », op. cit.

9 Paroles qui sont néanmoins traduites dans les albums des groupes comme Toumast et

Tinariwen. Dans la compilation des différents artistes du Village du Monde qui est

Bien que le contenu et l’ampleur de l’échange puissent être remis en question, la musique est ici effectivement employée comme espace d’échange culturel et socio-politique.

Les musiques touaregs issues des mouvements de contestation offrent, par conséquent, un exemple intéressant du jeu des significations d’une musique hors de son contexte d’émergence. Ce dans le sens où l’aspect référentiel de la musique10 très prégnant dans le discours des musiciens, transforme sa signification originelle lors de sa réappropriation dans le contexte festivalier ; la signification et la portée originelle du message s’effacent ainsi derrière une représentation populaire occidentale de la lutte touareg. Représentation qui tout en réaffirmant une identité de « l’homme bleu » (certes stéréotypée) contribue aussi au marketing d’un genre musical sinon difficilement accessible pour une oreille étrangère.

Cette transformation de la signification est opérée de manière plus ou moins consciente par les musiciens. En effet ces derniers, pour jouer sur une scène de festival européen, sont obligés malgré tout d’adapter, si ce n’est leur moyen d’expression ou le contenu de leur message (qu’il soit compris ou non), du moins les aspects formels de leur musique. Abdallah explique notamment que Tinariwen adapte le choix de leurs morceaux à leur audience ; si le public est assis ils joueront des morceaux plus lents que s’il est debout. Il insiste d’ailleurs beaucoup sur l’origine, l’actualité et la vocation première de la musique de Tinariwen : la revendication identitaire et la contestation politique de son peuple. Néanmoins, il précise aussi qu’avec la notoriété croissante de leur groupe dans un contexte étranger, leur musique change. La professionnalisation des musiciens mène nécessairement à une modification dans leurs compositions (qui se fait dès lors moins spontanément qu’auparavant). Aujourd’hui, outre le message adressé au peuple touareg, leur musique est portée par une volonté de sensibilisation plus internationale à leur cause.

10 S’entend les associations extra-musicales auxquelles la signification de la musique se

« J

E SUIS ET JE RENCONTRE L

AUTRE

»

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