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L’homme dans le temps, ou thought’s the slave of life

3. L’HOMME DANS L’UNIVERS TEMPOREL

L’homme dans le temps, ou thought’s the slave of life

a. La nature de l’homme

Avant de se plonger dans l’analyse des pièces, il a été indispensable d’évoquer l’un des rapports – le principal – qui existe entre les durées mises en scène dans les traditions théâtrales en question1. De même, l’analyse des conceptions temporelles liées à la conscience religieuse présentes dans le théâtre de l’époque ne pourrait pas être entamée sans rappeler au préalable certaines conceptions de « l’homme dans le temps ». Les deux termes sont inextricablement liés et ne pourraient pas se comprendre l’un sans l’autre : tout d’abord parce que c’est l’homme qui pense le temps ; et parce que c’est en se pensant dans – et en rapport à – la dimension temporelle que l’homme commence à prendre conscience de lui-même. Je commence donc par analyser les conceptions que l’homme a de sa nature d’après deux perspectives différentes, voire opposées : en rappelant, en même temps que les visions « essentialistes » de l’homme, les lectures matérialistes (selon lesquelles l’être humain se définit à partir de son rôle dans la société, et non inversement), qui se révèlent, comme je l’ai indiqué dans l’introduction, assez souvent plus appropriées pour l’herméneutique d’un texte dramatique.

Hamlet

C’est tout naturellement l’exemple d’Hamlet qui servira à évoquer ces conceptions2, tant le chef-d’œuvre shakespearien a eu depuis toujours la capacité de faire ressortir à la fois une vision lucide et aiguë qu’avait à son époque l’homme de

1 Il ne pouvait s’agir ici que de les « évoquer » puisqu’une étude sérieuse des rapports entre unité de temps, durée de l’action, illusion théâtrale, effets cathartiques, etc. conduirait la réflexion bien au-delà des simples conclusions données dans le premier volet de cette étude – mon but n’étant ici que d’esquisser un tableau général de la question.

2 J’utilise ici l’établissement du texte fait par S. Well et G. Taylor et repris pour la traduction française des Œuvres complètes. Tragédie I, par M. Grivelet et G. Monserrat, Paris, Robert Laffont, « Bouquins », 1995. Dans son commentaire à la tragédie, M. Grivelet écrit qu’ « Hamlet est l’interprète de pensées et de sentiments tourmentés qui ne sont pas étroitement les siens. On y entend l’écho d’inquiétudes, d’aspirations et de déconvenues qui sont ceux d’une époque et pas seulement d’elle », M. Grivelet, « Introduction », ibidem, p. 857. Outre que l’édition de la Pléiade, (éds. A. Barton, J. M. Déprats et G. Venet, Paris, 2002), j’ai également utilisé le vaste apparat des notes de l’édition italienne de Keir Elam, Milan, Rizzoli, 2006.

même3 et de la condition humaine en général. Dès le début de la pièce et jusqu’aux derniers mots du prince, l’œuvre renvoie en effet constamment à la formation d’une idée de l’homme par le biais de répliques dont il importe de souligner la portée pour le public et les conséquences dans la perspective d’une réflexion philosophique plus approfondie. La tragédie commence dans une atmosphère sombre, où la présence d’un spectre vient troubler le passage de la nuit (I, i), faisant pendant à la joie qu’on essaie de restaurer à la cour après la mort du roi, à travers les noces du frère de celui-ci avec la reine (I, ii). Le prince Hamlet est le seul qui ne participe pas à la fête, continuant à pleurer le père mort naguère. C’est alors que sa mère suggère au prince d’adopter une attitude différente, en lui rappelant d’un côté l’inéluctabilité de la condition humaine, de l’autre côté en le soulageant avec ses croyances religieuses4 :

Ne reste pas toujours, les paupières baissées, Cherchant ton noble père dans la poussière.

C’est le sort commun, tu le sais, tout vivant doit mourir, Passant par la nature jusqu’à l’éternité (I, ii, 70-73)5

Nature et éternité. Dans la conception de l’époque, l’homme se comprend par rapport à deux univers, l’un renvoyant à Dieu et à l’éternité, l’autre au monde et à la finitude. Entre ces deux dimensions, selon la pensée classique, il existe une sorte de continuité. L’homme, tout en faisant partie de la deuxième, trouve sa place au milieu de ce qui a été nommé par Lovejoy the great chain of being (la grande chaîne de l’être), qui lie l’être le plus insignifiant à Dieu. Il s’agit de l’idée maîtresse sur laquelle a insisté Tillyard dans sa peinture de l’idée d’ordre dans la société élisabéthaine6, en dévoilant en

3 Comme l’écrit E. Dayre, « la théâtralité d’Hamlet est fortement orientée par une mise en crise de l’homme humaniste ». « Entre Renaissance et Baroque, l’imagination de la crise dans Hamlet », in

Réussir l’épreuve littéraire. Hamlet, William Shakespeare, Paris, Ellipses, 1996, p. 126.

4 On trouve une synthèse générale des croyances religieuses présentes dans la tragédie dans M. Abiteboul, « La dimension religieuse dans Hamlet » in Réussir l’épreuve littéraire. Hamlet, William

Shakespeare, op. cit. p. 66-79.

5 « Do not for ever with thy vailèd lids / Seek for thy noble father in the dust. / Thou know’st ‘tis common – all that lives must die, / Passing through nature to eternity ».

6 E.M.W. Tillyard, The Elizabethan world picture, op. cit. Le new historicisme et les études culturelles ont mis en question le caractère conservateur du théâtre élisabéthain. Sur cette question, voir en particulier l’essai de J. Dollimore, Radical tragedyy, op. cit. À propos de l’adhésion aux théories théocentriques héritées du Moyen-Âge, voir aussi l’article de L.C. Orlin, « Ideas of Order », art. cit. En revanche, on retrouve une lecture différente du théâtre de Shakespeare chez M. Abiteboul ; d’après lui, « la permanence des structures et mentalités médiévales notamment, devait l’aider à enrichir sa sensibilité religieuse du fond allégorique traditionnel aussi bien que stimuler sa (re)mise en question des nouvelles angoisses et inquiétudes alimentées par le “temps du doute et des incertitudes” par quoi

même temps d’autres conceptions, telle la série de corresponding planes, censée donner une cohérence ultérieure à l’ensemble. Cette vision anthropologique trouve sa source dans la pensée péripatéticienne7, ainsi que dans l’ontologie néo-platonique héritée d’Augustin Hippone8. Pour Augustin, l’homme participe à la fois de deux réalités distinctes, l’une renvoyant au monde céleste, l’autre à son vécu terrestre9. Dans la chaîne de l’être, l’homme est donc bien l’anneau de conjonction entre l’univers spirituel et l’univers matériel10.

Or, dans cette perspective, l’appartenance au monde matériel est vue par Hamlet plutôt comme un châtiment, ainsi qu’il le déclare peu après au cours de la même scène :

Oh ! Si cette chair – trop, trop solide – pouvait fondre, Et dans ce dégel se dissoudre en rosée,

Ou si l’Éternel n’avait pas édicté sa loi

Contre le meurtre de soi-même ! Ô Dieu ! Ô Dieu Comme me semble lassant, rebattu, insipide

Et ne menant à rien, tout ce qu’on fait au monde (I, ii, 129-134)11

est caractérisée la période jacobéenne », Théâtre et spiritualité au temps de Shakespeare, Avignon , éd. de l'Association de recherches internationales sur les arts du spectacle, 1995, p. 617.

7 « La conception de la nature [d’Aristote] constitue la totalité du réel en un ensemble hiérarchique de formes régies par le principe de continuité. […] C’est Aristote qui a imposé à la métaphysique d’Occident le thème de la grande chaîne des êtres, de la procession ascendante des formes de la nature ». G. Gusdorf, Les sciences humaines et la pensée occidentale, III, La révolution galiléenne,

op. cit. p. 179.

8 Voir sur ce sujet la thèse de S. Böhm, La temporalité dans l’anthropologie augustinienne, Thèse Cerf, Paris, 1984.

9 L’homme n’est jamais totalement un être temporel pour l’anthropologie augustinienne, qui postule l’existence, à l’intérieur de l’être humain, d’un « homme intérieur » et d’un « homme extérieur » : « La différence entre l’homme intérieur et extérieur explique que la personne ne s’identifie pas complétement avec son aspect temporel », S. Böhm, op. cit. p. 137. La faculté de faire revivre le passé est pour Augustin une preuve que l’homme peut transcender le temps. Dans cette perspective alors la mémoire est vue comme « une puissance spirituelle qui permet à l’homme dans sa vie terrestre de conquérir, sous la forme de la représentation mentale, des dimensions de son vécu passé et son être intemporel », S. Böhm, op. cit. p. 87. M. Eliade a montré que tout homo religiosus croit vivre « dans deux espèces de Temps, dont la plus importante, le Temps sacré, se présente sous l’aspect paradoxal d’un temps circulaire, réversible», à savoir éternel puisque toujours récupérable. M. Eliade, Le sacré

et le profane, op. cit. p. 64.

10 « First there is mere existence, the inanimate class […] Next there is existence and life, the vegetative class […] Next there is existence and life and feeling, the sensitive class », Tillyard, op. cit. p. 40. Cette dernière classe se compose de trois sous-catégories : les êtres qui ont seulement le sens du toucher, ceux qui ont en plus la mémoire et le mouvement, et enfin ceux qui ont d’autres sensations et capacités en plus. On voit bien que cette classification suit une accumulation des qualités ontologiques de chaque catégorie. Au bout de cette troisième catégorie on retrouve l’homme, qui possède en plus l’entendement. Au-dessus de l’homme, il y a la classe des êtres purement rationnels et spirituels.

Ibidem, p. 41.

11 O that this too solid flesh would melt / Thaw, and resolve itself into a dew / Or that the Everlasting had not fixed / His canon ‘gainst self-slaughter. O God! O God! / How weary, stale, flat, and unprofitable / Seem to me all the uses of this world! ».

L’oscillation entre les deux sphères est la source de nombreux jugements divergents sur la nature de l’homme. Lorsque le prince, informé de la présence du spectre, le rencontre à la fin de l’acte I dans un état perturbé et d’excitation, il témoigne de deux conceptions opposées en l’espace de quelques répliques. D’un côté, il commence à paraître une sensation d’inanité, de non-sens, le fait d’être fools of nature (« fous de la nature », I, iv, 35) ; de l’autre côté, il se montre impavide, ne se souciant pas de son indemnité physique, nonobstant les précautions d’Horace :

Eh, que craindrais-je ?

Je fais cas de ma vie autant que d’une guigne, Et quant à mon âme, que pourrait-elle lui faire

Puisqu’elle est immortelle comme elle l’est elle-même ? (I, iv, 45-48)12

La révélation du régicide faite par le spectre du roi bouleverse l’état psychique du protagoniste. Par ailleurs, la demande de vengeance, d’une vengeance terrestre, semble fermer toute perspective transcendante. Dès à présent, toute référence à un au-delà disparaît ou presque, pendant trois actes, pour ne réapparaître qu’au dernier13. De ce fait, les réflexions sur l’homme visent plutôt à décrire dorénavant l’homme en tant qu’être temporel.

Le jugement sur « l’homme temporel » se révèle être un ensemble de points de vue contrastants, legs d’une tradition qui arrive jusqu’à la Renaissance, dans lequel se mêlent la dignité humaine exaltée par Pic de la Mirandole, la putréfaction organique d’un François Villon, et le pessimisme anthropologique que la théologie réformiste hérite de la pensée augustinienne. La faiblesse de la volonté humaine et la corruption du corps font pendant à l’éloge d’un homme pourvu des capacités intellectuelles qui lui confèrent une place privilégiée dans le monde.

Le deuxième acte s’ouvre avec la tentative de comprendre le comportement d’Hamlet. À ce propos, le roi et la reine rappellent à la cour deux amis d’études du prince. C’est lorsque ceux-ci s’entretiennent avec le prince que ce dernier se livre à une

12 « Why, what should be the fear? / I do not set my life at a pin’s fee, / And for my soul, what can it do to that, / Being a thing immortal as itself? ».

13 Les mots et la présence du spectre ont, certes, un rôle important dans la pièce (que l’on pense par exemple aux interprétations que la critique a consacrées à la figure du fantôme par rapport aux croyances religieuses de l’époque), mais qui ne saurait cependant invalider la lecture d’Hamlet qui suit. Ainsi, dans la perspective qu’on est en train d’adopter la référence à une justice divine pour la reine peut seulement attenuer, un moment, les émotions « tragiques » qui jaillissent de l’œuvre et dont on est en train de dévoiler la source.

réflexion sur l’être humain. Hamlet commence à décrire l’homme par ses qualités intellectuelles,

Quel chef-d’œuvre qu’un homme ! Qu’il est noble par la raison, infini dans ses facultés, dans sa forme et sa démarche qu’il est accompli et admirable, en ses actes pareil à un ange, en son intellect pareil à un dieu – la beauté du monde, le parangon des animaux ! (II, ii, 280-4)14

car l’homme se distingue des autres êtres tout d’abord par ses facultés intellectuelles15. Mais il n’oublie pas d’ajouter aussi qu’il est également « quintessence de poussière ». De surcroît, c’est sur ce dernier aspect que le protagoniste va insister dorénavant.

Juste après ces mots, une troupe de comédiens arrive à la cour. Hamlet demande au premier acteur de déclamer une tirade (c’est l’occasion aussi d’expérimenter sur sa personne les effets de l’illusion théâtrale) et en demeure ému. Il se livre alors derechef à une réflexion sur lui-même provoquée par sa comparaison avec un personnage théâtral (clin d’œil du dramaturge, puisque Hamlet est avant tout un personnage théâtral)16:

Mais moi,

Triste incapable, cœur mal trempé, je me morfonds, Comme un qui rêvasse (II, ii, 509-11)17

Si dans le premier cas Hamlet énumère d’abord les qualités de l’homme pour parler seulement ensuite de la déception que lui inspire celui-ci, dans le deuxième, ces qualités ont perdu leur valeur, se bornant à des « rêveries vagues, changeantes et

14 « What a piece of work is a man? How noble in reason! how infinite in faculty, in form and moving how express and admirable, in action how like an angel, in apprehension how like a god! The beauty of the world, the paragon of animals ».

15 Pour l’homme de la Renaissance, l’esprit humain est le don le plus précieux fait par Dieu. Trissino fait dire à Lelio dans la Sofonisba : « L’intelletto, ch’a l’uomo il ciel concesse / Val più d’ogni mondano altro tesoro », op. cit. v. 867-68. « L’esprit humain est d’une part comme esprit d’un être temporel soumis au temps, d’autre part il est au-delà du temps parce qu’il participe à la vie transcendante qui vient du Créateur », S. Böhm, op. cit. p. 117.

16 Par son jeu de miroir, l’emploi de la technique du théâtre dans le théâtre aide le spectateur à intérioriser le temps de la représentation. Cela explique sa présence répandue dans les traditions dramatiques irrégulières.

souvent chimériques »18 qui ont moins de consistance que les mots d’un personnage fictif.

Ce sont donc les limites de l’homme qui vont désormais marquer les descriptions de l’être humain (en tant qu’être existant dans le monde et dans le temps), et principalement son être « quintessence of dust ». L’expression renvoie à son appartenance à la matière, c’est-à-dire à quelque chose qui a été créé et qui est donc périssable, fini, marquant ainsi davantage le contraste entre l’avoir été créé du néant, et son aspiration à pouvoir participer à une vie céleste sempiternelle19. En d’autres termes, il existe chez l’homme de la Renaissance un désir de changer de statut ontologique20, car dans l’anthropologie augustinienne, être temporel est tout d’abord le signe d’une déficience ontologique21. Désir qui trouve sa justification dans l’existence de la pensée, censée participer à la vie de l’au-delà22. Mais dans la mesure où toute référence à la raison sera marquée par les signes de la faiblesse (j’y reviendrai), c’est l’insistance du thème du pulvis es qui est mise en valeur par la tragédie, et qui fraie ainsi la voie à des conceptions matérialistes de l’homme.

Un doute sur les croyances traditionnelles est par ailleurs exprimé dans le célèbre monologue du troisième acte : « être ou ne pas être » (III, i, 58). Il ne s’agit plus de changer de statut ontologique, mais tout simplement de cesser d’être. Autrement dit,

18 C’est la définition de « rêvasser » que donne le dictionnaire en ligne du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/definition/revasser. Le mot traduit l’expression « John-a-dream ». D’après K. Elam « il nomignolo John-a-dreams per caratterizzare uno svogliato fannullone sembra essere un’invenzione di Shakespeare », éd. cit. p. 262-263, note 123. L’édition de la Pléiade se limite à traduire « Jean de la Lune », sans ajouter aucun commentaire.

19 « En tant qu’être créé, l’homme provient du néant. À cause de cette situation, il participe à l’informité originaire, tout en éprouvent le besoin de s’y opposer par son être et d’aspirer à la sagesse et à la félicité ». S. Böhm, op. cit. p. 203

20 « Il existe dans l’homme une contradiction entre son être et sa qualité d’être créé. Ce conflit s’exprime par l’opposition entre sa vie terrestre et sa vie céleste », ibidem, p. 204. M. Eliade a écrit à propos de l’homo religiosus qu’« il ne se reconnaît pas véritablement homme que dans la mesure où il imite les dieux, les Héros civilisateurs ou les Ancêtres mythiques. Bref, l’homme religieux se veut

autre qu’il ne se trouve être sur le plan de son expérience profane », Le sacré et le profane, op. cit. p.

89. Il existe d’un point de vue matérialiste aussi l’idée que grâce à son esprit « l’uomo possa “strappare” qualcosa alla natura, ovvero che partendo dalla “prima” natura possa crearne una “seconda”» Á. Heller, L’Uomo del rinascimento, op. cit. p. 16.

21 P. Ricœur débute justement son célèbre commentaire sur le livre XI des Confessions en soulignant que « l’analyse du temps est enchâssée dans une méditation sur le rapport entre l’éternité et le temps […] traitant du temps, [Augustin] ne se réfère plus à l’éternité que pour marquer plus fortement la déficience ontologique caractéristique du temps humain » Temps et récit I, op. cit. p. 19-20. La théologie réformée a beaucoup insisté sur la déficience ontologique de l’être dans le temps. Pour Luther, être dans le temps signifie ne pas être éternel, et ne pas être éternel signifie ne pas être en vérité, en réalité. Voir O.H. Pesch, art. cit.

22 « La pensée humaine reçoit, pour Augustin, une dimension universelle, car elle reste liée à son origine céleste ». S. Böhm, op. cit. p. 206.

« Mourir, dormir – Pas plus » (III, i, 62-63, je souligne)23. Ou bien (ce qui serait déjà mieux) « Mourir, dormir. / Dormir, rêver peut-être » (III, i, 66-67, je souligne). Pour Hamlet, ce n’est plus le commandement d’un dieu qui interdit le suicide : c’est la terreur (ou bien le doute) du quid après la mort (III, i, 80). Au-delà de ce qu’on prêche, au-delà de ce qu’on croit, mourir c’est d’abord passer au « Pays inexploré, confins d’où ne revient / Nul voyageur » (III, i, 81-82) ; et the undiscovered country n’est pas forcément un monde différent de celui où l’on vit. Bien au contraire, d’un point de vue physique, c’est le même. Après avoir fait représenter par la troupe une scène qui rappelait le régicide, et avoir ainsi découvert le trouble de Claudius, le prince, décidé à se venger, se trompe de cible et tue Polonius. Interrogé sur le cadavre, il répond à Rosencrantz et Guildenstern qu’il l’a « mêlé à la poussière, c’est là son élément » (IV, ii, 5). La réponse donnée au roi peu après contient une image encore plus crue et désacralisante

À souper […]

Non pas où il mange, mais où qu’il est mangé […] Nous engraissons toutes les autres créatures pour nous engraisser, et nous nous engraissons nous-mêmes pour les asticots. Roi bien gras et mendiant maigre, cela ne fait qu’un menu varié – deux plats, mais pour une seule table. Tout finit par là (IV, iii, 18, 20, 22-25, je souligne)24

L’homme en tant qu’être physique appartient à ce monde. Il naît, croît, s’engraisse, pour terminer en engraissant les asticots. De la terre, il retourne à la terre.