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Du classicisme ancien de l’Italie au classicisme français moderne en passant par le moderne anticlassicisme

1. LES DEBATS THEORIQUES SUR L’UNITE DE

TEMPS

Du classicisme ancien de l’Italie au classicisme français moderne

en passant par le moderne anticlassicisme

a. Introduction

Quel temps vit le spectateur durant le spectacle ? Le sien, ou un autre, celui de l’action, de tel ou tel personnage ?1

Pendant le XVIe siècle, se développe en Italie une idée de l’activité poétique qui, dans le sillage des réflexions théoriques suscitées par la redécouverte de la Poétique d’Aristote, conçoit le travail du poète de manière davantage technique, en tant qu’artisan de la « fable » (terme avec lequel on traduit le mythos aristotélicien). Cela au détriment des visions magiques et exotériques (qui pourtant ne disparaissent pas), d’après lesquelles le poète est un homme inspiré par les dieux, qui communique – à tous ou à une élite – un message qui peut sembler un mensonge (une fable, justement, dans le sens le plus commun), mais relevant en réalité des « vérités supérieures » qui ne sont pas immédiatement accessibles à l’intuition de l’homme commun2. L’on pourrait voir, au siècle suivant, un accomplissement pratique de ces réflexions dans l’œuvre de Pierre Corneille, qui se veut et se montre comme le parfait artisan de la fable : dès ses débuts il affirme ainsi, en reprenant Horace, que le vrai poète « possède tellement ses sujets qu’il en demeure toujours le maître, et les asservisse à soi-même, sans se laisser emporter par eux »3.

L’écriture poétique devient donc l’art de savoir travailler la fable, avec une attention majeure qui se déplace de l’inventio à la dispositio. Autrement dit, il faut savoir proportionner les différentes parties du récit entre elles, et l’ensemble à la réalité.

1 P. Larthomas, op. cit. p. 147.

2 Au sujet du développement des poétiques en Italie et puis en France, voir notamment les travaux d’Anne Duprat, en particulier Vraisemblances. Poétiques et théorie de la fiction, du Cinquecento à

Jean Chapelain, 1500-1670, op. cit. Des exemples de poétiques anti-aristotéliciennes sont fournis par

l’article de B. Méniel, « La critique des règles poétiques par trois penseurs italiens : F. Patrizi, G. Bruno, T. Campanella », in Les normes du dire au XVIe siècle : actes du colloque de Rouen, 15-17

novembre 2001, textes réunis par J.C. Arnauld et G.M. Poutingon, Paris, Honoré Champion, 2004.

3 P. Corneille, préface à Mélite [1632], in G. Dotoli, op. cit. p. 267. « Je m’efforce de me soumettre les choses et non de me laisser soumettre par elles », Horace, Epître I, v. 19, cité et traduit par G. Dotoli,

ibidem, p. 267, note 3. Pour Anne Duprat, « cette mise en scène de la contrainte poétique lui permet de

peindre l’artiste en héros de l’invention rivalisant de génie avec la Fortune », « L’art et le précepte : Corneille et l’aristotélisme européen », PFSCL, 68, 2008, p. 37. Les références aux préfaces présentes dans l’ouvrage de Dotoli (ci-après Préfaces) seront données dorénavant directement dans le texte.

On voit alors l’importance qu’a pu prendre la réflexion sur la question de l’unité de temps au théâtre en Italie et puis en France, étant donné que cette règle veut établir un rapport de proportion entre les différents temps du théâtre.

En général, chaque récit « est une séquence deux fois temporelle… : il y a le temps de la chose-racontée et le temps du récit (temps du signifié et temps du signifiant) […] que les théoriciens allemands désignent par l’opposition entre erzählte Zeit (temps de l’histoire) et Erzählzeit (temps du récit) »4. On retrouve également cette dualité temporelle au théâtre5 : le premier terme allemand désignant alors le temps de l’intrigue, et le deuxième la durée de la représentation. En réalité, puisque le genre théâtral est

mimesis d’action qui se donne sans l’intermédiaire du poète (d’après la distinction

aristotélicienne du mode de représentation au troisième chapitre de la Poétique), c’est-à-dire avec la simple représentation du personnage en action, le temps personnel de celui-ci aussi se retrouve dramatisé. De sorte que l’on peut déceler dans les pièces une troisième temporalité, qu’il importe de mettre en lumière surtout dans le théâtre irrégulier, à savoir lorsque le rapport que postule la règle de l’unité de temps est oblitéré en faveur du rapport entre temps du signifiant et temps du signifié6.

Il importe donc d’analyser les formes dont le théâtre se sert pour représenter les conceptions de l’homme dans le temps, à savoir les rapports entre les différentes temporalités. En effet, comme nous le verrons plus bas, ces formes vont nuancer le concept même du tragique.

4 G. Genette, Figures III, Paris, Éditions du Seuil, 1972, p. 77.

5 Ainsi d’Aubignac écrit dans sa Pratique du théâtre « Il faut considérer que le Poème Dramatique a deux sortes de durée, dont chacune a son temps propre et convenable », p. 171. Dans un article, J.-L. García Barrientos reprend la distinction faite par Genette, ainsi que les distinctions d’autres critiques littéraires, et les applique au genre théâtral, « Tiempo del teatro y tiempo en el teatro », in « Le temps

du récit ». Annexes aux Mélanges de la casa de Velázquez. Colloque organisé à la Casa de Velázquez le 14-16 janvier 1988, Madrid, Casa de Velázquez, 1989, p. 53-65.

6 On rappelle, de ce point de vue, que Chapelain justement « se préoccupe non point du rapport entre le représenté et le représentant, mais du rapport entre le représentant et la représentation », G. Forestier, « Imitation parfaite et vraisemblance absolue. Réflexions sur un paradoxe classique », Poétique, XXI, 82, 1990, p. 192. En abordant la querelle de l’unité de temps, G. Dotoli écrit : « toute action théâtrale a son temps, celui que lui donne le dramaturge ; c’est le temps de l’action (ou de l’intrigue), qu’il faut distinguer du temps de la représentation, mesuré à la montre du spectateur, et du temps intériorisé du personnage », op. cit. p. 65.

b. La règle de l’unité de temps : considérations préliminaires

Dans les pages qui suivent, je me contenterai de rappeler, sans approfondir davantage les nombreuses interprétations qui en ont été faites, les principales étapes de la naissance et celles du développement de la règle de l’unité de temps ; et à rapprocher les unes des autres les différentes opinions qui ont pu être exprimées sur ce qui apparaît alors comme la « question la plus agitée »7 concernant le théâtre de l’époque. Au demeurant, R. Bray écrivait déjà en 1926 que « la question a déjà fait l’objet de nombreuses études de valeur assez diverse. Toutes ont le mérite d’apporter une quantité considérable de documents, auxquels je n’aurai pas grand’chose à ajouter »8.

En revanche, on remarquera au fur et à mesure qu’on les analysera, les répercussions que le respect de la règle a eues sur les conceptions du temps et sur la manière de véhiculer ces dernières. En effet, en rétrécissant la durée de l’action, cette règle « rend tout imminent et donne, de ce fait, au Temps une importance qu’il ne retrouvera que dans le théâtre contemporain »9. À ce propos, il existe une très grande différence entre l’usage qui en a été fait en France, par rapport à celui qui a eu cours en Italie (ce qui d’ailleurs m’a conduit à ne pas aborder la tradition dramatique transalpine dans la deuxième partie de la présente thèse). En Italie la question de la régularité, loin de trouver une application pratique qui mette en exergue l’expérience temporelle du protagoniste et de l’action, et en révèle ainsi toute la signification culturelle et idéologique, débouche au contraire sur un débat normatif que l’on peut considérer comme relativement stérile, dans la mesure où à la richesse de la réflexion théorique ne correspond pas une production dramaturgique dont la valeur puisse égaler celle de la France au siècle suivant10. Au contraire, en France, les règles ne sont pas une nécessité érudite mais un compromis demandé par l’illusion théâtrale. Les dramaturges sentent

7 Comme l’affirmait déjà d’Aubignac (Pratique, éd. cit. p. 171).

8 R, Bray, La formation de la doctrine classique, Paris, Nizet, 1983, p. 254.

9 P. Larthomas, op. cit. p. 159.

10 Enrica Zanin écrit à propos : « La tragédie italienne serait alors un terrain d’expérimentation pour la théorie d’Aristote. Mais si cet exercice peut plaire aux doctes, il ne convient pas au public. Cette insatisfaction apparaît après 1590 également dans les écrits théoriques qui changent radicalement d’aspect : il ne s’agit plus de traités de poétique, mais d’ouvrages particuliers, traitant de la mise en scène (Ingegneri) ou élaborant une réflexion théorique à partir de pièces singulières (Guarini). La forme tragique, ainsi, est mise en cause à partir de 1590, non seulement par les théoriciens, mais aussi par l’Église de la Contre-Réforme. […] Le poids des écrits poétiques du Cinquecento au lieu de favoriser la refonte du genre tend à le figer dans une fidélité inféconde à la tradition. Si en France la tragédie classique s’impose en faisant table rase de la tragédie « irrégulière », en Italie il est impossible de discréditer la production antérieure comme « irrégulière » ou « illégitime », car la tragédie du XVIe siècle s’inspire ouvertement de la Poétique et de ses commentateurs », op. cit. p. 126-127.

l’importance d’établir un rapport raisonnable entre durée de l’action et temps de la représentation, pour que la pièce réussisse à transmettre – et à inculquer ! – aux spectateurs les valeurs et les idées véhiculées par la pièce. On verra plus loin, lorsqu’on parlera de Chapelain, le sens ultime de cette règle, ainsi que son importance par rapport aux idées qu’il souhaite transmettre à travers l’œuvre théâtrale.

Enfin, rappelons que la règle ne concerne pas seulement la tragédie, mais également les autres genres dramatiques (comédie, pastorale), en arrivant à s’imposer, comme on le verra plus bas, même dans un genre, la tragi-comédie, qui tirait sa force, sa légitimation et son succès justement du traitement irrégulière du temps et de l’action dramatisés.

c. L’unité de temps et la renaissance de la tragédie régulière en Italie : Aristotele

riscoperto

Le contexte de la tragédie italienne

Retracer le véritable contexte de la tragédie italienne du Cinquecento, c’est-à-dire déceler l’importance jouée par les spectacles tragiques à l’intérieur des systèmes de valeurs d’une civilisation bouleversée et qui traverse une crise politique très grave11

(avec la perte de l’indépendance de ses seigneuries jadis puissantes et florissantes), n’est pas une tâche facile, à cause notamment de la pauvreté des informations concernant les spectacles12. On peut cependant rappeler la nature du public pour lequel elle était conçue, et faire par conséquent des hypothèses sur sa fonction sociale. La tragédie du Cinquecento est un genre élitiste, pratiqué surtout par des érudits ou des intellectuels appartenant aux classes les plus hautes de la société, et destiné au public aristocratique des cours13, alors que les auteurs de comédies, d’Arioste à Machiavel, sont d’extraction plutôt bourgeoise et leurs œuvres destinées à un public plus hétérogène. De ce fait, les thèmes traités ne peuvent être que ceux d’une classe qui s’interroge sur sa propre décadence politique, et se pose sans cesse la question de la faute ; les héros qu’elle représente aspirent donc à la liberté, mais doivent succomber à la puissance d’un destin aveugle. Tel est le cas de la Sophonisbe de Trissino, où le sentiment amoureux des deux

11 «Il teatro tragico regolare in lingua si forma in coincidenza con il radicalizzarsi della crisi dell’ideologia umanistico-borghese sotto i colpi della reazione imperial-aristocratica e papale. Il crollo delle Repubbliche, Venezia e Firenze (proprio come veneti e fiorentini sono, non casualmente, i primi tragediografi: Trissino, Rucellai, Pazzi de’ Medici, Martelli, Alemanni)» è lo sfondo storico-politico (gli anni cruciali 1509-12), M. Ariani, «Introduzione», in Il teatro italiano. II. La tragedia del

Cinquecento, I, a cura di M. Ariani, Turin, Einaudi, 1977, p. X.

12 « Le nombre des représentations historiquement attestées est infime par rapport à l’immense production dramatique du XVIe siècle », C. Marguéron, « La tragédie italienne au XVIe siècle », in Le

théâtre tragique, op. cit. p. 135. C’est la raison pour laquelle M. Ariani commence son

« Introduction » en affirmant que « una corretta fenomenologia del teatro tragico cinquecentesco deve risolvere preliminarmente un duplice ordine di difficoltà: la scarsità di documentazioni e testimonianze attendibili che, quantomeno, vadano oltre la semplice descrizione esterna dello spettacolo tragico cinquecentesco; l’impossibilità di evincere, dal dibattito critico intorno alla Poetica aristotelica, i parametri di un codice drammaturgico che rendano conto della effettiva situazione del testo agíto nel momento del suo impatto con l’apparato scenico-rappresentativo da una parte e con il pubblico dall’altra. […] I risultati della secolare diatriba attorno alle unità spazio-temporali, al personaggio mezzano, alla catarsi, possono istituire, nella migliore delle ipotesi, un involucro normativo (presumibilmente accettato a priori da ogni singolo tragediografo) di cui rimarrebbe pur sempre da definire la pratica traduzione in un testo, in una struttura drammaturgica che trasferisce sul palcoscenico una complessa stratificazione di mediazioni sociali, culturali e ideologiche, irreperibili, come funzioni teatrali, nell’astrazione logica dei commentari aristotelici cinquecenteschi ». op. cit. p. VII.

13 « Essa si indirizza a un élite composta da aristocratici, burocrati funzionari, ideologi del classicismo, che si riconoscono nell’etica e nell’estetica dell’hortus conclusus che le corti cinquecentesche hanno ereditato dal Quattrocento, non senza le frustrazioni di una stagione declinante» S. Ferrone, «Il teatro» in Storia della letteratura italiana. IV. Il primo Cinquecento, diretta da E. Malato, Rome, Salerno editori, 1996, p. 919.

protagonistes s’oppose aux « capziosi ragionamenti » de Scipion : de ce contraste, « de la conclusion amère que la force doit prévaloir sur la pitié, jaillit une attitude de déconfort et de pessimisme, révélée par les Chœurs et les personnages plus humbles qui regardent impuissants, sans pouvoir rétablir le juste équilibre des événements »14.

Cependant, plus qu’à l’expression de la triste impuissance face à la perte des prérogatives d’indépendance et d’un sentiment de résignation tragique, la naissance de la tragédie italienne est liée à la redécouverte de la Poétique d’Aristote. Ce n’est pas par hasard qu’elle ne saura pas se développer de manière à atteindre le degré d’accomplissement qu’elle connaîtra dans les autres traditions dramatiques européennes au siècle suivant ; et que son évolution débouchera plutôt vers d’autres formes dramatiques (tragi-comédie, pastorale) plus propres à exprimer les sentiments réels des auteurs et de leur public. Autrement dit, le genre tragique naît d’un désir esthétique de retour au monde classique15. Ce n’est pas par hasard que le théâtre qui résume toutes les expériences faites au cours du siècle, l’Olimpico de Vicenza (sur le projet de Palladio), soit inauguré le 3 mars 1585 avec la représentation de l’Œdipe roi de Sophocle traduit par Giustiniani. Mais ce retour à l’antiquité suit néanmoins deux voies parallèles : d’un côté la simple traduction (et appropriation) des tragédies classiques ; de l’autre côté la tentative de créer des nouveaux modèles de tragédies à partir de la méthode proposée par la Poétique, et de l’exemple fourni par les textes anciens dont le texte du stagirite

14 C. Musumarra, La poesia tragica italiana nel Rinascimento, Florence, Leo S. Olschki, 1972, p. 62. C’est moi qui traduis. Pour M. Ariani, «lo spettatore aristocratico, [è] chiamato ad assistere alla propria edificazione- salvazione dal peccato, scontato invece dalla maschera regale che soccombe e paga alla giustizia. […] Al momento in cui il personaggio – capro espiatorio (re o regina) si sottopone impassibile alla morte-purificazione, il contenuto demoniaco del Potere è annientato e può ritornare, ricristianizzato, nelle mani del suo legittimo proprietario, il pubblico. Questo è il senso rinascimentale della catarsi aristotelica», op. cit. p. XII. Également intéressante est la lecture de S. Ferrone, d’après lequel « i testi tragici non sono solo quindi costruiti su un’analisi delle dinamiche del potere cortigiano reale, ma sviluppano una drammaturgia prevalentemente etico-politica e autopedagogica ». Le critique voit d’ailleurs un parallèle entre la décadence et de la confusion de l’Athènes post-péricléenne et celle des républiques italiennes contemporaines ; la dramatisation de la situation actuelle devient alors l’emblème d’une entropie croissante, op. cit. p. 919.

15 Tout comme la récupération à la Renaissance des établissements théâtraux est le résultat de cette vocation de faire revivre l’ancien. Voir G. Attolini, Teatro e spettacolo nel Rinascimento, Bari, Laterza, 1988, chapitre II « Luoghi teatrali e i teatri ». Pour Attolini, «il teatro e la scena nascono come parti integranti delle speculazioni teoriche degli umanisti: in campo letterario, studio dei classici ed esegesi aristotelica; in quello figurativo, recupero della prospettiva euclidea e del De Architectura di Vitruvio», ibidem, p. 43. Musumarra a justement écrit que « A mano a mano che ci addentriamo nel 400 la reverenza [envers les classiques] diventa, sempre più, anelito di conquista, ansia di scoprire il segreto che condusse gli uomini dell’antichità verso le più alte vette della poesia e del sapere » op. cit. p. 3. L’évolution de la tragédie vers les formes baroques du XVIIe siècle témoigne aussi de ce regard au passé. Dans ce sens, le but des discussions entre lettrés, musiciens et hommes des sciences qui se réunissaient dans le salon du comte Giovanni Bardi à la fin du siècle (la camerata dei Bardi) était celui de rétablir une exécution de l’œuvre fidèle à celle du théâtre de l’antiquité. De ces discussions jaillit le principe du « recitar cantando » qui donne naissance au mélodrame. Voir L. Ronga, « Le origini del melodramma », in La letteratura italiana per saggi cronologicamente disposti, sous la direction de Lanfranco Caretti, Milan, Mursia, 1973.

s’est inspiré (ce qui va se révéler davantage fructueux pour le développement de la tragédie).

C’est le cas de La Sophonisbe de Trissino (écrite en 1515, pendant son séjour à Rome, et publiée en 1524), qui est considérée comme la première tentative faite pour renouveler un genre de l’antiquité. Il s’agit pour l’auteur de suivre les enseignements d’Aristote (qu’il cite longuement dans l’épître dédicatoire au pape Léon X) adaptés pour un public moderne (d’où les choix de l’italien et du vers libre). Trois pôles sont particulièrement actifs dans cet effort de récupération : Florence, Ferrare et Venise. Mais alors que Florence, suivant l’exemple du Trissin, « tente un recouvrement de la grécité, Ferrare devient au contraire l’officine de l’expérimentation orientée vers l’imitation de la romanité, et en particulier de la tragédie sénéquienne »16. Son représentant le plus important, Giraldi Cinzio, utilise le modèle de Sénèque pour donner à ses tragédies un degré de cruauté et d’horreur capable d’inspirer puissamment les émotions cathartiques, car il est lui aussi un lecteur et un interprète de la Poétique. L’influence de Giraldi Cinzio et de son Orbecche (1543) sera remarquable sur les tragédies européennes de la deuxième moitié du siècle17. Quant à Venise, l’Orazia (1546) de l’Arétin représente pour certains critiques la tragédie la mieux réussie et un plaidoyer en faveur de la politique de Charles V, affranchie des contraintes stylistiques18.

En revanche, l’œuvre de l’un des dramaturges les plus prolifiques de la Sérénissime, Ludovico Dolce, est encore pleine de reprises (qu’on appellerait aujourd’hui plagiats) des tragédies anciennes. Parmi les autres dramaturges les plus

16 S. Ferrone, op. cit. p. 922. C’est moi qui traduis. Giraldi Cinzio introduit (pour ne mentionner que la plus évidente différence du modèle de Trissin) la séparation de la pièce en acte et en scène. Le rôle du Chœur aussi redevient important, car l’auteur s’en sert pour clore chaque acte.

17 Voir à ce propos les contributions présentes dans Les tragédies de Sénèque et le théâtre de la

Renaissance, sous la direction de J. Jacquot, Paris, CNRS, 1964. Je rappellerai les influences de

l’Italie sur les trois autres traditions dramatiques au fur et à mesure que je les aborderai.

18 C. Musumarra rapporte l’opinion de M. Apollonio, pour lequel l’Orazia est la tragédie italienne la mieux réussie du XVIe siècle ; et de Guinguené, qui considère l’Arétin le vrai inventeur des grandes tragédies à sujet historique, op. cit. p. 126, et ajoute : « Alle ragioni dottrinarie e intellettualistiche che stanno alla base della creazione di tanti personaggi di altre tragedie, l’Aretino sostituisce le ragioni concrete di una vita reale, e in ciò consiste la novità di quest’opera, nella quale non vediamo preoccupazione stilistica né d’imitazione », ibidem, p. 131. L’opinion des critiques à propos de la réelle portée du message contre-réformiste est toutefois divergente. Pour P. Larivalle, l’Orazia, « Allegoria trasparente della Roma farnesiana e del trionfo della Chiesa romana sull’eresia luterana, la tragedia, pochi mesi dopo l’apertura del Concilio di Trento, veicola una evidente quanto invadente professione di fede controriformistica », « Pietro Aretino », in Storia della letteratura italiana, op. cit.