• Aucun résultat trouvé

Béatrice et Virgile sont ainsi les acteurs de la mise en scène allégée d’un drame historique, qui, sous un certain angle, n’aborde que l’extinction des animaux. La chasse dont ils sont les proies innocentes, les persécutions dont ils sont les victimes, produisent le peu d’action qui animent « Une chemise du XXe siècle » : la pièce est en effet basée sur le silence et les mots qu’affectionne particulièrement le taxidermiste. C’est d’abord par les deux protagonistes que le lecteur découvre la souffrance animalière. L’angoisse des deux protagonistes augmente graduellement au fil de leur récit jusqu’à ce que le lecteur, impliqué dans la seconde narration, découvre la source de leur peur : un garçon et ses deux amis. Il associe donc, dans la pièce du taxidermiste, l’homme à l’ennemi naturel de Béatrice et Virgile, des animaux. Les actes posés contre le singe et l’ânesse témoignent d’une grande cruauté envers eux : l’homme se révèle être un prédateur sadique qui éradique les formes de vies animales. La peur paralysante qui saisit les deux protagonistes de la pièce, lorsque le garçon et ses acolytes sortent des fourrés, le démontre :

LE GARÇON : […] Quoi? (Ses deux amis apparaissent derrière lui. Virgile et

- 166 -

Tous restent figés. Les poils de Virgile sont dressés. Les oreilles de Béatrice sont à plat contre son crâne. Ils sont trop effrayés pour bouger, en plus d’être affaiblis par la faim.)55

Incapables de fuir, incapables de réagir, les deux animaux reconnaissent celui qui a été « l’un des principaux auteurs d’actes terribles »56 ayant eu lieu la veille, dans la pièce. Les évènements auxquels assistent le singe et l’ânesse et qui attisent leur terreur réfèrent à la noyade, imposée par le garçon et d’autres hommes, de deux jeunes femmes et de leurs poupons. L’effroi de Béatrice et Virgile, légitime à la lumière de ce dont ils ont été témoins, atteint la sensibilité du lecteur : si des humains avaient été persécutés, ces animaux avaient souffert et souffriraient encore. Les propos de Béatrice, décrivant dans une scène précédente les sévices qu’elle a subis dans l’ignorance de sa faute, corroborent cette conclusion du lecteur. Le souvenir de ses tortures fige la bête.

« […] C’était une claque violente, donnée avec force mais avec désinvolture, sans raison, sans que j’aie pu m’identifier. S’ils me traitaient ainsi, pourquoi n’iraient- ils pas plus loin? En effet, pourquoi s’arrêter là? Un seul coup, c’est un point, dénué de sens. C’est une ligne qui est demandée, une connexion entre des points qui donnera un objectif et une direction. […] »57

Séquestrée et brutalisée par ses trois persécuteurs, Béatrice ne comprend pas sa situation. Elle est marginalisée parce qu’elle est différente, parce qu’elle est un animal et l’alliée d’un singe hurleur dans ses pérégrinations. Si le lecteur est révulsé face aux traitements prodigués à Béatrice, il comprend qu’ils ne sont justifiés que par son état d’animal.

Virgile est pétrifié à la lecture de l’édit gouvernemental qui s’oppose à tout ce qu’il est, « lui-même personnellement, dans toutes ses caractéristiques personnelles»58 de singe hurleur. Déclaré non-citoyen par ordre du gouvernement, devenu la cible d’une propagande allant à l’encontre de son existence, Virgile, tout comme Béatrice, est mis en marge de la société. Malgré la description flatteuse qu’en fait l’ânesse, d’une part à travers l’écriture du taxidermiste59 et d’autre part par celle d’Henry l’Hôte60, le singe est rejeté et condamné à être exterminé.

55 Yann Martel, Béatrice et Virgile, Montréal, Éditions XYZ, 2010, p. 186. 56 id.

57 Yann Martel, Béatrice et Virgile, Éditions XYZ, 2010, p. 180. 58 ibid., p. 135.

- 167 - Le sort des deux protagonistes est celui de tous les animaux, selon le taxidermiste. « L’animal est perdu pour nous, on nous l’a enlevé »61, écrit-il. Témoignage d’extinctions répétées, la pièce du vieil homme n’a finalement pour sujet que la mort des animaux. C’est du moins ce qu’il exprime avec exaltation en s’adressant à Henry :

« ― Les animaux! Les deux tiers d’entre eux sont morts! Vous ne comprenez pas ça?

― Mais…

― En variété et en quantité, mis ensemble, deux tiers de tous les animaux ont été exterminés, éliminés pour toujours. Ma pièce est au sujet de cette ― il cherchait ses mots ― de cette irréparable abomination. »62

La représentation de l’extermination systématique des bêtes atteint son paroxysme dans la dernière scène d’« Une chemise du XXe siècle », axée sur la torture et la souffrance de Béatrice et Virgile, qui sont exécutés sans raison et dans une grande violence. Une fois la vie éteinte derrière leurs paupières, les sévices continuent : le garçon efface les mémoires des deux fugitifs, écrits sur la fourrure de Béatrice, « parce qu’il veut détruire »63 et coupe la queue de Virgile en guise d’humiliation et de victoire. Ce dernier outrage trouve sa source dans le récit extradiégétique, alors qu’Henry découvre, guidé par le taxidermiste, une suture médicale entourant la queue de la dépouille du singe, l’extrémité poilue ayant été recousue.

Cet appui de la première narration au récit intradiégétique approfondit la deuxième interprétation allégorique de ce niveau de lecture. L’extermination des animaux, qui prend racine dans la réalité d’Henry l’Hôte et du taxidermiste, se prolonge dans le sous-récit. Le lecteur est ainsi dirigé, par l’interaction des deux narrations, vers l’allégorisation de l’extermination des animaux. Les souffrances de Béatrice et Virgile deviennent celles de tous leurs congénères. Cependant, à cause de la marginalisation de l’ânesse et du singe et de leur exclusion de la société, basée sur des critères concernant leurs caractéristiques personnelles, les similitudes liant la situation des deux protagonistes, celle de leurs semblables ainsi que celle des Juifs lors de l’Holocauste, prennent de l’ampleur. Un parallélisme rapproche alors ces deux

60 ibid., p. 94. 61 ibid., p. 98. 62 ibid., p. 141. 63 ibid., p. 188.

- 168 -

réalités. L’édit gouvernemental qui incrimine Virgile n’est pas sans renforcer cet alignement. Les scènes de violences auxquelles assistent les deux bêtes font références à certains évènements passés de la Shoah64. Parce que la seconde interprétation du récit intradiégétique concernant l’extermination des animaux propose une ouverture sur l’Holocauste, elle permet au lecteur, qui s’appuie à la fois sur les deux niveaux de lecture, d’identifier Béatrice et Virgile au peuple juif par le procédé de personnification. Les niveaux de lecture extradiégétique et intradiégétique, ainsi que les deux premières interprétations possibles de ce dernier, s’entremêlent afin de renforcer l’allégorie du roman Béatrice et Virgile. Cette interaction donne lieu, au sein du deuxième niveau de lecture, à une troisième interprétation, philosophique et réflexive, axée sur la persécution.