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Les Cœurs Fendus propose en effet un troisième angle de lecture. Basée sur les

tribulations de la vie amoureuse, une allégorie sentimentale capte l’attention du lecteur et le mène à une compréhension plus littérale que les deux précédentes. Plus concrète en ce qu’elle aborde les difficultés d’une relation amoureuse, réalité qui rejoint celle du lecteur, elle porte cependant un sens lourdement symbolique. Les tensions émanent des personnages eux-mêmes, de leurs propres relations amoureuses ou du contexte au sein duquel ils évoluent. À travers l’amour que se portent les membres du quatuor rebelle et les différents obstacles que représentent les lois de La Chienne, les tribulations sentimentales apparaissent au lecteur.

3.3.1 Tribulations et obstacles

Les difficultés qu’éprouvent Aigle Noir et La Pie transparaissent principalement à travers l’évolution de leur relation amoureuse. Les obstacles qu’ils doivent franchir sont autant physiques que psychologiques. Aigle Noir, au tout début du récit, arrive de peine et de misère à exprimer son amour pour La Pie : « Je crois que c’est parce que je t’aime » (CF, 6). Il doute de ses sentiments, de ses pensées. Une douleur contractant son corps accompagne ses paroles : Aigle Noir ressent un inconfort à aimer, à éprouver des émotions. N’ayant jamais eu le droit d’en ressentir, il ne sait comment les interpréter ni comment les démontrer. Sa « vulnérabilité individuelle », le « niveau de stress » qu’il éprouve à évoluer dans une prison perpétuelle crée chez

- 181 - lui « une détresse79 » émotive. Aigle Noir s’impose lui-même un frein dessiné par la crainte de l’inconnu et de l’interdit.

Cet interdit provient des édits de la reine. Concrétisations des difficultés des personnages à exprimer des émotions, ces lois font office d’entraves symboliques qui obligent les Cœurs Fendus à se refermer sur eux-mêmes; elles créent un phénomène d’isolement. La transgression de ces lois par un individu est punie par la mort du délinquant : l’amour est synonyme de violence et non de bien-être dans Les Cœurs

Fendus. Elle prend la forme d’un moyen réel de dissuasion employé par la reine et

ses sbires contre la sentimentalité et le partage d’émotions des personnages. La menace d’une punition fatale s’offre comme une métaphore révoltante d’une répression des sentiments. Les lois de la reine obligent les Cœurs Fendus à user de stratégies d’évitement et de désengagement, à taire leurs opinions ou leurs intérêts. Si l’expression de l’amour qu’éprouvent La Pie et Aigle Noir l’un envers l’autre souffre de ces interdits, les fondements mêmes des rapports communicatifs qui devraient unir leur couple sont également affectés. Or, la communication est « une préoccupation importante au sein des jeunes couples » et « est un problème très fréquent »80 pour ceux-ci. Par exemple, lorsque La Pie se heurte à l’insistance d’Aigle Noir, relative aux échanges restreints et incomplets sur le chantier et compromettant la progression de leur fuite, elle ne sait comment exprimer sa frustration envers son compagnon. Elle se contente de se renfrogner et de fuir, incapable d’extérioriser son irritation. Elle crée ainsi un premier froid entre elle et son amoureux. Cette distance temporaire témoigne de l’un des obstacles au règlement d’un conflit dans une relation amoureuse, le choix du silence, créé dans le roman par l’habitude des interdits de La Chienne.

Faire des concessions devient le meilleur moyen pour La Pie et Aigle Noir de contourner les édits de la reine. Stratégies d’adaptation prédicatives de la satisfaction

79 Geneviève Bouchard, « Nature et répercussions des stratégies d’adaptation au sein des relations

conjugales », thèse de doctorat en psychologie, Québec, Université Laval, 1997, f. 16.

80 Stéphane Guay, « La communication chez les jeunes couples : méthode d’évaluation, liens avec

l’ajustement conjugal ultérieur et prédicteur d’amélioration des habiletés », thèse de doctorat en psychologie, Québec, Université Laval, 2001, f. 17.

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conjugale, la négociation et la résignation81 dont font tour à tour preuve les deux amoureux leur permettent de maintenir un certain équilibre dans l’adversité. La Pie et Aigle Noir acceptent, au nom de leur couple et de leurs responsabilités, de poser certaines actions absolument nécessaires à la réalisation de leur rébellion, malgré les sacrifices personnels qui en résultent. Alors que leur relation est en pleine effervescence, La Pie sent que l’achèvement de leur plan est menacé par l’affection qu’elle et Aigle Noir se portent. Leur trahison, découverte par la reine, signerait la fin de l’espoir des Cœurs Fendus. L’oiselle propose donc à son compagnon une distanciation temporaire, solution logique et pragmatique, dans le but de protéger leur idéal, et du coup de se protéger eux-mêmes. Ce n’est qu’avec réticence qu’Aigle Noir accepte : la séparation lui fait aussi mal que l’amour qu’il ressent pour sa compagne. La Pie sacrifie ainsi « ses besoins immédiats pour autrui »82, pour les Cœurs Fendus, mais aussi pour Aigle Noir : cela est en soi « l’essence de ce qui différencie l’amour de l’amitié »83.

Les amoureux doivent accomplir certains devoirs liés à leur rôle respectif au sein de leur communauté : à cause des tâches qu’Aigle Noir et La Pie sont dans l’obligation de remplir pour le bien des Cœurs Fendus, leur relation intime, devenue publique, doit être mise de côté. Pour cette raison, lorsque La Chienne développe des soupçons sur la mutinerie qui se prépare, La Pie assume son rôle de meneuse et de protectrice et décide d’appâter sa souveraine et ses sbires dans la montagne, loin du chantier où se dessine leur fuite. Aigle Noir, affligé, la regarde s’enfoncer dans la montagne, sans la retenir, pour la survie de leur peuple. À la lumière de l’allégorie sentimentale, le lecteur peut interpréter ce geste comme une autre résignation.

Les lois strictes de la reine ne visent pas qu’à limiter l’amour du seul couple de La Pie et d’Aigle Noir. Maintenus prisonniers dans un village aux contours indéfinis mais oppressants, les habitants de la forêt sont les victimes passives et insensibles d’un pouvoir centralisé. Cependant, loin des interdictions de leur tyran, ils arrivent à

81 id. Les stratégies d’adaptation relevées par Stéphane Guay sont l’approche positive, la confrontation,

l’évitement, le désengagement, les comparaisons optimistes, la négociation, la résignation, l’attention sélective et le conflit.

82 Elizabeth Collins, « Sacrifice de soi et satisfaction conjugale », thèse de doctorat en psychologie,

Québec, Université Laval, 2012, f. 13.

- 183 - laisser libre cours à leurs sentiments. La menace que posent les édits de La Chienne est atténuée par la distance. Les contraintes diminuent, la communication se fait plus facilement. Il devient possible aux Cœurs Fendus de comprendre leur sentimentalité et de la partager. À des lieux du village où se concentre l’autorité de La Chienne, les Cœurs Fendus peuvent laisser naître l’amour et s’engager envers autrui. La Pie et Aigle Noir, par exemple, sont dans la montagne lorsqu’ils expriment pour la première fois leur amour d’abord verbalement, puis physiquement (CF, 6). Les hauteurs de la forêt Fendue offrent aussi au couple un abri lors de leur première relation sexuelle (CF, 75-76).

3.3.2 Les amours dangereuses

Si l’amour de La Pie et d’Aigle Noir surmonte les difficultés pour s’épanouir, le couple formé par Loup-Sans-Couronne et Blanche-Biche connaît une autre forme de tribulations amoureuses. En effet, les deux rebelles sont submergés et aveuglés par les sentiments qu’ils éprouvent l’un pour l’autre. Éblouie par son amour passionnel pour Loup-Sans-Couronne, Blanche-Biche perd sa candeur et ses repères moraux. Son jugement en est affecté et le sens de la justice lui échappe. Elle appuie son compagnon dans son désir de diriger les Cœurs Fendus en échange de leur soumission. Trop investie dans leur relation, la jeune femme disparaît dans l’ombre de celui qu’elle aime et se laisse guider par ses décisions et son charisme. Exaltée, Blanche-Biche devient dépendante84 de son partenaire. Contrairement à La Pie, elle ne sacrifie pas son bonheur pour le bien de son partenaire, mais plutôt sa personne : elle se plonge elle-même dans un amour « excessif » et « masochiste »85. Lorsque Loup-Sans-Couronne prend le pouvoir sur les Cœurs Fendus alors qu’ils fuient la forêt dans un désordre épouvantable, La Pie s’insurge contre la soumission de Blanche-Biche :

― Et tu l’appuies, Blanche-Biche? Tu appuies son désir de régner? De répéter ce que la reine t’a fait? Tu étais son espionne, sa délatrice, et elle t’a utilisée comme

84 Dictionnaire de français Larousse en ligne; définition du terme Dépendant, [en ligne].

http://www.larousse.fr/dictionnaires/ [Site consulté le 1er octobre 2013].

85

Les sacrifices négatifs que l’un des membres du couple produit sont ici compris comme « les sacrifices de soi excessifs qui ne sont pas sollicités par celui qui les reçoit ». Elizabeth Collins, « Sacrifice de soi et satisfaction conjugale », thèse de doctorat en psychologie, Québec, Université Laval, 2012, f. 27.

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un pion. C’est exactement ce que tu seras pour Loup-Sans-Couronne. Tu demeureras une fidèle observatrice du pouvoir…

― C’est ce que je désire. Je veux aider Loup-Sans-Couronne et les Cœurs Fendus! Je veux les guider sur le droit chemin! (CF, 138)

La jeune femme devient esclave autant de Loup-Sans-Couronne que de l’amour qu’elle éprouve pour lui : il règne sur elle autant que sur les membres de leur peuple. Ainsi, Blanche-Biche devient l’écho de son partenaire et démontre qu’elle est prête « à sacrifier sa vie et son identité à la relation »86. Si leur couple a transcendé les obstacles qui empêchaient leur amour de voir le jour, Blanche-Biche et Loup-Sans- Couronne ont toutefois franchi une limite : celle de s’aimer au-delà de la raison. C’est la jeune femme qui en est le plus victime, car l’amour devient pour elle une perdition et une négation de soi.

Par les tribulations sentimentales de La Pie et Aigle Noir, le troisième angle proposé par Les Cœurs Fendus introduit le lecteur sensible aux romances complexes à une allégorie sentimentale. Cette lecture de mon roman ne décrit pas une utopie romanesque, mais bien une relation réaliste qui démontre les difficultés et les beautés de la vie de couple. Déchirés par des lois concrètes et des interdits tangibles punis de mort, les amants tentent de partager leur vie entre responsabilités et affection. Leur entêtement à outrepasser les édits de La Chienne mène le lecteur à travers un dédale amoureux tendu. Il est emporté par cet angle de lecture à la fois littéral et allusif, où se dessinent les tribulations amoureuses sous le couvert d’un soulèvement contre des édits injustes et des sacrifices dédiés à cette cause. Les tensions que vivent La Pie et Aigle Noir et qu’ils transmettent au lecteur par le récit sont celles d’un couple ordinaire évoluant au sein d’un contexte fantastique et allégorique.