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3.1.1 À corps et âmes

La première lecture allégorique proposée par Les Cœurs Fendus introduit le lecteur à l’angle politique du roman. L’opposition qu’offrent La Pie et Aigle Noir à la reine et au régime de terreur qu’elle impose à leur peuple, ainsi que leur insistance à pousser leurs semblables au soulèvement, marquent leur désir de résistance. Leur dessein ultime, soit le renversement de la tyrannie instituée par la reine via la fuite des Cœurs Fendus et l’instauration d’un système d’autogestion axé sur l’entraide et la liberté de choix, répond à leur engagement politique.

Les édits de la reine constituent le principal obstacle à la liberté des Cœurs Fendus. Aigle Noir et La Pie, dans le désir de s’affranchir d’un régime injuste, tentent de se défaire des contraintes imposées par leur reine. Leurs premières actions allant à l’encontre de la politique de La Chienne sont indirectes. Réduites à leurs seules deux personnes, secrètes, elles sont d’abord sans effet : le couple se contente, au début du récit, de fuir dans la montagne afin de s’isoler77. Or, l’accès au pic qui surplombe la forêt est défendu au peuple de la forêt Fendue. C’est pourtant à cet endroit que se rendent les deux activistes afin de contrevenir à un second interdit de La Chienne, soit celui d’éprouver un sentiment amoureux ou une affection quelconque envers un tiers (CF, 5). Par leur enlacement au chapitre premier, La Pie et Aigle Noir rejettent de façon claire l’autorité de la reine : l’impression de bien-être par laquelle les personnages sont bercés bafoue l’austérité des restrictions de La Chienne. Si ces actes sont de faibles envergures, ils prennent de plus en plus d’importance au fil des pages. Lorsque, à la fin du premier chapitre, Aigle Noir dit pudiquement « […] Je crois que c’est parce que je t’aime» (CF, 6) à son oiselle, cette dernière lui déclare son amour sans détour au septième chapitre, s’adressant à lui à travers les murs de sa prison : « […] Je t’aime!» (CF, 40). De simple doute, l’affection qui lie les amoureux devient affirmation. Cette évolution dans la verbalisation des sentiments est appuyée par les rapprochements physiques du couple. En effet, plus les personnages se détachent de

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Camille Allard, « Les Cœurs Fendus », mémoire de maîtrise en littérature-création, Québec, Université Laval, 2014, f. 4-5. Toutes les notes futures qui feront référence au roman Les Cœurs

- 175 - l’autorité de La Chienne, plus ils s’enfoncent dans l’illégalité et assument la démonstration de leur passion. Après leur enlacement timide du début du récit, La Pie et Aigle Noir en viennent à partager le même nid (CF, 91). Pour qu’une telle proximité s’installe, le couple aura connu sa première relation sexuelle, qui prend la forme d’une description métaphorique dans le roman (CF, 75-76). Ainsi, malgré que leur intimité soit limitée par les lois et les édits de la reine, La Pie et Aigle Noir réussissent à se libérer lentement de l’ordre établi, accumulant oppositions et infractions. Leur relation à elle seule est une contestation du régime politique imposé par La Chienne et témoigne d’un engagement social qui s’étend à la communauté des Cœurs Fendus. En effet, l’union de La Pie et d’Aigle Noir devient une source d’inspiration pour leur peuple.

3.1.2 « Nous pour vous et vous pour nous »

Dès l’élaboration de leur fuite de la forêt Fendue, La Pie et Aigle Noir, appuyés par Loup-Sans-Couronne et Blanche-Biche plus loin dans le récit, souhaitent que leur rébellion trouve écho chez les membres de leur communauté. C’est l’affranchissement de leur peuple que les deux personnages principaux souhaitent voir advenir à travers leurs actes, et ce dès le premier chapitre, conscients que leur amour embryonnaire est leur arme principale contre La Chienne (CF, 5). Cependant, cet affranchissement n’est réalisable qu’à travers le soulèvement commun des Cœurs Fendus. Lorsque La Pie tient tête à Chiot Rouge et le questionne afin d’établir le meilleur moyen de fuir leur prison, elle tâche de le lui faire comprendre : c’est l’union de son peuple qu’elle recherche (CF, 54). Dans la même veine, elle désire développer la solidarité des siens; elle veut leur offrir la liberté, et non « une prison dorée » (CF, 137), un autre règne exigeant dépendance et obéissance. Dans le même ordre d’idées, Aigle Noir, dès le seizième chapitre et jusqu’à la fin des Cœurs Fendus, s’oppose à Loup-Sans-Couronne quant à l’établissement d’un nouveau régime politique ayant à sa tête un ou des dirigeants (CF, 115-116). Un tel système irait à l’encontre de l’égalité sociale proclamée à la fois par La Pie et Aigle Noir. Tout comme sa compagne, l’affranchissement dont ce dernier rêve en est un collectif. L’engagement politique des deux marginaux est également d’ordre social, puisqu’il ne vise pas que

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leur seul bien-être. De fait, les actes que posent les deux activistes sont loin de prendre racine dans l’égoïsme.

Quitter la forêt Fendue sans entraîner à leur suite les membres de leur communauté n’est jamais envisagé par le couple rebelle. Aussi s’enquièrent-ils dès les prémices du récit de l’aide de Loup-Sans-Couronne. Parce que le couple lui fait découvrir ses sentiments envers Blanche-Biche, il participe à l’éveil amoureux de celle-ci et obtient sa participation. C’est donc par des actes indirects que La Pie et Aigle Noir font augmenter le nombre de leurs alliés. Ainsi, la présence d’un second couple aux côtés des deux activistes permet de leur obtenir l’appui d’un nombre croissant de Cœurs Fendus, fatigués de plier l’échine devant La Chienne. Peu à peu, les édits de la reine sont bafoués par presque toute la communauté, comme en témoigne le premier mouvement collectif du peuple. Alors que les quatre marginaux démontrent publiquement, dans la clairière où ont lieu les exécutions, les liens amoureux qui les unissent (CF, 80-81), ils sont assaillis par deux des Chiots de la reine. En mauvaise posture, le quatuor est secouru et aidé par quelques Cœurs Fendus, qui signent leur entrée dans le camp des rebelles par deux mises à mort. « Il est temps que ça cesse, monsieur Aigle Noir» (CF, 82-88), déclare timidement l’un d’eux au terme de l’affrontement.

Cet acte, bien que violent, démontre que le quatuor rebelle amène son peuple à adopter un comportement social différent, lui fait prendre conscience des autres et l’éloigne de son égoïsme typique. Les enjeux et les désirs du peuple ont changé : il veut s’épanouir, communiquer et interagir. La Pie, assistée de ses compagnons, planifie donc la fuite des Cœurs Fendus de manière à ce que chaque individu soit intégré à une équipe et qu’il y joue un rôle pratique et social actif. S’installe alors une dynamique de rapprochement, de travail collectif et d’entraide. La coordination et la coopération deviennent les clés de la liberté du peuple de la forêt Fendue et le bien commun, sa pierre angulaire, comme le démontre la distribution des tâches suggérée par Aigle Noir :

« ― […] Pour le moment, nous avons besoin de tailleurs de manches – vous trois – et de tailleurs de silex pour les lames – vous quatre. Les trois autres, dis-je en m’adressant aux trois Cœurs Fendus qui tenaient les cordes, vous allez lier manches et lames. Pour l’instant, préparez le terrain. Trouvez l’endroit le plus apte à être ouvert. » (CF, 91 )

- 177 - Une fois sa communauté délivrée de sa prison d’arbres, le couple initial ne souhaite pas imposer un nouveau régime restrictif aux siens. Une liberté collective, au sein d’une société veillant au bien-être de chacun de ses membres, est l’utopie à laquelle La Pie et Aigle Noir aspirent et qui guide leurs actions. Dans la clairière où ils se présentent tel le couple qu’ils forment, par exemple, les deux rebelles, loin d’imposer leurs valeurs, préfèrent les exposer et laisser le libre-choix aux Cœurs Fendus de les embrasser ou non. La Pie et Aigle Noir proposent donc une autogestion collective moins contraignante, décrite à plusieurs occasions dans le roman. Notamment lors d’une altercation opposant Aigle Noir et Chiot Rouge : « Je vivrai libre, Chiot Rouge, lançai-je afin de détourner son attention. Et je n’aurai pas peur de vivre libre. Libre de faire mes propres choix, libre d’aimer, libre d’éprouver des sentiments, libre de tout commandement, libre de tout tyran! » (CF, 54)

Par la visée première de La Pie et d’Aigle Noir, soit s’évader de la forêt Fendue, Les

Cœurs Fendus peut être lu comme une allégorie de la confrontation au pouvoir

dirigeant. De fait, c’est le règne tyrannique de la reine Chienne qu’ils désirent renverser. C’est du moins ce que le lecteur influencé par l’angle politique est porté à comprendre au fil du récit. Les agissements du couple et ses tentatives de conversion des Cœurs Fendus amènent le lecteur à considérer l’effort collectif issu de cette dynamique libératrice. Attentif à la mutation du peuple de la forêt, le lecteur se laisse guider vers l’instauration d’un nouveau système d’autogestion qu’il devine dans les actes de La Pie et de son compagnon. L’allégorie politique qu’offre Les Cœurs

Fendus mène donc le lecteur à l’idéologie prônée par les personnages du roman. De

cette idéologie à laquelle aspire le peuple de la forêt Fendue naît une réflexion qui plonge le lecteur dans les méandres de la pluralité des sens qu’offre le récit.