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L’histoire et les fonctions politiques de la théorie

1. La théorie polyphonique de Bakhtine et L'Envers des autres

1.1 La théorie polyphonique

1.1.3 L’histoire et les fonctions politiques de la théorie

Ces deux notions sont fortement présentes dans le roman. Elles font d’ailleurs partie de l’histoire de la critique. Elles sont nées dans une société autoritaire. Il est désormais intéressant de présenter le moment où Bakhtine invente ces outils, dans le but d’en révéler leurs significations politiques, et également de voir si l’on peut transposer cette analyse à la situation de l’Algérie décrite dans le roman L’Envers des autres.

Au moment de l’invention de cette théorie, la société de Bakhtine est très autoritaire : après la mort de Lénine, chef du parti bolchevik en 1924 qui met en place le régime totalitaire, Staline a pris le pouvoir et a continué à développer le totalitarisme en établissant un régime de dictature personnelle absolue52. C’est un régime très absolu, à travers lequel Staline exerce ses pouvoirs sans qu’aucune loi ne puisse le limiter. Il commence à contrôler l’ensemble de l’économie depuis 1929 et propose le plan quinquennal. Le pays fonctionne selon un seul ordre, celui de Staline. C’est la société monologique : la seule voix est la voix du parti qui a toujours raison. C’est dans ce contexte que Bakhtine introduit la notion de la polyphonie, il exprime sa volonté de détruire la société autoritaire, comme Wolfram Eilenberger le souligne : « Ce n’est pas un hasard si l’étude de Bakhtine sur l’art romanesque de Dostoïevski parut en 1929 - à l’époque où l’Union soviétique s’engageait dans le totalitarisme pour aboutir à un culte absolu de la personnalité53. »

Mais, en tant qu’opposé au régime soviétique, il est bientôt expulsé au Kazakhstan, sans compter que sa théorie portant sur la polyphonie et le dialogisme sont mises au service de la dissidence. Ayant une fonction positive du point de vue de la démocratie, ces deux notions proposent une pluralité de voix, en critiquant la voix unique monologique et en contestant le monopole du système totalitaire. Elles ont alors obtenu une valeur promulguant la diversité, en opposition aux règles de la société soviétique. Ainsi, même si la société totalitaire soviétique est révolue, ces deux notions ont toujours une dimension critique aujourd’hui.

Richard Sennett a abordé la signification positive du dialogisme en démocratie dans un entretien « La coopération est l’art de vivre dans le désaccord ». Richard Sennett, né en

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Henry Rousso, Nicolas Werth, Stalinisme et nazisme, histoire et mémoires comparées, Éditions Complexe, 1999, p. 61.

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https://www.philonomist.com/fr/article/lentreprise-polyphonique-ce-roman-dont-vous- etes-lauteur

1943 à Chicago, est un sociologue et historien américain. Romancier et musicien, il enseigne à la London School of Economics et à l’université de New York. Violoncelliste au départ, il commence à s’intéresser à la philosophie quand il a 19 ans, puis est encouragé vers la sociologie par Hannah Arendt. Il est actuellement Senior Fellow au Capitalism and Social Center de la Columbia University et mène une recherche sur les relations sociales dans les villes et l’impact de la vie urbaine sur les individus du monde moderne.

Dans cet entretien, il exprime son point de vue et ses propositions sur la manière dont les personnes font face aux différences et aux conflits de la vie sociale. Sa position est très pertinente puisqu’il considère que la coopération est un art de vivre dans le désaccord. Et ceci, en opposant la dialogique bakhtinienne à la « dialectique ». La dialogique bakhtinienne est une méthode de discussion où l’on s’échange des idées et où à la fin chacun garde son point de vue. En revanche, la dialectique est une méthode de discussion qui cherche à trouver la vérité des choses de manière synthétique et à atteindre un certain consensus. Dans cet entretien, il donne un aperçu de sa réflexion sur la théorie dialogique de Bakhtine :

La dialogique, ce sont des discussions qui valent pour elles-mêmes et non pour leur résolution sur un éventuel terrain d’entente ; alors que, dans la dialectique proposée par Aristote dans sa Politique, il s’agit bien d’une bataille d’arguments en vue d’arriver à la Vérité…La dialectique cherche la coopération comme moyen pour un but qui viserait la synthèse des points de vue, mais aucune valeur n’est accordée aux relations créées par le dialogue54.

En effet, chaque personne est unique, chacune ayant sa manière de penser, il est difficile de trouver un consensus, la recherche du consensus risque de nuire au vivre ensemble des personnes se trouvant dans un même espace. Ainsi Sennett propose comme valeurs le respect de la différence et des compétences dialogiques : on devrait apprendre à coopérer avec différents types de personnes pour tout ce qu’on ne peut pas faire seul55. Cette proposition s’applique aussi à la politique, selon Sennett :

54 https://eddurablement.files.wordpress.com/2015/03/sennett-2015-coopc3a9ration-art- vivre-dans-dc3a9saccord1.pdf 55 https://eddurablement.files.wordpress.com/2015/03/sennett-2015-coopc3a9ration-art- vivre-dans-dc3a9saccord1.pdf

Si nous coopérons seulement pour réaliser un but, et, comme il est très rare de l’atteindre, alors nous rompons les liens sociaux plutôt que nous les renforçons. La coopération n’est pas, pour moi, l’art de se mettre d’accord mais plutôt de savoir écouter et de savoir vivre le désaccord56.

Dans une certaine mesure, il applique la théorie du dialogisme de Bakhtine à la vie sociale. Sa bonne compréhension du dialogisme renvoie aussi à la musique. Il était violoncelliste, il se souvient d’un concert auquel il a participé quand il avait 10 ans : il coopérait avec les autres inconnus, chacun s’occupant de sa partie pour répéter l’Octuor de Schubert. Il en tire l’idée dialogique : il pense que si les gens sont obnubilés par la signification de l’ensemble, ils ne parviendront qu’à produire une impression ennuyeuse. Ils devraient en revanche porter leur attention sur la production diversifiée de chaque musicien pour saisir toute la performance de l’ensemble. Il s’agit d’être sensible à l’écart non à l’harmonie. C’est pour cela qu’il souligne : « elle [La répétition de la musique] n’aboutira à rien si l’on recherche le consensus ; il faut au contraire savoir exprimer et écouter des voix divergentes pour produire un son collectif57. » Au niveau social, cette analogie fait comprendre le dialogisme et la polyphonie.

Etant donné ces caractéristiques, on peut penser que l’autrice K. Adimi recourt à la polyphonie et au dialogisme pour rendre compte de la situation en Algérie, parce que l’Algérie est aussi un pays qui connaît une forme de pouvoir à une seule voix. Ainsi, représenter une pluralité de points de vue remet en question la monologie de ce pouvoir.

Si la polyphonie et le dialogisme ont pour but de contester une société totalitaire, nous nous demanderons dans quelle mesure ils renvoient au contexte politique et historique du livre L’Envers des autres ? On peut se demander si cette analyse fonctionne dans le roman que nous avons étudié.

Le roman L’Envers des autres s’inscrit dans une société où la seule voix qui domine la politique est le F.L.N. (Front de libération nationale). Ce n’est pas un système totalitaire comme le système russe. Le système social algérien est un peu différent, parce que le parti

Richard Senett, «La coopération est l’art de vivre», sous titre «Donc, elle s’acquiert et se forme. Pourtant, vous dites aussi que la coopération est «dans nos gènes».

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Ibid. 57

https://eddurablement.files.wordpress.com/2015/03/sennett-2015-coopc3a9ration-art- vivre-dans-dc3a9saccord1.pdf

qui domine la politique distribue une partie de l’argent issue de la rente pétrolière aux soutiens du régime qui participent à la politique en délaissant le reste de la population. De sorte à ce que cette partie marginalisée de la société ne puisse trouver sa place dans la société. Ces derniers ne peuvent pas exprimer leur point de vue parce qu’il n’existe pas d’institutions intermédiaires comme les syndicats ou encore des institutions religieuses où les gens peuvent former des communautés et s’opposer à l’état. Donc dans le roman, la pluralité des voix exprimées est celle des abandonnées. Notre hypothèse est que la polyphonie dans ce roman dépeint les conséquences néfastes d’un système dans lequel il n’y a qu’une seule voix qui s’impose. Même si la situation est différente de celle de la société soviétique, elles ont un point commun : une seule voix domine le pays. Ainsi, dans une certaine mesure, la polyphonie et le dialogisme dans ce roman constituent une sorte de contrepoint au monopole du pouvoir.