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1.2 La (re)construction de l’identité « ethnolinguistique »

1.2.3 L’héritage linguistique

L’étroite relation entre « langue » et « identité » se base sur la recherche de racines dans le passé, des origines premières et singulières. Cette relation donne lieu à un sentiment de passage et de transmission qui fait écho au besoin de pérennité. Pourquoi alors transmettre une langue et avec elle sa culture et traditions, sinon dans le but de faire vivre cette langue et sa culture dans la continuité. Ce parcours de transmission dépend de plusieurs facteurs : l’activisme de ses locuteurs et locutrices, la promotion de la langue et la culture, l’organisation de son parcours de transmission (stratégies et politiques de transmission dans la famille et dans le groupe ; vitalité « ethnolinguistique » du groupe), et le contexte historique, culturelle et sociopolitique qui l’entoure.

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1.2.3.1 La transmission de la « langue d’héritage »

La transmission d’une langue à travers les générations est importante non seulement comme moyen de communication mais aussi comme un « acte d’identité » (Lepage et Tabouret-Keller, 1985) pour assurer le maintien de l’héritage culturel et historique et la survie d’un groupe. En parlant de transmission d’une langue, dans le débat terminologique entre « langue d’origine » et « langue d’héritage » (de l’anglais : Heritage Language), cette deuxième désignation semble être plus pertinente dans notre cas, car elle met en lumière l’idée de passage d’une langue à travers les générations, passage d’un témoin, conservation d’un trésor. D’autres termes ont été souvent utilisés : « langue ancestral », « langue minoritaire », « langue non officielle » (Cummins, 2005), souvent pour souligner le caractère de langue non dominante ou non officielle dans la société étudiée. Dans cette même ligne, le terme « Heritage speakers » (locuteurs d’héritage ou locuteurs héréditaires) a été utilisé pour désigner les enfants d’immigrants nés dans la société d’accueil ou arrivés dans un premier âge (Montrul, 2012).

La famille occupe un rôle important tout au long de ce processus de transmission de cet « héritage » linguistique et culturel parce qu’elle représente le lieu principal et l’espace le plus étroit de pratique de la langue et de partage culturel. Au sein de la famille, ses membres peuvent décider de modérer, altérer ou interrompre ce parcours, ou être des véritables « activistes » tout au long de ce parcours. L’organisation de la transmission d’une langue d’« héritage », au sein de la famille et plus largement au sein d’un groupe, se décide au niveau individuel mais aussi dans une dimension collective. Le groupe ou la « communauté » jouent un rôle important, ils encouragent les locuteurs et locutrices à perpétuer la continuité de la langue dans le temps (Rodin, 2015).

En ce qui concerne le processus de transmission de la langue d’« héritage », ce processus coïncide aussi avec le processus de son acquisition. Cette langue est généralement apprise au moment de la socialisation primaire dans l’entourage familial et plus largement à un niveau « communautaire » (associations et institutions communautaires), et ce processus d’acquisition peut être complet ou incomplet, continu ou interrompu, selon le temps et les moyens. Dans le cercle familial, il peut être facilité lorsque les deux parents parlent la même langue entre eux, et que les membres de l’environnement familial proche (fratrie,

51 grands-parents) participent à cette tâche particulière, sachant que des tensions et des alliances peuvent se créer entre les membres (Deprez, 2000). De forme consciente ou non consciente, la responsabilité du maintien de la « langue d’héritage » reste dans les mains des parents (Montrul, 2008 : 101). Dans le cercle communautaire, la « grande-famille », des activités sont créées pour alimenter ce processus d’acquisition, notamment grâce aux institutions (écoles, centres culturels) et l’activisme linguistique du groupe, le statut de la langue, sa pratique et les mariages « intragroupe » seront alors déterminants.

Le contexte d’accueil est aussi important tout au long du parcours de transmission de cet héritage linguistique et culturel. Par exemple, dans le cas particulier de l’immigration de peuplement, certaines « communautés » n’ont toujours pas trouvé de contextes qui auraient facilité la création de leur espace. Cela fut le cas des « communautés » germanophones aux États-Unis d’Amérique, qui, à cause de la 1ère guerre mondiale et du

sentiment antiallemand qui a suivi, leur langue et culture ont subi un processus de répression (Finkelman, 1993). Dans d’autres contextes, les langues se sont organisées et positionnées hiérarchiquement dans un « marché des langues » (Calvet, 2002), où elles peuvent être dominante ou dominée selon les espaces, promue ou interdite dans les discours, et enfin mise en valeur ou persécutée selon les politiques. Par exemple, en Afrique du Sud aujourd’hui, l’afrikaans promeut son pouvoir social et politique face à la domination historique de l’anglais ν il cherche à revenir à la position paritaire dans le système national bilingue qui existait de 1910 à 1994 (Du Plessis, 2012). En Catalogne aussi, après les répressions de l’Espagne franquiste21, la langue catalane est promue dans

les discours comme la seule langue « nationale » de la région « autonome » (Comunitat Autònoma de Catalunya). Ces discours ne cachent pas le fait que dans les pratiques, la langue catalane a vécu et vit au contact avec l’espagnol (son évolution et ses changements peuvent être analysés d’un point de vue sociolinguistique : Tusón 1985, 1990) et que la pratique du catalan s’affaiblit en faveur de l’espagnol (Carme Riera, écrivaine catalane souligne, lors d’un entretien pour le journal européen Café Babel22 :

« le Catalan n'en a plus pour longtemps », et continue en disant : « À mon âge on parlait

21 Espagne franquiste – Tire son nom du général Francisco Franco. Ce terme non officiel est utilisé pour

désigner le régime politique de l’Espagne de 1936/1939 (guerre civile) à 1977 (premières élections libres). 22 Café Babel : magazine européen d’actualité publié en 6 langues (anglais, français, allemand, espagnol,

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espagnol en classe et catalan dans la cour, aujourd’hui c’est le contraire »23). Enfin,

comme dernier exemple, dans l’ьle du Timor Oriental, le portugais, ancienne langue coloniale, a été promu langue de la nouvelle nation « timorense » pour marquer l’indépendance du pays (2002) par rapport à la République d’Indonésie. Le choix du portugais, langue internationale et des affaires, leur a permis de s’ouvrir et de se rattacher au monde lusophone (Cabral, Martin-Jones, 2008 et Da Costa Cabral, 2015).

Dans notre cas, celui de la « communauté portugaise » de Montréal, installée dans les années 50 dans la ville, le contexte canadien a favorisé la création d’un véritable quartier « ethnique » et des espaces ouverts aux pratiques linguistiques et autres qui ont permis, dans le temps de maintenir un lien, bien que symbolique, avec le contexte portugais de départ. Ce lien a pu se maintenir grâce au va-et-vient entre le contexte d’accueil et celui du départ, par des liens de communication (voyages, téléphone, poste, Internet) avec des membres plus ou moins proches de la famille (famille restreinte et grande famille) et avec la culture d’origine de là-bas (histoire, musique, arts, vie sociale, religion). Tout au long du passage de cet héritage culturel et linguistique d’une génération à l’autre, le rôle de transmetteur est de moins en moins occupé par la famille et notamment par les parents et grands-parents, mais est repris par les institutions et les associations collectives du groupe (écoles, associations, clubs).