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L’EXPANSION DU COMMERCE PERMANENT (1860-DÉBUT DU XX e SIÈCLE)

LA CONQUÊTE DES CLIENTS : DES BOUTIQUES AUX CHAÎNES

3. L’EXPANSION DU COMMERCE PERMANENT (1860-DÉBUT DU XX e SIÈCLE)

Grâce à la mise en réseau du pays, les obstacles qui avaient condamné le projet d’union des coopératives initié par le Konsumverein de Zurich s’effacent : à partir des années 1860, il devient progressivement plus facile de conduire des affaires à grande échelle. Plusieurs entreprises du commerce permanent commencent alors à se développer. Trois approches leur permettent de connaître une telle expansion. La première consiste à réaliser ce que le Konsumverein avait tenté en 1853 : fonder des associations. Il s’agit, en plus de défendre les intérêts communs des membres, de créer des groupements d’achats dont la fonction est d’acquérir des biens en grandes quantités362. Les coopératives et les boutiquiers qui s’engagent sur cette voie prennent part au commerce de gros : au lieu de se fournir chacun séparément auprès d’intermédiaires, ils se rassemblent pour établir leurs propres centrales d’achats. Celles-ci vont parfois jusqu’à fabriquer une partie de leur assortiment.

Cette approche relève de ce que les sciences de la gestion appellent depuis les années 1990 la coopétition363. La notion agrège des termes désignant deux types de relations inter-entreprises : la coopération d’une part, la compétition (ou concurrence) d’autre

359 BALBI et al., « La voie suisse aux télécommunications », art. cit., 2011, p. 438.

360 SCHIESS Walter (éd.), Un siècle de télécommunications en Suisse, 1852-1952. Tome 2, Berne,

Direction générale des PTT, 1959, pp. 259, 271.

361 STADELMANN et HENGARTNER, Le téléphone, op. cit., 1994, p. 34. 362 JAGGI, Le phénomène de concentration, op. cit., 1970, pp. 225 -226.

363 Cf. en particulier l’ouvrage de référence suivant : BRANDENBURGER Adam M. et NALEBUFF Barry J.,

La co-opétition. Une révolution dans la manière de jouer concurrence et coopération, 1e éd. américaine

1996, Paris, Village mondial, 1996. Isabelle Bruno dresse une généalogie de la notion et en présente les principaux enjeux : BRUNO Isabelle, « Quand s’associer, c’est concourir. Les paradoxes de la

“coopétition” », in: COCHOY Franck (éd.), Du lien marchand : comment le marché fait société. Essai(s) de

sociologie économique relationniste, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2012 (Socio-logiques),

part. Ces logiques a priori opposées sont en fait régulièrement combinées par les acteurs de l’économie, et ce de longue date364. Les coopératives du XIXe siècle, qui

comme leur nom l’indique prônent la coopération, rivalisent parfois les unes avec les autres. Et les détaillants indépendants, loin de lutter sans relâche, sont souvent prêts à collaborer avec tel ou tel adversaire.

La deuxième approche est de procéder à des agrandissements. Comme la première, elle vise à contrôler à la fois le commerce de gros et le commerce de détail. Mais ces deux fonctions sont ici assumées par une seule et même entreprise365 (et non par un groupement d’entreprises indépendantes). Les commerces de ce type sont qualifiés d’intégrés par les économistes, car ils pratiquent l’intégration verticale ascendante ou descendante366. D’un côté, les détaillants, ultimes médiateurs entre la production et la consommation, remontent la filière : ils s’approvisionnent directement auprès des fabricants, voire élaborent eux-mêmes les marchandises. De l’autre côté, les fabricants se rapprochent des clients en assurant la vente en gros et au détail367. Quant aux grossistes, ils sont capables de croître tant en amont qu’en aval du circuit de production et de transmission des marchandises.

La deuxième approche se caractérise non seulement par ce processus, mais aussi par l’extension des activités de vente au détail : les commerces intégrés cherchent à écouler les biens qu’ils achètent ou produisent en grandes quantités. Ils donnent ainsi naissance à deux formats de distribution. D’une part, des sociétés fondent des chaînes en multipliant les succursales. D’autre part, des commerces situés au cœur des principales villes de Suisse augmentent la taille de leur point de vente et élargissent leur assortiment : ils deviennent les premiers grands magasins du pays.

La troisième approche consiste à pratiquer la conquête par prospection. Cela signifie que des établissements du commerce permanent appliquent les principes du commerce itinérant. Certains magasins engagent des voyageurs pour aller à la rencontre du consommateur. D’autres atteignent cet objectif grâce à la vente par correspondance.

364 BRUNO, « Quand s’associer, c’est concourir », art. cit., 2012, pp. 55 -59. 365 JAGGI, Le phénomène de concentration, op. cit., 1970, p. 2.

366 Ibid., pp. 81 -82. 367 Ibid., p. 222.

3.1. Associations

3.1.1. Les associations de coopératives

Quinze ans après l’échec de l’union des coopératives au niveau suisse, une initiative comparable voit le jour sur un territoire réduit. En novembre 1868, plusieurs sociétés de consommation ouvrières de la région zurichoise se rapprochent afin de créer une association cantonale. Celle-ci est notamment chargée d’acheter des marchandises en gros. Mais l’entreprise fait long feu : elle est liquidée en août de l’année suivante368. D’autres tentatives de collaboration ont davantage de succès. En 1870, quelques sociétés de consommation glaronnaises contactent l’Allgemeine Consumverein de Bâle, qui accepte de leur livrer des denrées au prix de gros. Durant la même décennie, des coopératives se rassemblent pour effectuer des achats groupés : c’est le cas aux alentours de Winterthour, ainsi que dans la région allant de Bienne à Porrentruy notamment. Ces différents arrangements ne semblent toutefois pas porter sur de grandes quantités, ni durer très longtemps369.

C’est aussi au tournant des décennies 1860 et 1870 que le projet d’union des coopératives à l’échelle nationale resurgit, sous l’impulsion de l’Allgemeine Arbeiterkonsumverein de Berne370. Les objectifs sont proches de ceux du Konsumverein de Zurich en 1853 : il s’agit de nouer des liens solides entre les différentes sociétés, de faciliter l’échange d’informations sur les prix des produits agricoles, et surtout d’établir une centrale d’achats commune371. Pour traiter de ces questions, les dirigeants bernois convient plusieurs confrères à Olten le 8 août 1869. Seules cinq coopératives répondent positivement à l’appel. De plus, les résultats de la conférence sont décevants : une association est formellement fondée, mais elle se limite à défendre les intérêts de ses membres et à promouvoir le mouvement coopératif dans le pays. Même sous cette forme minimale, l’opération est un échec : l’organisme est rapidement dissous372.

368 HANDSCHIN, L’union suisse des coopératives, op. cit., 1955, p. 26. 369 Ibid., pp. 34 -35.

370 Ibid., p. 27.

371 BOSON, Coop en Suisse, op. cit., 1965, p. 149.

L’idée d’instaurer des structures communes à l’ensemble du mouvement réapparaît dans la deuxième moitié de la décennie 1880. Deux situations problématiques favorisent ce retour à l’ordre du jour. Premièrement, l’Allgemeine Consumverein (ACV) est prise à partie en 1886 par les épiciers de Bâle, qui publient un encart dans les journaux de la ville : elle y est accusée de menacer l’existence des détaillants indépendants en exerçant une forte pression sur les prix373. Au même moment, la Société coopérative suisse de consommation de Genève rencontre des résistances similaires374.

Deuxièmement, les dirigeants des coopératives redoutent un renchérissement de certains produits. D’une part, le prix des spiritueux augmente en raison du monopole fédéral des alcools instauré en 1887375. D’autre part, la Société suisse d’agriculture demande en 1889 au Conseil fédéral de procéder à une hausse des droits de douane sur plusieurs denrées alimentaires de base376.

Cette revendication des milieux paysans achève de convaincre l’Allgemeine Consumverein de la nécessité de trouver des alliés pour défendre la cause du mouvement. En automne 1889, son comité d’administration entre en contact avec de nombreuses coopératives du pays. Le 12 janvier 1890, 27 d’entre elles sont représentées à l’assemblée constitutive de l’Union suisse des coopératives de consommation (USC)377. La nouvelle entité se donne pour « but la défense et le développement, au point de vue économique, des intérêts des sociétés qui lui sont affiliées, ainsi que la représentation collective de ces intérêts au dedans et au dehors »378.

Pour atteindre ces objectifs, les statuts préconisent d’améliorer l’échange d’informations au sein du mouvement : l’USC est chargée de récolter, de conserver et de diffuser les renseignements susceptibles d’aider ses membres. En revanche, elle ne s’occupe pas de leur procurer des marchandises379.

373 PETTERMAND Karl, Der allgemeine Consumverein in Basel. Darstellung seiner Entstehung und

Entwicklung in Zusammenhang mit der staatlichen und privaten Wohlfahrtspflege Basels, Basel, Verlag

des Allgemeinen Consumvereins beider Basel, 1920, pp. 189 -190.

374 BOSON, Coop en Suisse, op. cit., 1965, p. 185.

375 TANNER Jakob, « Alcoolisme », in: DHS, 13.06.2002. En ligne: <http://www.hls-dhs-

dss.ch/textes/f/F16558.php>, consulté le 28.10.2014.

376 HANDSCHIN, L’union suisse des coopératives, op. cit., 1955, pp. 40 -41. 377 Ibid., p. 43.

378 Statuts de l’Union suisse des sociétés de consommation, 12 janvier 1890, p. 1, cité par ibid., p. 45. 379 Ibid.

Mais ce sujet ne tarde pas à revenir à l’ordre du jour. En 1892, le comité directeur établit une centrale d’achats, qui entre en activité en septembre380. L’opération est une réussite : de plus en plus de sociétés s’approvisionnent auprès de l’USC, qui voit son chiffre d’affaires augmenter régulièrement381.

Au même moment, le Verband ostschweizerischer landwirtschaftlicher Genossenschaften (VOLG) est à l’origine d’une initiative similaire en Suisse orientale. À sa fondation en 1886382, cette union de coopératives agricoles se limite à la vente en gros de biens de production, soit du fourrage, de l’engrais et des semences. En 1891- 1892, elle se diversifie en livrant aussi des biens de consommation. Dès lors, ses membres ouvrent des magasins. Ils y proposent de la nourriture (provenant des cultures des sociétaires) et des articles de ménage383.

Les associations de ce type interviennent tardivement par rapport aux autres pays où les coopératives sont répandues. En Grande-Bretagne par exemple, berceau du mouvement, elles existent depuis trente ans384. Mais lorsque les responsables des principales sociétés de Suisse parviennent enfin à s’entendre, la dynamique est lancée.

De fait, l’USC et le VOLG se développent à un rythme soutenu. En 1920, elles sont les deux plus grandes associations de coopératives du pays – d’autres sont nées entre- temps, comme la Concordia en 1908. L’USC rassemble 493 sociétés, qui gèrent un total de 1 824 magasins. Le VOLG comprend 226 sociétés, dont une partie seulement est active dans le commerce de détail ; le nombre de points de vente n’est pas disponible pour cette date, mais on sait qu’il se monte à 426 en 1933 (Graphique 5)385.

380 MÜLLER, Die Schweizerischen Konsumgenossenschaften, op. cit., 1896, p. 333. HANDSCHIN, L’union

suisse des coopératives, op. cit., 1955, pp. 53 -54.

381 HANDSCHIN, L’union suisse des coopératives, op. cit., 1955, p. 87.

382 BAERTSCHI Christian, « Volg », in: DHS, 05.08.2013. En ligne: <http://www.hls-dhs-

dss.ch/textes/f/F41836.php>, consulté le 19.11.2014.

383 COMMISSION DÉTUDE DES PRIX DU DÉPARTEMENT FÉDÉRAL DE LÉCONOMIE PUBLIQUE, Le commerce

de détail des produits alimentaires en Suisse (premier fascicule), Berne, Département fédéral de

l’économie publique, 1935 (Publication de la Commission d’étude des prix 11), p. 16.

384 WINSHIP, « Culture of restraint », art. cit., 2000, p. 21.

385 COMMISSION DÉTUDE DES PRIX DU DÉPARTEMENT FÉDÉRAL DE LÉCONOMIE PUBLIQUE, Le commerce

Graphique 5. Le développement des associations de coopératives (1890-1920)

Sources. COMMISSION D’ÉTUDE DES PRIX DU DÉPARTEMENT FÉDÉRAL DE L’ÉCONOMIE PUBLIQUE, Le commerce

de détail des produits alimentaires en Suisse (premier fascicule), Berne : Département fédéral de

l’économie publique, 1935, p. 16. RESEARCH CENTER FOR SOCIAL AND ECONOMIC HISTORY, « S.11. Coop

Suisse (1866-2006) », in : Historical Statistics of Switzerland Online, 2008,

<http://www.fsw.uzh.ch/histstat/main.php>, consulté le 3 juin 2015. 3.1.2. Les associations de détaillants indépendants

Parallèlement aux coopératives, des détaillants indépendants s’engagent aussi dans la voie de l’association. Certains procèdent à des achats en commun au début des années 1880 déjà. Le Schweizerische Vereinssortiment Olten est actif dans le commerce du livre dès 1882 et la Schweizerische Handelsgesellschaft Oerlikon dans l’alimentation à partir de l’année suivante386.

C’est dans cette dernière branche que le mouvement a le plus de succès. Au cours des années 1890, des détaillants se rapprochent à Zurich et à Genève. Mais c’est surtout au début du XXe siècle que le phénomène prend de l’ampleur387. En 1907, des épiciers

lucernois créent l’Union Schweizerischen Einkaufs-Gesellschaften. En 1910, l’entreprise déménage à Olten, mieux situé sur le réseau ferroviaire helvétique que

386 SCHNURRENBERGER Albert, Der corporative Organisation des schweizerischen Detailhandels, thèse

de doctorat en économie, Zürich, Universität Zürich, 1927, p. 251.

387 COTTIER, La crise du petit commerce, op. cit., 1930, pp. 212 -213.

0 200 400 600 800 1000 1200 1400 1600 1800 2000 0 100 200 300 400 500 600 1890 1891 1892 1893 1894 1895 1896 1897 1898 1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909 1910 1911 1912 1913 1914 1915 1916 1917 1918 1919 1920 M agas ins S oc iét és af fil iées

Lucerne388. Elle fournit 137 boutiquiers, puis 2 626 en 1920389. Entre-temps, en 1914, elle est surnommée Usego (pour Union Schweizerischen Einkaufs-Gesellschaft Olten) en Suisse alémanique et l’Union en Romandie390. En 1933, Usego est la plus grande société d’achat pour épiciers indépendants, devant la Kolonial-Einkaufsgesellschaft à Berthoud (fondée en 1911)391, la Liga à Bâle (1907) et la Schweizerische Handelsgesellschaft à Oerlikon392.

En ce qui concerne les biens non alimentaires, les groupements d’achats s’étendent au textile après avoir touché le commerce du livre. La Gesellschaft schweizerischen Manufakturisten et la Mercerie schweizerische Engros-Einkaufsgenossenschaft sont créées respectivement en 1902 et en 1904 à Oerlikon393, commune zurichoise sise sur un nœud ferroviaire important394. Toutes deux participent non seulement au commerce de gros, mais aussi à la fabrication de produits395. Ce genre de groupements connaît un essor dans d’autres secteurs. C’est par exemple le cas de la tapisserie et du meuble avec la fondation en 1907 du Verband schweizerischen Tapezierer- und Möbelgeschäfte396. En se rassemblant dans ce type de structures, les coopératives et les détaillants indépendants gagnent en influence : au lieu d’acheter les marchandises à des grossistes externes, ils contrôlent eux-mêmes leur approvisionnement. Ces groupements d’achats prennent rapidement de l’importance. Les plus grands, comme Usego et l’USC, ont des membres un peu partout dans le pays. Ils ne forment pas pour autant des chaînes. Celles-ci supposent en effet l’existence d’un siège central qui exploite ses propres

388 KAISER Peter, « Zwischen Detailhandel und Verbandspolitik. Die Usego von Gotthold Brandenberger

bis Alois Job », in: KAISER Peter et MEIER Bruno (éds), 100 Jahre Usego. Eine Spurensuche, Baden, Hier + jetzt, 2007, p. 45.

389 HANDSCHIN Martin et KOELLREUTER Isabel, « Von der Genossenschaft zur AG. Ein kurzer Abriss der

Usego-Geschichte », in: KAISER Peter et MEIER Bruno (éds), 100 Jahre Usego. Eine Spurensuche, Baden,

Hier + jetzt, 2007, pp. 12, 25.

390 KAISER, « Zwischen Detailhandel und Verbandspolitik », art. cit., 2007, p. 55. 391 SCHNURRENBERGER, Der corporative Organisation, op. cit., 1927, p. 251.

392 COMMISSION DÉTUDE DES PRIX DU DÉPARTEMENT FÉDÉRAL DE LÉCONOMIE PUBLIQUE, Le commerce

de détail des produits alimentaires 1, op. cit., 1935, p. 25.

393 SCHNURRENBERGER, Der corporative Organisation, op. cit., 1927, p. 251.

394 ILLI Martin, « Oerlikon », in: DHS, 01.02.2011. En ligne: <http://www.hls-dhs-

dss.ch/textes/f/F3122.php>, consulté le 24.11.2014.

395 SCHNURRENBERGER, Der corporative Organisation, op. cit., 1927, pp. 251 -252.

396 SIMONET Eduard, Entwicklung und Struktur des schweizerischen Einzelhandels, thèse de doctorat ès

points de vente397. Or dans les groupements d’achats, les magasins sont aux mains des affiliés.

Ainsi, l’émergence du succursalisme en Suisse ne se joue pas au niveau des associations. Elle est en revanche en partie le fait de leurs membres : à l’époque, certains d’entre eux se sont agrandis en créant plusieurs points de vente. D’autres chaînes ne font partie d’aucun groupement.

3.2. Agrandissements

3.2.1. Les chaînes

C’est dans les centres urbains, où les moyens de transport et de communication sont les plus développés, que des commerçants se mettent à établir des succursales. Le cas de Bâle est bien documenté grâce au travail de Barbara Keller sur le commerce alimentaire. Selon l’historienne, Franz Riggenbach-Burckhardt est le premier représentant de la branche à tenter l’aventure dans la localité. Il ouvre sa deuxième épicerie en 1861398. Des confrères font de même au cours des années suivantes : en 1886, ils sont douze, Riggenbach-Burckhardt compris, à posséder deux magasins chacun. Ces détaillants indépendants sont actifs dans différents secteurs : la pharmacie, la droguerie, la boucherie, l’épicerie, les produits laitiers et le tabac399.

Durant la même période, l’Allgemeine Consumverein croît nettement plus rapidement. Fondée en 1865, la coopérative compte déjà quatre points de vente à la fin de l’année suivante400, et vingt en 1886401. Son expansion se limite d’abord à la ville de Bâle, à une exception près : en 1870-1871, elle gère brièvement un établissement à Riehen, un village situé à proximité402. L’expérience est rapidement abandonnée pour cause de chiffre d’affaires insuffisant. Cet échec n’encourage guère l’ACV à s’établir dans les campagnes. Ses dirigeants estiment que les coûts de transport sont trop élevés, et qu’il est impossible d’instaurer un contrôle efficace des magasins403. Finalement, en 1913,

397 Cf. supra, p. 39.

398 KELLER, Von Speziererinnen, Wegglibuben und Metzgern, op. cit., 2001, p. 104. 399 Ibid., pp. 106 -107.

400 Ibid., p. 106.

401 PETTERMAND, Der allgemeine Consumverein in Basel, op. cit., 1920, p. 272. 402 Ibid., p. 137.

l’entreprise prend pied dans le demi-canton de Bâle-Campagne. Elle est alors à la tête de 115 succursales404, et possède sa propre boulangerie industrielle405.

En dehors de la cité rhénane, les premiers balbutiements des chaînes sont mal connus faute d’étude sur le sujet. On sait tout de même que peu après sa fondation en 1866, la société de consommation de Bienne exploite une boutique d’alimentation générale, une boulangerie, un commerce de vin, une auberge et un restaurant406. De plus, durant les années 1870 et 1880, le Konsumverein de Zurich est d’une envergure comparable à son homologue bâlois407. Enfin, au cours de la décennie 1890, d’autres coopératives, alémaniques mais aussi romandes, se mettent à créer des succursales. C’est notamment le cas à Lucerne, Neuchâtel et Vevey408.

Ces chaînes fondées par les coopératives et les détaillants indépendants ont une dimension locale, voire régionale : chaque entreprise est présente au sein d’une ville, et parfois dans les environs. Au tournant des XIXe et XXe siècles, des sociétés dépassent ce

cadre étroit. En s’établissant dans des localités distantes les unes des autres, elles donnent naissance aux premières chaînes suprarégionales.

Celles-ci émergent tardivement en comparaison internationale. De telles entreprises sont apparues durant la décennie 1860 en Grande-Bretagne et aux États-Unis, dans les années 1880 en France et en Allemagne. La mise en réseau de la Suisse étant alors bien avancée, il faut chercher d’autres causes à ce décalage. La taille réduite de la plupart des localités helvétiques constitue sans doute le facteur explicatif prépondérant : les chaînes s’épanouissent en priorité dans les (très) grands centres urbains, où elles trouvent une clientèle abondante409.

Il n’est donc pas étonnant que Bâle, grande ville à l’échelle du pays avec ses 110 000 habitants en 1900410, joue un rôle majeur dans ce processus. Lorsqu’une chaîne y a déjà des points de vente, elle est tentée de s’implanter ailleurs. C’est la démarche adoptée par

404 Ibid., pp. 269 -270, 272. 405 Ibid., p. 258.

406 BOSON, Coop en Suisse, op. cit., 1965, p. 145.

407 HANDSCHIN, L’union suisse des coopératives, op. cit., 1955, p. 37. 408 BOSON, Coop en Suisse, op. cit., 1965, pp. 252, 254, 258.

409 Cf. supra, p. 40 sq.

410 EIDGENÖSSISCHES STATISTISCHES AMT, Eidgenössische Volkszählung 1. Dezember 1960. Kanton

Basel-Stadt, vol. 6, Berne, Eidgenössisches Statistisches Amt, 1963 (Statistische Quellenwerke der

Samuel Bell et ses fils, qui transforment la boucherie familiale en véritable empire économique. Peu avant la Première Guerre mondiale, leur unité de fabrication approvisionne de nombreuses succursales dans cette ville ainsi qu’à Zurich, Lucerne, Bienne, Neuchâtel, La Chaux-de-Fonds, Lausanne et Berne411. En 1913, le groupe trouve un débouché supplémentaire en fournissant ses produits à la centrale de l’Union suisse des sociétés de consommation412. Bâle devient également le pivot de la stratégie d’expansion de Kaiser’s Kaffeegeschäft. Cette firme allemande y installe son siège pour la Suisse en 1902. Dès lors, elle ouvre des points de vente dans plusieurs villes413. Au cours de cette période, le même type de chaîne voit le jour dans d’autres régions. La maison Schweizer Chocoladen & Colonialhaus, aujourd’hui connue sous le nom de Merkur, est fondée à Olten en 1905 ; son quartier général est déplacé à Berne trois ans plus tard. Elle propose du café et du chocolat dans des succursales d’aspect uniforme réparties dans tout le pays. Celles-ci se multiplient rapidement : elles sont 29 en 1905 et 137 en 1919414. En 1911, Merkur fait face à l’arrivée d’un nouvel adversaire : le fabricant de chocolat Villars crée son propre réseau de distribution415. L’entreprise fribourgeoise applique cette stratégie pour contourner les mesures prises à son encontre par la concurrence : le cartel des chocolatiers s’est uni aux détaillants afin de boycotter ses produits, jugés trop bon marché. Villars possède dix commerces en 1912 puis trente

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