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L’esclavage sexuel, largement ignoré lors des procès de Nuremberg et de Tokyo

PARTIE II : La répression de l’esclavage sexuel, quelle efficacité ?

Section 1 : Les prémices du concept d’esclavage sexuel

A. L’esclavage sexuel, largement ignoré lors des procès de Nuremberg et de Tokyo

Malgré l’existence de preuves de la commission de violences sexuelles, dont le viol et la réduction en esclavage sexuel, par toutes les parties au conflit au cours de la Seconde Guerre

88 Art. 5, al. a-i) du statut du TSSL. 89 Art. 5, al. a-ii) du statut du TSSL. 90 Art. 5, al. a-iii) du statut du TSSL.

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mondiale, les Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo ne se sont jamais réellement saisis de cette question, reléguée en arrière-plan. Au cours du procès de Nuremberg, aucun acte de violence sexuelle n’est mentionné dans l’acte d’accusation ou le jugement (1). Cela est un peu moins vrai concernant le Tribunal de Tokyo qui a condamné certains criminels de guerre pour viol. Toutefois, il ne semble pas avoir jugé nécessaire de poursuivre et juger les responsables de la réduction en esclavage sexuel massive de femmes par l’armée impériale japonaise (2).

1. L’absence de référence de l’acte d’accusation et du jugement de Nuremberg

Les Tribunaux de Nuremberg et de Tokyo ont été mis en place pour poursuivre les plus grands responsables des crimes contre la paix, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Mais ils se sont majoritairement concentrés sur la poursuite des auteurs du crime contre la paix, considéré à cette époque comme le crime suprême91, ignorant très largement les violences sexuelles commises au cours du conflit.

Ni le viol ni aucune autre forme de violence sexuelle n’ont été poursuivis en tant que tels lors du procès de Nuremberg : les violences sexuelles n’ont jamais été citées dans l’acte d’accusation ou dans le verdict. Pourtant, le Tribunal de Nuremberg disposait de preuves qui auraient permis la poursuite des actes de viol et violences sexuelles, notamment de viols massifs de 57 femmes et filles par des soldats allemands le 15 juin 1944 dans la ville de Saint-Donat- sur-l’Herbasse92. Par ailleurs, le témoignage de Marie-Claude Vaillant-Couturier, membre de

la Résistance française et emprisonnée dans les camps d'Auschwitz et Ravensbrück, faisait état d’avortements et de stérilisations forcés commis sur des femmes juives, ainsi que de l’existence de « maisons de tolérance » dans les deux camps93.

Toutefois, même si le Tribunal de Nuremberg n’a pas prononcé de condamnation portant spécifiquement sur les violences sexuelles, les procureurs ont indirectement sanctionné les viols et violences sexuelles commis lors de l’occupation allemande en France et en Russie via la catégorie de torture94 :

« Many women and girls in their teens were separated from the rest of the internees … and locked in separate cells, where the unfortunate creatures were subjected to

91 Askin K. D., « Prosecuting Wartime Rape and Other gender-Related Crimes under International Law:

Extraordinary Advances, Enduring Obstacles », op.cit., p. 301.

92 Informations disponibles sur le site internet http://museedelaresistanceenligne.org/media575-Monument-1939-

1945-de-Saint-Donat-sur-la.

93 Informations disponibles sur le site internet http://www.fndirp.asso.fr/wp-

content/uploads/2013/03/temoignage_mc_vc_nuremberg.pdf.

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particularly outrageous forms of torture. They were raped, their breasts were cut off … »95.

Le viol a ainsi été poursuivi implicitement parmi les exactions massives commises par les Nazis au cours de la Seconde Guerre mondiale.

S’agissant des procès organisés par les Alliés sur le fondement de la loi n°10 du Conseil de contrôle Allié, les crimes sexuels n’ont été que très peu évoqués alors même que la loi incriminait le viol96. Ces procès avaient pour objectif de juger des criminels de guerre d’un rang

moins important, tels les médecins ayant pratiqués des expériences illégales sur des Juifs ou les gardes des camps de concentration qui ont facilité la commission des crimes, tels que les avortements forcés, les stérilisations forcées ou encore les mutilations sexuelles commises sur les prisonniers des camps97. Du 9 décembre 1946 au 14 avril 1949, douze procès se sont tenus devant un Tribunal américain, par le général Telford Taylor, dans les locaux du palais de justice de Nuremberg, dont les procès des médecins nazis, des Einsatzgruppen et de l’IG Farben.

Parmi les 24 personnalités nazies jugées devant le Tribunal de Nuremberg, seize ont été condamnées pour crime contre l’humanité et douze ont été condamnées à mort par pendaison. Les autres ont été condamnés à une peine de prison pouvant aller jusqu’à la perpétuité. En outre, quatre organisations ont été déclarées criminelles : le NSDAP, la S.S., le S.D. et la Gestapo.

2. Le système des « femmes de réconfort », un crime contre l’humanité oublié par le Tribunal de Tokyo

Du côté du Tribunal de Tokyo, bien que sa Charte ne contienne aucune référence aux violences sexuelles98, il leur a prêté davantage d’attention. En effet, le Tribunal de Tokyo a poursuivi et condamné à mort les généraux japonais Toyoda et Matsui, sur le fondement de la responsabilité du supérieur hiérarchique, pour les viols commis contre les femmes pendant l’occupation des villes de Nankin et de Bornéo99. De même, Yamashita, ancien général de

l’armée impériale japonaise aux Philippines, a été condamné pour les crimes commis par les

95 Askin K. D., « Prosecuting Wartime Rape and Other gender-Related Crimes under International Law:

Extraordinary Advances, Enduring Obstacles », op.cit., p. 301.

96 Cf. supra p. 26 de ce mémoire.

97 Askin K. D., « Prosecuting Wartime Rape and Other gender-Related Crimes under International Law:

Extraordinary Advances, Enduring Obstacles », op.cit., p. 302.

98 Cf. supra p. 25 de ce mémoire.

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troupes sous son commandement, dont le viol100. Le viol est ainsi qualifié, pour la première

fois, de traitements inhumains et mauvais traitements en tant que crime de guerre, et plus précisément en tant que « violations des lois ou coutumes de la guerre » incriminées à l’article 4 de la Charte de Tokyo.

Mais, et c’est là un échec, le Tribunal a complètement ignoré le système de réduction en esclavage sexuel de jeunes filles coréennes, philippines, chinoises et indonésiennes, surnommées « femmes de réconfort », par l’armée japonaise. Pourtant, les procureurs des Pays- Bas, de la Chine et de la France avaient fourni au Tribunal de Tokyo des preuves écrites de l’existence de ce système en Indonésie, au Timor oriental, en Chine et au Vietnam. Des documents révélaient que le système avait été mis en place au plus haut niveau101. Ces faits étaient donc connus au moment du procès et ont volontairement été mis de côté.

Il reste qu’un procès international s’est quand même intéressé au système des « femmes de réconfort ». Le tribunal militaire néerlandais mis en place à Batavia, en Indonésie (aujourd’hui, Jakarta), a condamné, en 1948, onze membres de l’armée japonaise pour viol, contrainte à la prostitution, enlèvement de femmes et de jeunes filles en vue de les contraindre à la prostitution, à Semarang en Indonésie102. Mais il faut minimiser ce succès, puisque le tribunal a uniquement pris en considération la réduction en esclavage de femmes allemandes, oubliant une centaine de femmes asiatiques réduites en esclavage sexuel dans cette ville indonésienne.

Pendant longtemps, le gouvernement japonais a affirmé que le système des « camps de délassement », mis en place dès 1932 et jusqu’en 1945, ne constituait pas un crime en vertu du droit international de l’époque. Pourtant, une vingtaine d’accords internationaux prohibant l’esclavage avait déjà été adoptés à l’époque, et la grande majorité des États, dont le Japon, avait interdit l’esclavage dans leurs droits nationaux103. Partant, l’esclavage constituait bien une

violation du droit international de l’époque, ce qui sera mis en évidence en 2001 grâce au

100 O’Brien M., « ‘Don’t kill them, let’s choose them as wives’: the development of the crimes of forced marriage,

sexual slavery and enforced prostitution in international criminal law », The International Journal of Human

Rights, vol. 20, n°3, 2016, p. 388.

101 Amnesty International, « Japan. Still Waiting after 60 Years: Justice for Survivors of Japan’s Military Sexual

Slavery System », op.cit., p. 7.

102 Formes contemporaines d’esclavage. Rapport final sur le viol systématique, l’esclavage sexuel et les pratiques

analogues à l’esclavage en période de conflit armés, présenté par Mme Gay J. McDougall, Rapporteuse spéciale, op.cit., § 62 ; v. aussi : Medica Mondiale, « The Prosecution of Gender-based Sexualized Violence in War.

International Humanitarian Law, Human Rights Law, UN Ad hoc Tribunals, and the International Criminal Court. A Resource Manual », op. cit., p. 32.

103 Amnesty International, « Japan. Still Waiting after 60 Years: Justice for Survivors of Japan’s Military Sexual

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jugement rendu par un « tribunal » mis en place spécifiquement pour connaître du système de réduction en esclavage des « femmes de réconfort ». En effet, du 8 au 12 décembre 2000, un « Tribunal international sur les crimes de guerre contre les femmes et l’esclavage sexuel par l’armée japonaise » fut mis en place à l’initiative de l’association Violence against Women in War Network. Il n’a du tribunal que le nom, dans la mesure où son « jugement », rendu le 4 décembre 2001, n’est pas obligatoire. Cependant, il est intéressant de noter que ce tribunal a parlé d’« esclavage sexuel » et non de « prostitution forcée », en le définissant comme

« le droit de propriété exercé sur une personne afin de contrôler sa sexualité ou de priver cette personne de toute autonomie sexuelle. Ainsi, […] le contrôle de la sexualité ou de l'autonomie sexuelle peut en soi constituer un pouvoir attaché au droit de propriété »104. Dans son « jugement », le tribunal parvient à la conclusion que la mise en place de ce système constituait un crime contre l’humanité en vertu du droit international de l’époque105,

contrairement à ce que disait le gouvernement japonais. Cette conclusion rejoint le Rapport final sur le viol systématique, l’esclavage sexuel et les pratiques analogues à l’esclavage en période de conflit armé, présenté le 6 juin 2000 par Mme Gay J. McDougall, rapporteuse spéciale106. Le « jugement » déclare le Gouvernement japonais responsable des souffrances infligées aux victimes du système d’esclavage sexuel. Il lui rappelle, en outre, son obligation de réparation vis-à-vis des victimes, réparations que ces dernières n’obtiendront probablement jamais107. Quoi qu’il en soit, ce tribunal aura au moins eu le mérite de faire prendre conscience

à la communauté internationale de l’horreur vécue par ces femmes. « Une nouvelle page d’histoire » s’est écrite108.

B. La jurisprudence des Tribunaux pénaux internationaux, à l’origine d’une progression