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L’entreprise : un monde de défiance ?

2- Performances et management par la confiance

1.1 L’entreprise : un monde de défiance ?

Selon Laurent Éloi, dans son ouvrage « L‟économie de la confiance »112, la grande récession déclenchée en 2007 offre la parfaite illustration de la nébuleuse omniprésence du thème de la confiance dans nos économies et nos sociétés. À chaque étape de crise, la confiance a été évoquée dans le débat public. C‟est un excès de confiance qui aurait été à l‟origine de la bulle spéculative autour des prêts hypothécaires (subprimes) et de la crise immobilière aux États-Unis, conduisant à l‟effondrement du printemps 2007. C‟est ensuite une défiance généralisée sur le marché interbancaire qui a conduit au gel des prêts entre établissements de crédit à l‟automne 2008. Cette paralysie financière a provoqué la perte de confiance des ménages et des entreprises dans l‟avenir, bloquant la consommation, freinant l‟investissement et les embauches.

La puissance publique a voulu alors rétablir la confiance en apportant ses garanties auprès des secteurs de la banque et des assurances, mais ces engagements budgétaires ont fini par affecter la confiance de certains états à honorer leur dette publique comme la Grèce par exemple. Cette situation a nécessité la mise en place de politiques d‟austérité qui a conduit à une rechute de la confiance des ménages et des entreprises. Mais cette crise de confiance économique cache une « crise de la confiance » plus profonde. Le destin des sociétés modernes désormais intégrées à leur environnement local, national et global incite un nombre croissant d‟individus qui ne se connaissent pas, à interagir au quotidien, notamment du fait par le biais des nouvelles technologies.

À cela s‟ajoute l‟accélération de la mondialisation depuis le début des années 1990 et l‟expansion d‟une société du risque dans laquelle rien n‟est figé. Selon le sociologue Russell Hardin (2006), nous serions donc naturellement entrés dans un âge de la défiance : « nous vivons dans un âge de la défiance au sens où nous interagissons davantage… avec des gens dans lesquels nous n‟avons pas confiance (et peut-être même à l‟égard desquels nous éprouvons de la défiance) qu‟avec des gens dans lesquels nous avons confiance. » Les fondements sociaux de notre monde seraient devenus plus

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incertains y compris les normes sociales telles qu‟elles s‟incarnent dans nos institutions. Le retour de la confiance s‟avère indispensable. Reste à définir sous quelle forme…

Dans ce contexte économique morose, on assiste à une profonde perte de confiance des salariés envers le travail. C‟est le constat qu‟établit François Dupuy dans son ouvrage « La faillite de la pensée managériale »113, dans lequel il fait met en corrélation les aléas de l‟économie et les pratiques de management en France. La période des trente glorieuses a produit un terreau propice au développement d‟un management qu‟il qualifie d‟« humaniste ». Cette période a vu émerger bon nombre d‟expériences innovantes telles que les « groupes autonomes » ou « la pyramide inversée ». Le salarié devient davantage la préoccupation de l‟entreprise que le client. Les organisations sont alors de plus en plus protectrices et marquées par un travail en « silo » source de grande autonomie. Une organisation qui ne résistera pas aux effets de la mondialisation…

En effet, à partir du premier choc pétrolier de 1974, les marchés s‟ouvrent et les échanges explosent. Le rapport de force évolue alors en faveur du client. Les effets sont multiples : pression sur les salaires et organisation du travail beaucoup plus transversale. Pour François Dupuy, « le travail s‟en est trouvé déprotégé » soudainement et sans préparation des acteurs concernés. Émergent alors des phénomènes de désinvestissement du travail. Pour l‟auteur, il s‟agit d‟un retrait « émotionnel ».

Au début des années 2000, les entreprises réagissent en instaurant la coercition et l‟ère du contrôle quasi absolu. Les comportements sont codifiés, les tâches décrites. Tout est évalué et mesuré ; les indicateurs de performance se développent, tout comme les systèmes de reporting, ne permettant plus aux dirigeants de disposer d‟une vision globale.

Que les process deviennent redondants et contradictoires est inéluctable ; l‟intelligence des acteurs a fait le reste : ils utilisaient à leur profit ces contradictions, se reconstituaient des « marges de liberté ». Ce qu‟on appelle en France la « Grève du zèle » désigne une situation dans laquelle les salariés mécontents se contentent d‟appliquer avec précision toutes les règles qui constituent alors leur façon de travailler.

Dans la mesure où les entreprises passent d‟une offre à leurs clients en termes de produits à une offre en termes de « solutions » dites « intégrées », le travail en coopération devient nécessaire. Une nouvelle difficulté apparaît dans la mesure où la coopération conduit à une forme de retrait qui ne peut pas être compensée par la coercition. La question d‟un management alternatif s‟impose alors et, parmi les possibilités, celle d‟un retour à plus de confiance dans les relations de travail. Le contenu du travail peut de moins en moins être prescrit et l‟entreprise doit de plus en plus compter sur l‟engagement de ses employés. La nécessaire régulation au sein des organisations va s‟opérer de plus en plus sur un mode relationnel c‟est-à-dire sur la confiance en l‟autre, confiance en sa volonté de contribuer loyalement à l‟œuvre collective.

Or, l‟émergence des relations de confiance n‟est pas aisée dans les univers de travail surtout dans la société française, depuis longtemps décrite comme une société de défiance et qui se caractérise notamment par une propension à privilégier l‟affrontement dans le règlement des désaccords. Laurent Karsenty, dans son ouvrage « La confiance au travail »114, rappelle les raisons pour lesquelles le

113 DUPUY François, La faillite de la pensée managériale (Lost in management Vol. 2), Paris : Seuil, 2015, 233

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dialogue social incarne la méfiance caractéristique de la société française. Il existe historiquement une « culture d‟opposition entre apporteurs de capitaux et apporteurs de force de travail sur fond de lutte des classes (…) et la distance entre le manager et le managé est accentuée par le culte des élites » (théorie de l‟acteur stratégique Crozier et Friedberg). Le dirigeant est plus à l‟aise dans ses relations de travail avec ses cadres de direction (ses subordonnées) qu‟avec ses délégués, qui eux sont indépendants. L‟auteur poursuit : « l‟idée du contrepouvoir fait peur ». De plus, la France présente une exception structurelle du fait de la multiplicité des étiquettes syndicales en comparaison avec les autres pays développés où existe un monopole de syndicat de droit.