6. Résultats et analyses
6.2 Analyse des séances d’intervention
6.2.1 L’enfant comme psychologue et biologiste naïf
Les remarques et réponses des enfants lors des séances d’intervention démontrent que le développement est pour eux un progrès continu (cf. Annexe VI : « Retranscriptions des séances
d’interventions » et Annexe VII »). Ils savent très bien que plus on grandit mieux on comprend les choses.
Les enfants sont persuadés que toutes les difficultés vont progressivement disparaître en cours de développement. Si quelqu’un ne « sait pas faire », ne « comprend pas » ou n’est pas autonome, cela veut dire qu’il ne sait pas encore, ne comprend pas encore et n’est pas encore autonome parce qu’il/elle est encore petit(e), encore bébé etc. Voici les exemples les plus probants de l’expression de cette logique :
Pendant la séance consacrée au livre « Matachamoi » dans la classe A, la maîtresse interroge les enfants sur ce que veut dire « ne rien faire comme les autres » à l’école. Célia explique que cela signifie ne pas pouvoir courir comme les autres, être fragile et ne pas pouvoir suivre les copains. Elle ajoute ensuite que Belém (personnage principal de l’histoire qui a une déficience), « sera grand » et que, même, il « pourra écrire en attaché même mieux que nous » (cf. Annexe VI, p. 8)
Bien que dans cet exemple Célia décrit sa compréhension de la « situation de handicap » à l’école d’un enfant ayant une déficience, elle voit cette déficience comme un étape dans le développement de Belém et non pas comme un trait personnel stable :
Lors de la séance consacrée au livre « Fidélie et Annabelle » dans la classe B, la maîtresse demande aux enfants pourquoi Fidélie (personnage principal de l’histoire, amie de Annabelle) va toute seule chercher Annabelle chez elle, alors qu’Annabelle (personnage de l’histoire ayant une trisomie 21) ne vient pas toute seule chez Fidélie, bien qu’elles aient le même âge :
Maîtresse: <> elle va la chercher toute seule et elle a le même âge que Annabelle, pourquoi c’est Fidélie qui va chercher Annabelle et Annabelle ne peut pas venir toute seule? Elles ont toutes les deux le même âge.
-‐ elle a 3 ans
Maîtresse: mais non, on avait dit qu’elle a 7 ans
Larisa : elle va tout seul, parce que c’est à coté de sa maison Maîtresse: oui, mais Annabelle aussi habite à côté
Jean : parce qu’elle a 3 ans
Maîtresse: non, on a dit qu’elle a 7 ans -‐ elle est grande (cf. Annexe VI, p. 33)
Nous voyons dans cet exemple que malgré l’évidence due au fait que les deux personnages de l’histoire ont le même âge, la logique de ces jeunes biologistes et psychologues « plus on grandit plus on est autonome » leur impose de chercher la cause dans la différence d’âge ou en tout cas dans la différence de taille.
Nous retrouvons les mêmes aspects de compréhension de développement dans la littérature.
Plusieurs auteurs mettent en évidence la perception de la déficience par les jeunes enfants comme une étape transitoire, qui va disparaître au cours de leur développement (Diamond &
Kensinger, 2002; Lewis, 2002; Smith & Williams, 2005). Nous retrouvons la référence à l’âge et à l’immaturité comme explication de la cause du handicap dans la recherche de Diamond (1993).
b) Compréhension de l’intentionnalité du comportement
Leur propre expérience donne aux enfants l’idée que si on fait beaucoup d’effort, si on s’exerce et qu’on reçoit de l’aide, à un moment donné on va réussir ce que l’on veut faire, comme nous le voyons dans l’extrait d’une des discussions dans la classe A ci-‐dessous:
Nadia : j’ai fait le vélo à deux rues et je tombais, tombais et après juppi))) j’ai réussi et j’étais très contente
<>
Lidia : ben en fait, moi l’autrefois j’arrivai pas à lire et maintenant j’ai appris à lire
Serge : ben une fois je n’arrivai pas à nager et on est allé à la piscine avec maman et j’ai réussi et j’ai nagé tout long. (cf. Annexe VI, p. 7)
Il est probable que cela explique que, pour beaucoup d’enfants, si quelqu’un n’arrive pas à faire quelque chose cela veut dire qu’il le fait « exprès », en faisant moins d’efforts ou en ayant un autre but. Par exemple, quand à la fin de séance sur l’histoire de Babou dans la classe B la maitresse demande aux enfants si Babou (petit caneton « pas comme les autres ») fait exprès de ne pas être comme ses frères et sœurs, Eugeniy explique qu’ « il fait pas exprès ! C’est pour les faire rigoler » (cf. Annexe VI, p. 26). Dans une situation semblable, quand la maîtresse de la classe B demande aux enfants pourquoi Doudou-‐Lapin (personnage principal de l’histoire
« Un petit frère pas comme les autres » ayant une trisomie 21) ne parle pas comme les autres et « fait des bêtises », Irina lui répond qu’ « il arrive, mais il fait exprès » (cf. Annexe VI, p. 31).
Voici encore un exemple illustrant les attributions données par les enfants à un comportement inadéquat :
Dans l’histoire de Belém (séance d’intervention sur le livre « Matacheamoi » dans la classe A), il y a un moment où la grande sœur de petit ourson se met en colère parce que Belém a cassé ses jouets. La maîtresse interroge les enfants sur l’intentionnalité de ce comportement de Belém. Certains enfants pensent que Belém fait « exprès » de casser les jouets de sa sœur, alors que d’autres pensent qu’il ne le fait pas exprès parce que « c’est un bébé », et avec les bébés on ne « se fâche jamais » quand il font des bêtises. (cf. Annexe VI, p. 11)
Nous retrouvons cette compréhension du comportement comme forcément intentionnelle également chez les enfants interrogés dans la recherche de Smith & Williams (2005).
c) Causes des difficultés
Si les enfants acceptent l’idée de l’incapacité et du coup la non-‐intentionnalité du comportement de l’enfant présentant une déficience intellectuelle, il faut trouver une cause à ces difficultés. Cette cause doit être la plus concrète, la plus visible et la plus physique possible.
Un bon exemple de cette logique est donné par les enfants des deux classes pendant la première séance d’intervention, lorsqu’ils essaient d’expliquer pourquoi Babou n’arrive pas à nager comme les autres malgré ses efforts.
Gaspard (un des élèves de la classe B) essaie de répondre à la question de la maîtresse : pourquoi Babou n’arrive-‐t-‐il pas à être comme ses frères et sœurs, même s’il fait un maximum d’effort ? Essayons de suivre sa logique. Gaspard fait le lien entre le degré de compréhension de Babou et son comportement: «il comprenait rien et il faisait n’importe quoi». Pour comprendre quelqu’un il faut l’écouter. Comment on peut n’est pas entendre si on ne le fait « pas exprès ».
Il devrait y avoir un problème mécanique qui empêche de le faire. Alors Babou « faisait n’importe quoi » parce qu’ « il comprenait rien », parce qu’ « il écoute pas et il entend pas » et cela parce que « ses oreilles sont bouchées ». N’est-‐ce pas assez astucieux d’expliquer un problème perçu comme problème de compréhension par des causes « mécaniques »? Maxime ajoute à ce problème physico-‐mécanique le problème du manque d’apprentissage. Sarah est la seule dans sa classe à voir tout simplement dans les difficultés de Babou un manque de capacités :
Gaspard: non, il fait pas exprès
Maîtresse: et pourquoi il n’est pas comme ses frères et sœurs ?
Gaspard: parce qu’il écoute pas et il entend pas – ses oreilles sont bouchées
Maxime: il fait pas exprès, il a les oreilles bouchées et il va pas tous les jours à l’école Sarah: il fait pas exprès, il nage pas bien (cf. Annexe VI, p. 27)
A cette même question, les enfants de la classe A ne prennent pas en compte l’aspect de la compréhension. Leurs explications sont de l’ordre des incapacités physiques : « il n’a pas des grands nageoires », « il a les nageoires un peu cassées ».
Dans la recherche de Diamond (1993), nous retrouvons cette tendance à expliquer les difficultés d’autrui par des problèmes « mécaniques ». Dans sa recherche, un des trois types d’explications aux causes de la déficience décrit par les jeunes enfants fait référence à l’accident ou le trauma (« She can’t walk because she broke her leg ») (ibid.). Lewis (2002) quant à elle décèle les références aux problèmes mécaniques dans les explications des jeunes enfants lorsque ces derniers font le rapport avec les causes de la déficience intellectuelle de leurs pairs. L’exemple que la chercheuse donne pour ce type d’explication ("ses oreilles disent à son cerveau les choses fausses"), est assez proche de l’explication de Gaspard citée plus haut.
d) Compréhension des émotions
Les enfants comprennent assez bien leur propre fonctionnement émotionnel ainsi que celui d’autrui. Ils savent quelles situations provoquent quelles émotions, quel comportement est engendré par ces émotions et ils font preuve d’une telle compréhension tout au long des séances d’intervention. Pendant les séances sur le livre « La petite casserole d’Anatole » par exemple, les enfants réalisent qu’Anatole (le personnage principal de cette histoire, qui a une casserole représentant sa déficience) est « triste » quand les autres enfants se moquent de lui ; « en colère », « fâché » et même agressif quand il n’arrive pas à faire les choses malgré tous ses efforts à cause de cette casserole qu’il traîne; puis « content » de rencontrer une personne qui le comprenne et l’aide ; et « content » d’arriver à faire les choses qu’il ne pouvait pas faire avant. Les jeunes participants de notre recherche comprenaient également comment on peut gérer les émotions et comment il faut se comporter pour ne pas blesser autrui. Pour illustrer cela nous pouvons utiliser un extrait d’une discussion qui a eu lieu dans la classe B pendant la séance sur l’histoire de Babou. Les enfants expliquent que Babou est « très triste » quand les autres le rejettent après l’avoir insulté. Ils inventent des différentes suites à l’histoire, probablement en projetant leur propre manière de gérer les émotions :
Maîtresse: et vous pensez qu’il va se passer quoi maintenant ? Sarah: il va pleurer le petit caneton
Gaspard: il va partir tout seul parce qu’il est triste Florian: il va taper les autres canetons
Sarah: sa maman va le consoler (cf. Annexe VI, p. 25)
Une autre illustration de cette compréhension des émotions surgit lors de la séance sur « La petite casserole d’Anatole », lorsque les enfants discutent des sentiments que peut ressentir Anatole quand les autres se moquent de lui. Les enfants sont conscients de leurs propres réactions et de leurs stratégies en cas de situation similaire:
-‐ moi, quand on se moque de moi, je pars jouer tout seul
-‐ moi avec ma sœur de fois elle se moque de moi et moi, je me moque d’elle
Jean: il avait les gens, les grands qui se moquaient de moi et moi, j’ai dit « Eh, arrête de se moquer de moi, j’ai plus envie de toi » (cf. Annexe VI, p. 27)
Tous les enfants sont capables de faire le lien entre les évènements de l’histoire et les émotions des personnages, à la condition que ces émotions soient une conséquence logique des évènements qui ont précédé. Tous les enfants comprennent par exemple que la moquerie des autres provoque des émotions négatives : colère, honte (envie de disparaitre), tristesse. Il est en revanche plus difficile pour les enfants d’inclure dans cette équation la compréhension de la moquerie. Dans l’histoire « Un petit frère pas comme les autres », il y a un moment où Doudou-‐Lapin est content d’entendre la « méchante» chanson que les autres entonnent pour se moquer lui et qu’il ne comprend pas. Aucun des enfants des deux classes ne pouvait expliquer pourquoi Doudou-‐Lapin aime la chanson méchante des copains de Lili.
Dans la littérature, nous découvrons que la compréhension des émotions d’autrui se développe plus tôt que la compréhension de l’autre comme être qui peut penser différemment (Astington, 1999). Les enfants de 4-‐5 ans ont déjà une grande expérience dans cette compréhension des émotions de l’autre, surtout en ce qui concerne la compréhension des causes externes influant sur ces émotions (Pons, Harris, & de Rosnay, 2004). En revanche, faire le lien entre la compréhension de la situation et les émotions qui en découlent semble exiger plus de compétences sociocognitives que nos petits participants n’ont.
Nous aborderons à présent les différentes thématiques évoquées pendant la lecture, ainsi que les discussions qui furent développées ensuite en fonction de la compréhension desdites thématiques par les jeunes élèves.
6.2.2 Compréhension des thématiques d’intervention par les enfants