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L’ENCHAÎNEMENT GESTUEL

CHAPITRE III SYNTAXE DE LA COMMUNICATION NON VERBALE

I. L’ENCHAÎNEMENT GESTUEL

Dans un théâtre comme celui des Farsas y églogas, à la tonalité dans l’ensemble festive et carnavalesque, l’immobilité sur scène semble exclue. Une majorité écrasante des gestes qui sont produits ont une fonction essentiellement phatique : ils facilitent et dynamisent le dialogue, mais restent dans l’ensemble faiblement sémantisés. Parmi ce flot ininterrompu, certains gestes (a fortiori ceux qui sont signalés par le dramaturge dans le texte théâtral) peuvent accéder, par un mécanisme de sémantisation, à la catégorie de signe à part entière. Un geste sémantisé est combinable avec d’autres signes sur le même mode que les unités constitutives du discours verbal. L’enchaînement gestuel s’apparente ainsi à la combinaison des différentes parties d’un discours. Le discours théâtral étant essentiellement dialogal, l’enchaînement gestuel le

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« Bien qu’il se soit avéré impossible de segmenter l’enchaînement gestuel en unités ou schémas récurrents, quelques lignes générales du code d’une certaine gestuelle ont néanmoins été établies. Cela confirme notre idée que seule une approche globale et syntagmatique du geste rend compte de son organisation. Désormais, on se place résolument au niveau de la structure de l’enchaînement gestuel – la

plus récurrent est construit sur le modèle de l’échange à deux interventions, tel qu’il est décrit dans Les interactions verbales100. À l’image de ce modèle canonique, cet échange gestuel minimal est composé d’un geste initiatif, immédiatement suivi d’un geste réactif. Il est parfaitement illustré par la paire composée d’un mouvement de rapprochement de la part d’un personnage amoureux et d’une mouvement d’éloignement de la part de la jeune fille convoitée, tel qu’on l’a déjà analysé101 dans cet échange de La Farsa de una doncella, un pastor y un caballero, où le Berger se montre un peu trop coquin dans sa stratégie de séduction de la jeune Demoiselle égarée dans les bois :

PASTOR Aýna ya dexayuos desso y atrauessá el ojo acá.

DONCELLA Aparta’llá,

no te hagas tan trabiesso. (v. 132-135).

Ce type d’échange gestuel est caractéristique des séquences de requête amoureuse. Cependant, dans les séquences de pullas, on retrouve un type d’échange gestuel similaire avec un geste de rapprochement hostile suivi d’une esquive, ou d’un mouvement d’éloignement en guise de défense. En témoigne cet échange tiré de l’Auto

del Nacimiento, où Bonifacio et Gil, après s’être moqués de l’ermite Macario et de ses

prophéties sur l’arrivée du Messie, le menacent physiquement :

BONIFACIO Llegá, démosle sin duelo.

MACARIO No lleguéys a mí, pastores. (v. 310-311)

La même paire attaque/défense apparaît dans les pullas entre Bras et Juan Benito dans la Comedia de Bras Gil y Beringuella. Le grand-père déshonoré, irrité par l’insolence qu’affiche le jeune éhonté, tente de le faire taire par des moyens autres que verbaux :

JUAN BENITO ¿Aún estáysme ende abrando? Asperá, asperá, asperá.

BRAS GIL Cata que os tiréys allá,

ño’s vengáys acá llegando. (v. 374-377)

100 Kerbrat-Orecchioni, 1998, pp. 236-250. Nous traiterons cette question du découpage en échanges du dialogue dans la troisième partie, consacrée au dialogue dramatique.

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La comparaison entre l’échange appartenant à la requête amoureuse et les deux échanges appartenant aux pullas met en évidence les similitudes formelles entre ces deux types de séquence, renvoyant à la métaphore ovidienne qui fait de la requête d’amour un combat opposant l’art de l’attaque de l’amant et l’art de la défense de l’aimée. Dans tous les cas, néanmoins, les personnages en situation de défense expriment une certaine forme d’infériorité : infériorité de genre entre le Berger et la Demoiselle, infériorité de nombre entre Macario d’un côté, et Gil et Bonifacio de l’autre, et infériorité hiérarchique entre le vieux Juan Benito et le jeune Bras Gil. La défense, le geste réactif, apparaissent donc a priori comme l’apanage des personnages en situation d’infériorité.

Il arrive que ces personnages en situation d’infériorité refusent leur condition. La marque privilégiée de ce revirement est le refus de persister dans une attitude de défense réactive. Dans le domaine gestuel, cela se traduit logiquement par la suspension des différents mouvements d’esquive, ce qui ne peut que déboucher sur une confrontation physique. C’est, en règle générale, le moment où le personnage médiateur fait intrusion dans l’échange, aussi bien verbalement que physiquement. On se retrouve ainsi avec des échanges gestuels en trois temps, composés de deux mouvements successifs de rapprochement hostile de la part des personnages en conflit et d’un mouvement d’interposition de la part du personnage médiateur. Dans la Farsa de Pravos y el

Soldado, Pravos est ainsi obligé d’arrêter le Soldat, passablement énervé par les

insolences de Pascual :

PASCUAL ¡Doy al diabro el panfarrón! SOLDADO ¡O, mal grado, o despecho!

O, derreniego y no creo; hago vascas y pateo ¡O mal villano contrecho! PRAVOS Passo, passo, ya, señor,

por mi amor,

¿y tan presto os enojáys? (v. 539-546)

Le mouvement de rapprochement hostile du soldat n’est guère explicite dans son intervention. Au contraire, son affirmation auto-descriptive « hago vascas y pateo » semble indiquer une absence de déplacement, remplacé par une crise de colère sur place. Cependant, Pravos enchaîne par un « passo, passo » qui fait figure de marqueur gestuel rétrospectif. En effet, si le berger doit se forger un passage entre les deux

hommes qui s’affrontent, c’est bien parce que ces derniers sont sur le point d’en venir aux mains.

Dans la Farsa de una doncella, un pastor y un caballero, trois échanges gestuels en trois temps s’enchaînent. Le premier s’ouvre par une énième provocation du Berger, qui refuse l’esquive et affirme sa volonté d’encaisser les coups du Chevalier :

PASTOR ¡Oyste, asnejón!

pues peygayuos a mi hato.

Aquí da el cauallero de espaldarazos al pastor.

CAUALLERO ¡Y cómo! ¿Lengua tenéys?

DONCELLA ¡Sancta Brigida, Iesú! (v. 440-443)

Le mouvement hostile du Chevalier, et le refus de bouger du Berger sont indiscutables, le premier étant même indiqué par une didascalie explicite, qui signale les « espaldarazos » donnés par le Chevalier. Covarrubias définit espaldarazo comme « el golpe que se da con la espada en las espaldas de alguno sin desenvainarla; esto se suele hacer cuando el contrario se tiene en poco, o está sin espada para defenderse, y algunas veces aunque la traiga le dan (como dicen) con vaina y todo ». Il s’agit donc d’un geste très connoté, qui marque le mépris du Chevalier envers son adversaire.

Dans cet enchaînement gestuel, seul le troisième temps, c'est-à-dire le mouvement d’interposition de la Demoiselle reste pour l’instant douteux, son « ¡Sancta Brigida, Iesú » relevant davantage de la surprise que d’une vraie décision d’intervenir. Peut-être traduit-il même un mouvement de recul devant ce débordement de violence. La réplique lui permet néanmoins de s’introduire à nouveau dans un dialogue qu’elle avait abandonné quarante vers auparavant. Elle prépare ainsi son intervention gestuelle effective, qui arrive immédiatement après :

CAUALLERO ¿Y aún habláys?

PASTOR Pues ¿qué hu?

DONCELLA Aparta’llá.

PASTOR Dexá llegue. (v. 446-447)

À l’inverse de ce qui se passe dans l’échange précédant, ici, les marqueurs gestuels sont absents des deux premières répliques, que l’on peut même imaginer prononcées par des acteurs immobiles. Cependant, les deux répliques suivantes agissent

comme des marqueurs rétrospectifs. Ainsi, le « aparta’llá » de la Demoiselle indique ses efforts pour séparer les deux prétendants (ou plutôt pour repousser l’un d’entre eux, le tutoiement étant réservé au Berger) et le « dexá que llegue » du Berger implique nécessairement un mouvement de rapprochement hostile de la part du Chevalier.

Enfin, un troisième échange échange en trois temps est construit sur le même modèle, et marque le succès de la Demoiselle dans ses efforts pour briser la spirale de la violence, succès redevable à un changement dans la stratégie discursive (elle affiche une certaine complicité avec le Berger qu’elle appelle « hermano ») plus qu’à sa stratégie gestuelle :

PASTOR Y aún habro.

CAUALLERO Pues esperá.

DONCELLA Apart’allá.

Vete en paz agora hermano. (v. 447-449)

Outre les échanges gestuels en deux et en trois interventions, dont nous avons donné ici quelques exmples représentatifs, certains passages rares des Farsas y églogas mettent en scène des séquences plus complexes d’enchaînements gestuels. Nous avons analysé dans le chapitre précédent la séquence de l’échange mutuel de cadeaux102 et la séquence de l’exhibition des armes103. Leur complexité s’avère néanmoins limitée. En effet, à l’image des séquences verbales, les séquences gestuelles peuvent être décomposées en unités d’ordre inférieur, autrement dit, en échanges. Ainsi, la séquence de l’échange de cadeaux dans la Comedia de Bras Gil y Beringuella peut être décomposée en deux échanges ternaires parfaitement symétriques. Le premier échange correspond au schéma suivant :

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Voir ci-dessus p. 130.

Bras offre son cadeau : intervention initiative.

Beringuella accepte le cadeau : intervention réactive. Beringuella essaie le cadeau : intervention évaluative104.

Le geste qui consiste à essayer le cadeau a effectivement comme fonction de clore l’échange et de porter un jugement. Les répliques qui l’accompagnent en témoignent, soulignent le lien qui existe entre le fait de porter sur soi un cadeau et l’estime qu’on affiche pour celui qui l’a offert :

BRAS GIL Ño se puede mejorar

BERINGUELLA Cierto, cierto, sin dudar; nunca vi tales llabores.

BRAS GIL Pues tráela por mis amores

sí me quieres bien amar. BERINGUELLA Que me praz de la traer

de buena miente por ti. (v. 173-179)

La séquence se poursuit ensuite par un échange gestuel symétrique, qui correspond, on l’aura deviné, au schéma suivant :

Beringuella offre son cadeau : intervention initiative. Bras accepte le cadeau : intervention réactive.

Bras apprécie la valeur du cadeau : intervention évaluative.

Organisée de façon radicalement différente, la séquence mettant en scène l’exhibition de l’attirail du soldat dans la Farsa de Pravos y el Soldado peut être décomposée en sept échanges gestuels similaires, un pour chaque élément de l’attirail Les sept échanges sont tous construits sur le modèle :

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On reconnaît ici le schéma canonique de l’échange verbal en trois temps, tel qu’il est décrit dans Les

interactions verbales, l’exemple choisi pour l’illustrer étant le suivant :

L.1- « Où cours-tu comme ça ? » : intervention initiative L. 2- « Au cinéma ! » : intervention réactive

L. 1- « Ah, au ciné ! » : intervention évaluative.

Kerbrat-Orecchioni précise que le terme évaluatif « ne doit pas être ici pris dans son sens usuel : il désigne simplement le troisième temps de l’échange, par lequel L1 clôt cet échange qu’il a lui-même ouvert, en signalant à L2 qu’il a bien enregistré son intervention réactive, et qu’il la juge satisfaisante » (Kerbrat-Orecchioni, 1998, p. 236).

Pravos ou Pascual montrent un des éléments de l’attirail porté par le soldat : intervention initiative.

Le Soldat exhibe ce dernier élément : intervention réactive.

Il s’agit donc de simples échanges binaires, enchaînés les uns après les autres en toute simplicité. L’intervention évaluative, quand elle existe, reste strictement verbale, à l’instar de ce dernier commentaire de Pascual :

PASCUAL ¿Y esta cuchilla derecha ? SOLDADO Espada es con que matamos

a los con que peleamos.

PASCUAL ¡Juri a mí! mucho está herguecha. (v. 590-593)

L’intervention réactive elle-même, on le voit avec ce dernier exemple, semble relever davantage du domaine du verbal que de celui du gestuel. En effet, rien n’oblige le soldat à accompagner ses explications d’un geste ostentatoire, d’une exhibition de l’épée en question. Il apparaît donc difficile de séparer l’analyse de la combinaison des gestes entre eux de la combinaison des gestes avec la parole, les deux étant profondément liés. Un échange peut être constitué ainsi d’une intervention initiative gestuelle, suivie d’une intervention verbale. Lorsque la parole est défaillante, ou plutôt, potentiellement inintelligible de par la distance culturelle qui nous sépare des Farsas y

églogas, l’enchaînement gestuel sera très difficile à lire. C’est le cas d’une troisième

séquence gestuelle complexe, dans l’Auto del Nacimiento. Les bergers Lloreynte y Pascual décident de jouer à la « chueca », jeu de balle que le DRAE définit ainsi : « Juego que se hace poniéndose los jugadores unos enfrente de otros en dos bandas iguales, procurando cada uno que la chueca, impelida con palos por los contrarios, no pase la raya que señala su término ». Le jeu est suffisamment archaïque aujourd’hui pour que Canellada se sente obligée de rajouter une note explicative. Les répliques échangées par les joueurs avant et pendant le jeu nous apparaissent, en conséquence, obscures :

PASCUAL ¿Quieres jugar a la chueca ?

LLOREYNTE Sí.

PASCUAL Comiénçate ahorrar.

LLOREYNTE Pues ¿dó la iremos (a) buscar? PASCUAL N’os penséys de os escusar,

LLOREYNTE Pues vaya vn marauedí, que aún t’endiendo ganar. PASCUAL ¿quiéresme la mano dar?

LLOREYNTE No.

PASCUAL ¿Pues quieres pan, o vino?

y el de abaxo haga el pino.

LLOREYNTE Pan.

PASCUAL ¿Yo tengo de pinar?

¡Moler, moler y rauiar! LLOREYNTE Ora pina, pina ya.

PASCUAL Pino.

Lloreynte Sea bienvenido.

Pascual ¡Párate a tuyas, hodido!

Lloreynte Mas ¡apártate tú alla! (v. 178-193)

Les premières répliques semblent consacrées à assurer les conditions matérielles du jeu. Pascual commence ainsi par demander à Lloreynte d’enlever quelques habits (« comiençate ahorrar »), dans le but vraisemblable de lui permettre une plus grande liberté de gestes. Il est ensuite question de trouver quelque chose, probablement la « chueca » (le pronom « la » dans « ¿dó la iremos a buscar? » ne peut renvoyer, dans les répliques antérieur, qu’à ce nom commun), c’est-à-dire la balle qui va servir à jouer (Covarrubias donne, en effet, comme premier sens du terme, « una bolita pequeña con que los labradores suelen jugar en los ejidos », balle qui par glissement métonymique a donné son nom au jeu). Pascual semble insinuer que son partenaire n’affiche pas une grande coopération dans cette série de préparatifs (« N’os penséys de os escusar ») et finit par trouver une balle qui fera l’affaire (« hel’aquí »). Les échanges suivants sont plus difficiles à interpréter. L’enjeu tourne autour de la désignation de celui qui devra « pinar », c'est-à-dire celui qui devra tracer les limites spatiales du jeu, et en particulier les cages. La pina, employée ici au masculin, est définie en effet par Covarrubias comme « un mojón redondo y levantado que se remata en punta. Cerca de los labradores, cuando juegan a la chueca, son como puerta para salir y entrar por las dos pinas ». La désignation se fait par un jeu qui implique les mains (« ¿quiéresme la mano dar? ») et la parole (« pues quieres pan, o vino? »), mais dont les règles exactes nous échappent. Nous ne disposons pas d’éléments suffisants pour comprendre la référence, inévitablement gestuelle, à celui d’en dessous (« el de abaxo haga el pino »). En tout cas, la tâche tombera sur Pascual, qui s’exécutera (« pino »), non sans quelques protestations préalables (« ¡Moler, moler y rauiar! »). Une fois ces préparatifs terminés, les deux dernières répliques semblent mettre en scène les deux bergers en train de jouer et de se pousser l’un l’autre pour l’emporter.

La séquence du jeu de la chueca s’appuie ainsi sur un long enchaînement gestuel et verbal, le jeu ne pouvant être mené sans les codes linguistiques qui l’accompagnent, comme ces mots que l’on prononce pour désigner celui qui devra « pinar ». Davantage encore que les autres phrases gestuelles analysées, cette séquence démontre donc l’impossibilité de dissocier geste et parole.