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C. Le contexte géopolitique et l'approvisionnement en médicaments au Canada

1. L’empire espagnol

Dans un premier temps, voyons au niveau des territoires de l’empire espagnol, et plus particulièrement celui de la vice-royauté du Pérou, terre de découverte et d’exploitation du quinquina. La vice-royauté du Pérou s’étendait initialement depuis l’isthme de Panama jusqu’à la Patagonie et de l’océan Pacifique jusqu’à la forêt amazonienne et l’océan Atlantique. Les seules parties non incluses de l’Amérique du sud étaient l’est du Brésil, dominé par les Portugais et l’actuel Venezuela, qui dépendait de la vice-royauté de la

127 Nouvelle Espagne. Celle-ci correspondait à l’étendue de l’actuel Mexique, à presque toute l’Amérique centrale et à quelques Etats des Etats-Unis (Californie, Arizona, Nouveau Mexique, Texas). Le troisième territoire espagnol était la Nouvelle Grenade, qui actuellement correspondrait approximativement aux états de Colombie, du Panama, du Venezuela et de l’Equateur. Il existait un quatrième territoire espagnol, la vice-royauté de Río de la Plata comprenant les états actuels de l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, la Bolivie, le sud du Brésil et partiellement le Chili. Cette dernière avait pour but principal d’améliorer la défense des colonies espagnoles d’Amérique du Sud et de protéger ses grandes voies de commerce avec l’Europe. Ces territoires dépendaient de la vice-royauté du Pérou, mais une grande partie d’entre eux resta insoumise jusqu’à la moitié du XIXe siècle.

Charles de La Condamine fut le premier à décrire le quinquina, en 1737, dans son mémoire intitulé L’arbre du quinquina, publié par l’Académie Royale en 1738 grâce aux herborisations de Joseph de Jussieu. Charles de La Condamine était chargé de mener une expédition envoyée au Nord du Pérou, à Quito, pour mesurer la longueur d’un arc méridien proche de l’Equateur. Il avait pour compagnons Joseph de Jussieu (frère de Bernard et Antoine de Jussieu), Louis Godin (le directeur officiel de cette expédition) et Pierre Bouguer, tous deux astronomes, ainsi que deux dessinateurs, un ingénieur de la marine et un horloger mécanicien. L’expédition partit de La Rochelle en 1735.

D’après Joseph de Jussieu dans son mémoire Description de l’arbre à quinquina, cet arbre poussait dans la région de la ville de Loxa au Pérou :

« On appelle Caxanuma la montagne célèbre où pousse le quinquina de meilleure qualité. Elle est située à deux lieues au sud de la ville de Loxa. Là les montagnes s’étendent largement vers sud et le nord, mais surtout vers le sud, où elles forment une longue chaîne aux sommets élevés que les Espagnols appellent les Cordillères. Le Caxanuma fait partie de cette chaîne […] les localités de la montagne de Caxanuma et de la région voisine fertiles en quinquina et que j’ai visitées moi-même en grande partie sont : Urituchinga Pacay, Pombogueco, le village de San Barnabe, Vraranga, Tor, Ansayacu, Mischiyacu, T. Boqueron, T. Vihinia, T. Chamba, Mansananca, le village de Yangana, T. Cachiyacu, Penas, Cherangue, T. San Miguel, T. le village de San Rafael, Zumbacola T. »

Dans l’ouvrage Expédition dans les parties centrales de l‘Amérique du Sud, de Rio de Janeiro

à Lima, de 1885, il était écrit que le quinquina poussait sur la montagne Samaïjata dans la

128 orientale du Pérou se recueillait aussi du « kina » mais non sans difficultés à cause de rares accès menant à la forêt. Un autre lieu de récoltes important était Urumba et ses environs ainsi que « les rivières des Amazones ».

La récolte du quinquina se faisait depuis le mois de septembre jusqu’au mois de novembre. Les hommes chargés de ce travail se nommaient les cascarilleros. Ils se rendaient dans les lieux où la pousse de quinquina était importante. Ils testaient d’abord l’écorce pour voir si elle était exploitable, en enlevant une portion. Si elle rougissait à l’air, les ouvriers écorcheurs la considéraient comme mûre. L’écorce s’incisait avec de grands couteaux bien aiguisés, longitudinalement, en profondeur. Celle-ci se détachait de l’arbre à l’aide de la lame du couteau, puis elle se mettait à sécher au soleil. Plus elle était fine, plus elle se roulait sur elle - même par la chaleur. Les plus épaisses restaient plates. Toutes ces écorces se rassemblaient ensuite suivant leur aspect, leur couleur, leur saveur etc.… Celles d’aspect noirâtre, ou trop légères, ou venant de branches mortes étaient rejetées. Il s’en faisait des surons (espèce d’emballage en cuir, pour transporter le quinquina) de cent à cent cinquante livres, qui arrivés en Europe, subissaient un nouveau tri (annexe XXX).

« La tâche accomplie, on porte l’écorce rassemblée au bâtiment et on l’étend pour sécher. Après avoir séchée l’écorce est rassemblée par tas, puis on en fait des ballots de cuir de bœuf […] Un tel paquet s’appelle en espagnol suron de cascarilla », Joseph de Jussieu, Description

de l’arbre à quinquina, page 30.

Dans l’ouvrage Le dictionnaire des sciences médicales, rédigé par une Société de Médecins et de Chirurgiens en 1820, il était noté que l’introduction de l’écorce du quinquina en Europe avait été favorisée par les Jésuites. Ils régissaient son commerce dans le traitement des fièvres intermittentes malgré l’opposition de certains médecins en rapport avec la théorie des humeurs, notamment de Guy Patin. En 1605, le frère jésuite Agostino Salombrini (1564- 1642), pharmacien, arriva à Lima et y resta trente sept ans. Il construisit une pharmacie ainsi qu’un jardin médicinal pour y cultiver les plantes recommandées par les « indigènes » afin de les expérimenter dans son laboratoire professionnel. Ses découvertes s’envoyaient dans différentes missions jésuites au Chili, au Paraguay, en Bolivie et ailleurs. A partir de l’année 1620, sa réputation ainsi que celle de sa Pharmacopée dépassaient le monde des Jésuites et même la capitale du monde espagnol. Il établit les propriétés médicinales du quinquina et distribua dans les missions avoisinantes. Le quinquina obtint un grand succès, qui fit qu’en 1642, le père Alonso Messia Venegas fut chargé d’en emporter à Rome. Le cardinal Juan De

129 Lugo contribua à faire connaître « la poudre des jésuites » à travers toute l’Europe, grâce à ses propriétés fébrifuges. Les jésuites la divulguèrent sans donner de renseignements sur son origine ou sa provenance. Ils en firent un secret, obligeant les médecins à se tourner vers eux pour pouvoir utiliser ce fébrifuge miracle. Leur richesse augmenta grâce à ce monopole. En 1680, un empirique anglais nommé Talbot réussit à guérir le fils de Louis XIV, grâce à un mystérieux "remède anglois". Louis XIV acheta le secret de ce vin médicamenteux à Talbot pour permettre à la population d’en avoir connaissance, et celui-ci n’était autre que du vin de quinquina. Ceci se répandit dans toute la France, puis dans toute l’Europe. Ce secret divulgué mis fin à la possession du monopole appartenant exclusivement aux jésuites.

La ville de Lima constituait une sorte de base d’exportation du quinquina : « Cette capitale devint l’entrepôt général du nouveau quinquina et le point de départ de cette écorce pour l’Europe », d’après Le Dictionnaire des sciences médicales.

Le Royaume de Quito, peu éloigné de la capitale péruvienne, renfermait également beaucoup d’arbres à quinquina. La ville de Loxa (actuellement Loja) et sa région s’avéraient être quelque peu loin de Lima mais à force d’exploitation, le quinquina se tarissait :

« Pour satisfaire aux demandes que l’on faisait de toutes parts, on exploitait les forêts de Loxa, on détruisait les plants, et on ne songeait pas à reconnaître leurs caractères botaniques» s’indignaient les auteurs du Dictionnaires des sciences médicales.

D’après le mémoire Avoir et savoir. L’appropriation des plantes médicinales d’Amérique

espagnole par les Européens (1570-1750), il existait deux trajets principaux pour gagner

l'Europe.

Un premier vers le nord, consistait à gagner par la mer Guyaquil puis le Panama puis à traverser l'isthme par la rivière de Chagre, pour arriver à Portobello. Cette ville représentait le plus grand port de transit espagnol. Il était considéré comme le grand entrepôt espagnol où se stockaient les marchandises venues d’Europe en direction des Indes et inversement. Portobello, en 1737, fut ruinée par une expédition, sans doute de flibustiers, et ainsi perdit son rôle de plaque tournante. Cette voie très utilisée au XVIIe siècle perdit peu à peu de son importance, en raison des attaques des flibustiers dans la mer des Caraïbes qui la rendirent peu sûre.

La deuxième voie, plus longue, mais moins risquée car sécurisée par la monarchie espagnole, se dirigeait vers le Sud pour franchir la Cap Horn, avant de se diriger vers l'Espagne. C'est

130 celle qui prévalait depuis 1736. Toutes les écorces stockées à Lima partaient alors du port de Callao, principal port espagnol de commerce.

Toutes ces écorces de quinquina, se retrouvant à Lima, puis au port de Callao (annexe XXXI), étaient envoyées en Espagne puis en Europe, « toutes les écorces de quinquina vont directement en Espagne, d’où elles sont distribuées au reste de l’Europe ». Les navires transportant les cargaisons de quinquina et autres, pour arriver en Espagne, devaient passer par le Cap Horn, le canal de Panama n’étant pas encore construit. La première tentative de construction ne commença qu’en 1880, sous l’impulsion française, mais elle échoua. Il ne fut véritablement ouvert qu’en 1914 grâce aux Etats-Unis. Le chemin de navigation empruntant le cap Horn était dangereux et très périlleux, souvent sujet aux tempêtes. Il rallongeait aussi considérablement le voyage, « le quinquina de Quito ne pouvait venir dans notre continent qu’après une longue et pénible navigation par le cap Horn ». Une fois le Cap Horn franchi, les vaisseaux de marchandises allaient en Espagne, et plus particulièrement au port de Cadix.

« Ils ne nous étaient envoyés que par Quito […] et étaient obligés de passer par le Cap Horn […] d’où les Espagnols, possesseurs de vastes régions où ils croissent, les répandaient en Europe par Cadix », extrait du Dictionnaire universel de matière médicale et de thérapeutique

générale.

Le trajet entre Lima et Cadix, en passant par le cap Horn, durait environ six mois. Le récit de voyage de Joseph Dombey, botaniste français, racontait qu’il partit de Cadix le vingt octobre 1777 et n’arriva à Callao que le sept avril suivant.

Cependant, concernant le trajet du quinquina, l’ouvrage de Conrad Malte-Brun Le précis de

géographie universelle : ou, Description de toutes les parties du monde, sur un plan nouveau, D’après les grandes divisions naturelles du globe, en 1829, décrivait ces différents itinéraires:

« la route de l’isthme, par Porto Bello et Panama, est abandonnée, parce que les frais de décharge, de transport et de recharge, absorbaient les bénéfices. Celle du cap Horn n’est pas exempte de périls, et les tempêtes la rendent trop incertaine ». L’auteur expliquait également qu’il existait une autre voie de cheminement plus simple, permettant aux navires d’atteindre Cadix « en moins de deux mois et demi » contrairement à six. Il s’agissait d’emprunter « le grand fleuve des Amazones […] le port de San Joaquin d’Omaguas deviendrait le Tyr et l’Alexandrie du Pérou » mais « la politique a fermé aux Espagnols cette route magnifique ». Il posait donc la question d’un accord commercial entre l’Espagne et le Portugal afin de se partager la navigation du fleuve, où les deux pays y trouveraient un avantage mutuel.

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