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Des irréconciliables en Romandie

2.5 L’embauche des chemins de fer

Il convient de mentionner encore d’autres proscrits, oubliés aujourd’hui, qui servirent leur patrie d’adoption dans des conditions particulièrement difficiles, et participèrent à l’amélioration des conditions de vie de leur pays d’accueil. La plupart n’ont eu d’autre choix que de mettre un terme à leur carrière antérieure. Amédée Saint-Ferréol, un proscrit français établi à Genève, fait remarquer que beaucoup d’entre eux trouvèrent un emploi grâce à l’implantation d’une nouvelle ligne de chemin de fer dans le canton de Vaud :

Tous les réfugiés politiques ne se tirent d’ailleurs pas trop mal d’affaire, grâce surtout au chemin de fer de Lausanne. Par l’influence de l’ingénieur Lalane, l’ami de Guinard, des Cavaignac, ils s’y sont placés en assez grand nombre, pour que les Vaudois appellent la légion étrangère, le groupe de travailleurs français employés dans leur canton367.

L’ingénieur des chemins de fer Charles Bergeron (1809-1883), d’origine bressane comme Quinet, réside à Lausanne entre 1862 et 1873. Il prend la direction de l’Ouest-Suisse (ligne Lausanne-Fribourg-Berne). Étant appelé, de par ses fonctions, à beaucoup voyager, il assure la liaison entre les proscrits de Suisse et ceux de Londres et de Bruxelles, en même temps qu’il renseigne ses compatriotes sur l’état d’esprit en France368. Suite à une mission d’étude en Angleterre et en Écosse pour le compte de la France, c’est à la Suisse qu’il livre le secret de ses investigations369. Le républicain socialiste Pierre Vésinier est également actif dans les chemins de fer. Expulsé de Genève, il se fixe à Sion en Valais où il travaille, tout en s’adonnant au commerce des ouvrages hostiles à l’Empire et des publications

366 Marcel Du Pasquier, op. cit., p. 94.

367 Amédée Saint-Ferréol, Impressions d’exil à Genève, Brioude, Imprimerie Chouvet, 1877, p. 153.

368 Marc Vuilleumier, « Georges Joseph Schmitt », op. cit., p. 75.

369 Bergeron recommande à la Suisse d’adopter le système du railway clearing house, bureau central gérant les comptes des compagnies, et de faire construire les lignes d’embranchement par des compagnies locales et non par les grandes (dhs).

licencieuses370. Le député Victor Versigny (1819-1872), farouche opposant à la loi Falloux-Parieu sur l’enseignement, se fixe à Neuchâtel suite au 2 décembre où il se marie avec la petite-fille de Babeuf. Avec Gustave Chaudey, il rédige L’indépendant, un journal radical neuchâtelois particulièrement lié aux intérêts du « Franco-suisse » – la ligne reliant Pontarlier à Neuchâtel – dont Versigny fur l’administrateur. On y retrouve encore Pierre Malardier (1818-1894), instituteur nivernais, député républicain socialiste de 1848 à 1851, qui d’Angleterre entre en Suisse plus ou moins clandestinement371. Socialiste de type associationiste et patriote, il donne des leçons et participe à des réunions préparatoires du soutien à la Commune, ce qui lui vaudra une condamnation à quinze ans de prison.

Enfin, au-delà des exilés qui ont pu poser leurs bagages en Suisse, la maison des Quinet est un point de ralliement des pèlerins de l’exil et d’une jeune garde républicaine restée en France, qui se rend de temps à autre sur les bords du Léman.

Ainsi, Georges Clemenceau, alors jeune étudiant en médecine, visite le maître de Veytaux début octobre 1864 en compagnie de Charras. En 1867 défile Gabriel Monod puis Adolphe Joanne, le fameux éditeur des guides du même nom. Jules Ferry rencontre pour la première fois Quinet le 1er septembre 1866. En 1867, il assiste au congrès de la paix de Genève, où il rencontre un certain Ferdinand Buisson, qui deviendra son bras droit dès son accession au ministère en 1879. On sait que celui-ci séjourne à Neuchâtel de l’automne 1866 au 4 septembre 1870. Il convient donc de mettre en évidence le parcours d’un des principaux médiateurs de l’espace franco-suisse.

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L’itinéraire helvétique de Ferdinand Buisson

Des doutes importants subsistent quant à la première destination de Ferdinand Buisson en Suisse. S’est-il rendu à Payerne, où son oncle Édouard Deribaucourt était pasteur depuis 1859 ? Ou fut-il accueilli par Jules Barni, arrivé dans la cité de Calvin

370 Marc Vuilleumier, « Georges Joseph Schmitt », op. cit., p. 75.

371 Idem.

en 1861 ? On sait toutefois que Barni dirige son ami vers Veytaux, où il est reçu par Quinet le 25 juillet 1866. De cette rencontre, Hermione écrit que « ce jeune homme était plus sympathique à nos idées que tout autre […]. Quand je pense à la parfaite entente d’idées entre Edgar et ce jeune homme372 ».

Barni indique à son compagnon d’exil qu’à Neuchâtel, les anciens Auditoires où Charles Secrétan professait la philosophie, s’apprêtent à être transformés en Académie. Quinet et Barni le pressent d’ailleurs de s’y présenter373. Ayant remporté le concours malgré son jeune âge, le gouvernement neuchâtelois le nomme professeur de philosophie, littérature comparée, psychologie et logique. Le 28 septembre 1866, il reçoit le télégramme suivant : « Nommé unanimité – F 3200 – Envoyez-moi immédiatement programme du cours pour 66-67374 ». L’acte de nomination de Buisson précise par ailleurs qu’il est engagé en même temps qu’un autre professeur bien connu en Suisse, Alexandre Daguet375. Voici donc Buisson et Daguet engagés conjointement dans la même aventure, insérés dans une nouvelle équipe académique plutôt prestigieuse :

Cyprien Ayer économie politique et statistique, géographie comparée, grammaire Étienne Born langue et littérature allemandes

Édouard Desor géologie et paléontologie

Louis Favre lecture expressive et dessin mathématique Georges Grisel dessin artistique

Adolphe Hirsch astronomie et physique du globe Aimé Humbert pédagogie et instruction civique Alfred Junod gymnastique

Charles Kopp physique, chimie élémentaire et mathématiques moyennes Richard Monsell langue anglaise

Frédéric Sacc chimie

Charles Vouga physiologie et anatomie comparée, géographie physique Adolphe Neumann philologie grecque et latine

Charles Lardy droit pénal Henri Jacottet procédure civile376

372 Hermione Quinet, Mémorial d’exil, cité par Patrick Cabanel, Le Dieu de la République. Aux sources protestantes de la laïcité (1860-1900), Rennes, PUR, 2003, p. 24.

373 Ferdinand Buisson, Souvenirs (1866-1916), op. cit., p. 11.

374 « Télégramme de nomination, signé Monnier », département des manuscrits de la Bibliothèque de la Société pour l’histoire du protestantisme français, Fonds Buisson, papiers personnels, carton no 1, 022Y.1.04.

375 Daguet a été nommé professeur d’histoire générale et archéologie, histoire nationale, langue et littérature française (cf. Histoire de l’Université de Neuchâtel, tome 2 : la seconde Académie, Hauterive, Attinger, 1994, p. 60).

376 Histoire de l’Université de Neuchâtel, op. cit., p. 60.

Engagé pour six ans377, Buisson partage son temps entre ses cours à l’Académie, la préparation de sa thèse sur Castellion et de nombreuses investigations dans les combles de l’Antistitium à Bâle, dans les salles basses de l’hôtel de ville à Genève ou dans les archives de Zurich. Il se marie avec sa cousine Pauline Emma Deribaucourt de Payerne et devient rapidement père de deux enfants. Buisson prend donc peu à peu pied dans la société romande et construit ses réseaux. Il livre un article sur « Le matérialisme et les sciences » à la Bibliothèque universelle qui paraît en août 1868, et rencontre Eugène Rambert et Edmond Tallichet. Il reconduit l’expérience quelques mois plus tard et propose cette fois-ci un texte intitulé « Les origines de la liberté religieuse en Suisse. Fragment de l’histoire du protestantisme au XVIe siècle, d’après des documents ignorés ou inédits378 ». Ainsi se prépare un autre événement – un « scandale retentissant » – qui va positionner Ferdinand Buisson au centre des attentions de Suisse romande.