• Aucun résultat trouvé

Daguet à Freiburg en Uechtland

3.4 La boulimie associative de Daguet

La frénésie associative qui va animer la Suisse de la Régénération est un mouvement sur lequel il convient de s’arrêter. Daguet ne disait-il pas d’ailleurs que

« la Suisse elle-même [devait] son origine à l’association257 ». En premier lieu, il faut remarquer que sur le nombre important d’initiatives qui furent lancées à cette

254 Alexandre Daguet, « De la réduction du programme de l’enseignement primaire », L’Éducateur, 7/1881, p. 98. Annie Bruter a montré comment Théodore-Henri Barrau (1794-1865) a lutté pour l’introduction d’une histoire patriotique, qui apprendrait aux enfants à « aimer la France ». Sur la question de l’enseignement de l’histoire à l’École primaire, nous renvoyons donc le lecteur à ses travaux, notamment « L’enseignement de l’histoire nationale à l’école primaire avant la IIIe République » (Histoire de l’Éducation, no 126, avril-juin 2010, p. 11-31).

255 Alexandre Daguet, Abrégé de l’Histoire de la Confédération suisse à l’usage des écoles primaires, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1868-1890, 9 éditions. La plupart des cantons suisses romands préconisèrent cet ouvrage pour l’apprentissage de l’histoire nationale entre 1870 et 1890.

256 En 1799, alors commissaire du gouvernement Suisse, Zschokke visite l’orphelinat de Stanz tenu par Pestalozzi, et juge opportun de réorganiser l’établissement et d’en éloigner Pestalozzi, manifestement fatigué et malade.

257 Alexandre Daguet, « Notice sur la vie et les travaux de la Société d’Études de Fribourg, depuis sa fondation en 1838 jusqu’en 1854, Fribourg, L.-G. Schmidt, 1854, p. 33.

époque, beaucoup échouèrent comme cette Société d’émulation broyarde258. Par ailleurs, certains contemporains s’alarmaient de « cette tendance croissante à se grouper par langue et race », et soulignaient le petit nombre de Romands présents dans les réunions des sociétés fédérales, et pointaient les absence des Suisses allemands peu enclins à vouer une « attention plus sympathique aux intérêts, aux vœux et aux besoins de leurs cadets romands259 ».

Néanmoins, dès le milieu des années 1830, Daguet est de toutes les entreprises. Cofondateur de la Société d’Histoire de la Suisse romande en 1837260, il entre en relation avec l’élite des historiens libéraux romands, et se lie avec Benjamin Dumur, André Gindroz le correspondant de Victor Cousin, Eugène Rambert et Charles Secrétan. Surtout, il approche Louis Vulliemin et Charles Monnard, deux

« pères » de la Suisse romande :

Louis Vulliemin qui après Bridel et de concert avec Charles Monnard, a le plus contribué au développement de l’esprit national dans nos cantons français. Le nom même de Suisse romande est une création de ces écrivains, de ces Suisses de cœur ; ils voulaient marquer par là que si nous étions français par la langue nous ne l’étions pas dans le sens de la nationalité sur le terrain de laquelle la Suisse française entendait marcher unie avec la Suisse allemande toutes les fois que la patrie était en question. La fondation de la Société d’histoire de la Suisse romande en 1837 est l’œuvre de ces représentants de l’esprit fédéral sur les rives du Léman. La fondation de la Société de Zofingue, en 1818, à laquelle M. Vulliemin a coopéré activement est une autre manifestation du même sentiment261.

En 1840, il devient également cofondateur de la Société historique fribourgeoise262 et membre de la Société générale d’Histoire de la Suisse. En septembre, il assiste à la huitième session des congrès scientifiques de France à Besançon, accompagné de Jean-Jacques Porchat, Louis Vulliemin, Jules Pictet de

258 En 1859, quelques amis du bien public souhaitait la constitution d’une Société d’émulation pour la Broie (sic), la Thièle et la Sarine, basée sur le schéma de celle du Jura bernois. On pria Daguet de prendre quelques initiatives, mais ce projet resta au stade de projet (Voir Journal de Genève, 4 janvier 1859, p. 1).

259 Idem.

260 Il s’agit de la première société suisse d’histoire supracantonale dont découleront de nombreuses sociétés cantonales d’histoires. Voir Gilbert Coutaz et Jean-Daniel Morerod, « Les débuts de la Société d’histoire de la Suisse romande (1837-1855) : contribution à l’historiographie du Canton de Vaud », Équinoxe, 10/1993, p. 24.

261 Alexandre Daguet, « Chronique scolaire », L’Éducateur, 17/1879, p. 298.

262 Voir Francis Python, « La Société cantonale d’Histoire et le souci de la mémoire fribourgeoise », Équinoxe, 10/1993, p. 145-157.

Sergy, tous membres de la Société d’histoire de la Suisse romande263. L’histoire nationale est une des préoccupations nodales de la quatrième section. Marc-Antoine Jullien de Paris cherche en effet à améliorer son organisation et populariser son enseignement en France. Il est intéressant de constater que le jeune Daguet, en digne héritier de Girard, propose l’introduction de la méthode intuitive afin de populariser les grandes figures et épopées nationales françaises264, ce qui demeurera sa marque en matière d’enseignement historique populaire.

Alexandre Daguet devient également membre de la Société de Zofingue, association patriotique fondée en 1819 dans le sillage, même si elle s’en défendit longtemps, de l’Allgemeine Deutsche Burschenschaft265.

4

Daguet pédagogue

Alexandre Daguet peut-il être considéré comme un pédagogue ? On peut assurément répondre par l’affirmative, si l’on applique la définition de Jean Houssaye :

263 Au passage, on remarquera que le congrès de Besançon est marqué par une volonté commune d’institutionnaliser les relations scientifiques franco-romandes. On adopte la proposition du chirurgien lausannois Mathias Mayor, (1775-1847), chirurgien en chef de l’hôpital cantonal de Lausanne, de fixer le prochain congrès proche des frontières de la Suisse romande. Angers, Strasbourg et Lyon avait demandé à recevoir la 9e session, « mais des conditions majeures, entre autres le désir de continuer les relations avec les savants de la Suisse romande, ont fixé le choix sur la ville de Lyon » (Congrès scientifique de France, op. cit., p. 320).

264 Le premier moyen qu’il [A. Daguet] présente consisterait en une collection de gravures historiques pour chaque époque, reproduisant quelques-unes des principales scènes de l’histoire, et de nature à graver dans l’esprit, outre les faits les plus saillants, les armes, le costume, les ameublements, l’architecture, les mœurs en général des divers siècle, et les traits mêmes des grands personnages […]

Un second moyen serait la visite des monuments historiques de la ville ou du pays, par les écoles, sous la direction du maître qui saisirait cette occasion pour développer dans le cœur de la jeunesse de sentiments généreux. Un troisième, la publication d’ouvrages historiques à la portée des classes les moins instruites. Des hommes distingués n’ont pas daigné de descendre jusqu’à la rédaction d’almanachs dans un but politique : ne pourrait-on faire servir ces ouvrages répandus jusque dans les chaumières les plus reculées à une œuvre aussi patriotique et nationale que la propagation des études historiques ? (Congrès scientifique de France, op. cit., p. 168-169).

265 Voir Olivier Meuwly, Histoire des Sociétés d’étudiants à Lausanne, Université de Lausanne, 1987, notamment p. 24 sq.

Si la pédagogie est l’enveloppement mutuel et dialectique de la théorie et de la pratique éducative par la même personne, sur la même personne, le pédagogue est avant tout un praticien-théoricien de l’action éducative. […]. Par définition, le pédagogue ne peut être ni un pur et simple praticien, ni un pur et simple théoricien. Il est entre les deux, il est cet entre-deux266.

A l’évidence, Daguet symbolise un de ces « entre-deux ». Toutefois, sur le spectre pédagogique du rapport théorie-pratique proposé par Jean Houssaye (voir ci-dessous), Daguet se situe davantage du côté théorique. Même s’il enseigna sa vie durant et attacha une grande importance à l’aspect pratique dans l’enseignement, notamment pas un souci aigu de la didactique267, il n’en demeure pas moins un des principaux théoriciens de l’éducation romande.

Du fait de sa proximité avec le Père Girard dès le milieu des années 1830, il baigne tôt dans ses enseignements et construit sa pensée pédagogique par l’étude des éducateurs allemands du XVIIIe siècle, « ces habiles savants et instituteurs qui unissaient l’expérience et la réflexion268 ». Ses premières références sont à chercher chez Francke, Basedow269, chez les catholiques Rochow et Sailer, chez Niemeyer, Dinter, tous quatre issus de l’école éclectique.

THEORIE ………. PRATIQUE Ferrière Steiner Fröbel Robin Makarenko Freinet Neill

Cousinet Dewey Rogers Pestalozzi Decroly Montessori Ferrer

DAGUET

x… …y

Rousseau Les praticiens

Les théoriciens de l’éducation restés anonymes

Daguet dans le spectre pédagogique du rapport théorie-pratique, tiré de Jean Houssaye, Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1994, p. 13.

266 Jean Houssaye (sld.), Quinze pédagogues, leur influence aujourd’hui, Paris, Armand Colin, 1994, p. 11.

267 Voir la partie intitulé « L’Art de l’Enseignement ou Didactique » dans Alexandre Daguet, Manuel de pédagogie suivi d’un précis de l’histoire de l’éducation à l’usage des personnes qui enseignent et des Amis de l’éducation populaire, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1886, p. 124-226.

268 Alexandre Daguet, « Maximes et pensées éducatives du Père Girard, Histoire de l’éducation », L’Éducateur, 9/1878, p. 130-131.

269 Sur le système pédagogique de Basedow, voir Alain Trouvé, La notion de savoir élémentaire à l’école. Doctrines et enjeux, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 213-235.

Dans L’Éducateur, Daguet va se battre pour limiter le nombre d’exercices pratiques prêts à l’emploi et privilégier plutôt la théorie et les méthodes. On notera que dès les premières livraisons de la revue, des instituteurs réclament un plus grand nombre d’articles pratiques. Des régents vaudois proposent un rapprochement du cadre de L’Éducateur avec celui adopté par Pierre Larousse dans son École normale.

Daguet, conscient que ce sont les méthodes qui ont fait la renommée du pays et qui demeurent « la pierre de touche et la partie la plus considérable de la pédagogie, ou comme on dit aujourd’hui en Prusse de la Science de l’École (Schulwissenschaft) 270», repousse cette partie pratique, qui apparaît néanmoins dès 1869. Cette introduction aura des conséquences dans les milieux spécialisés, notamment germaniques. Certains, à l’instar de Volkmar Stoy, fustigent cet étalage d’exercices de mathématique ou de dictées qui n’a pas sa place, selon eux, dans une revue pédagogique et mettent fin à l’échange de leur revue avec L’Éducateur. Xavier Ducotterd, ancien élève de Daguet exilé à Francfort, passeur de l’herbartisme en Suisse française, écrit à son ancien maître :

Permettez maintenant, que je vous dise quelques mots sur l'Éducateur, que vous prendrez d'autant moins en mauvaise part, que l'opinion que je vais vous exprimer est essentiellement celle d'autres abonnés qui vivent en Allemagne. On trouve que l' Éducateur s'écarte de son but primitif en remplissant presque la moitié de ses pages de problèmes d'arithmétique, de géométrie, de dictées orthographiques et d'autres choses semblables qui ne devraient figurer que dans des recueils, des manuels et des revues purement didactiques. Si l'Éducateur n'offrait pas aux lecteurs vos articles de fond, qui ont un intérêt général et vraiment pédagogique, ils perdraient en peu de temps ses abonnés à l'étranger. Ces problèmes d'arithmétique dans une revue qui devrait mettre les lecteurs au courant du mouvement pédagogique de la Suisse romande, font une pénible impression, et en les lisant, on ne peut s'empêcher de se dire que l'esprit pédagogique est non seulement stationnaire, mais qu'il recule. M Stoy, de Iéna, revenant d'un voyage de Heidelberg, vint à loger deux jours chez moi. Dans sa tenue et ses mœurs, il a beaucoup de vraisemblance avec Pestalozzi ; il nous est arrivé tout débraillé. Mais en revanche quelle vivacité d'esprit, quelle lucidité dans ses raisonnements et quelle bonhomie dans ses entretiens familiers ! Parlant de l'Éducateur, il m'a dit qu'il goûtait fort vos articles, mais que pour les problèmes d'arithmétique, il ne pouvait les digérer, c'est-à-dire comme nourriture pédagogique271.

270 Alexandre Daguet, « Coup d’œil sur la marche de L’Éducateur depuis sa translation à Lausanne en janvier 1867, jusqu’au mois d’aout 1868 », Rapport sur la troisième session de l’assemblée générale des instituteurs de la Suisse romande réunis les 5 et 6 août 1868, Lausanne, Imprimerie Charles Borgeaud, 1868, p. 72. Voir également Alexandre Daguet, « La théorie et la pratique », L’Éducateur, 1/1889, p. 169-170.

271 Lettre de X. Ducotterd à Daguet, 19 octobre 1877, AEN, Fonds Daguet.