• Aucun résultat trouvé

2 – L’ellipse kafkaïenne : entre modernité et mysticisme

Chapitre II. Lire Franz Kafka à travers Benjamin

II. 2 – L’ellipse kafkaïenne : entre modernité et mysticisme

Benjamin soutient en effet — contre une lecture comme celle de Brod — que la véritable démarche kafkaïenne résiste à l’interprétation, et c’est en cela qu’il refusera de céder à une quelconque lecture unilatérale. Il faut plutôt s’enfoncer dans l’œuvre de Kafka, écrit-il, « à tâtons, avec prudence, avec circonspection, avec méfiance156 ». L’univers de Kafka, suivant Benjamin, ne pourrait ainsi être compris ni univoquement à partir d’un modèle théologique, ni

154 Ibid., « Franz Kafka : Lors de la construction de la muraille de Chine », p. 286-287. 155 Ibid., « Franz Kafka », p. 437.

49

strictement à partir d’un modèle « naturaliste », que ce soit psychanalytique ou autre. Et s’il admettra bel et bien une influence théologique chez Kafka, (il écrira en ce sens : « j’affirme que mon travail a lui aussi son large côté théologique – qui reste, il est vrai, plongé dans l’ombre157 » ou encore que « Kafka n’a pas toujours échappé aux tentations du mysticisme158 »), Benjamin maintiendra que le versant théologique de l’œuvre de Kafka se situerait dans une tension avec un autre pôle, avec un autre type d’expérience.

Considérons à cet égard la phrase suivante, tirée du texte de 1934 : « Tout indique que, pour Kafka, le monde des fonctionnaires et celui des pères se confondent159 ». Ce que Benjamin suggère ici, c’est que chez Kafka, la figure à forte connotation théologique (celle du père), vient à la rencontre, se mélange, à celle d’une figure tout autrement moderne et « terrestre » (celle du fonctionnaire). Si ces deux mondes viennent à se confondre, comme le propose Benjamin, une lecture qui choisirait de s’ériger uniquement autour du thème de l’exercice de la puissance divine de juger et de damner (comme, par exemple, la lecture du Procès que Benjamin attribue à Willy Haas), ne serait dès lors plus tenable. En effet, comment une telle lecture pourrait-elle rendre compte de toute la charge thématique portée par l’univers, et le vocabulaire, du fonctionnaire ? La question à se poser désormais serait peut-être celle de voir pour quelles raisons Benjamin cherche à attirer l’attention sur le parallèle, ou sur la rencontre, entre le monde du père et celui du fonctionnaire. Nous avons énoncé que, pour Benjamin, la part théologique de l’œuvre de Kafka était maintenue en tension avec un autre pôle. Dans une lettre de 1938 à Gershom Scholem, qui suit de quelques années l’article sur Kafka de 1934, Benjamin explicite

157 W. Benjamin et G. Scholem, Théologie et utopie. Correspondance 1932-1940, p. 143. 158 Walter Benjamin, Œuvres, Tome II, « Franz Kafka », p. 430.

159 Ibid., « Franz Kafka », p. 414. Nous soulignons. Quelques pages plus loin, on retrouve la même idée : « Entre la situation administrative et la situation familiale, chez Kafka, les contacts sont multiples. » (p. 416).

50

de quelle nature est, selon lui, la tension constitutive qui traverse toute l’œuvre de Kafka : l’œuvre de Kafka, écrit-il, « est une ellipse dont les foyers extrêmement écartés sont déterminés, l’un par l’expérience mystique […] l’autre par l’expérience de l’habitant de la grande ville

moderne160 ».

Ce serait dès lors la tension maintenue entre ces deux foyers (que nous appellerons le pôle de la théologie et le pôle de la modernité) qui ferait, dans une perspective benjaminienne, la spécificité de l’atmosphère kafkaïenne. Ainsi, sur la base d’une attention particulière au monde d’images de Kafka, Benjamin se verrait ainsi incité à réhabiliter un aspect que la critique paraît écarter dans l’œuvre de Kafka : son pendant actuel, son pendant moderne. C’est en ce sens que Benjamin sera porté à affirmer que le monde du père et celui du fonctionnaire se mélangent, ou encore, que les puissances qui habitent le monde kafkaïen seraient tout aussi « actuelles, ancrées dans le monde d’aujourd’hui », qu’elles ne seraient reculées et divines. Nous pouvons déjà ici — dans cette confusion entre le monde du père et du fonctionnaire — observer une première manifestation de ce que nous avons appelé la réversibilité benjaminienne entre matérialisme et messianisme.

On trouve à cet effet un beau passage dans le chapitre Dans la cathédrale du Procès, où le personnage de K. se rend dans une cathédrale à la demande de ses patrons, dans le but de la faire visiter à un Italien161. Un ecclésiaste l’interpelle du haut d’une balustrade et l’engage dans un dialogue étrange, où ce dernier lui fait signe qu’il l’a fait convoquer pour lui parler.

160 W. Benjamin et G. Scholem, Théologie et utopie - Correspondance 1932-1940, p. 240. Nous soulignons. Benjamin précise à Scholem ce qu’il entend par « l’habitant de la grande ville moderne » : « Je parle d’un citoyen moderne qui se sait livré à un gigantesque appareil administratif dont le fonctionnement est contrôlé par des instances qui restent floues aux yeux de ses organes d’exécution eux-mêmes, à fortiori pour les individus qu’il manipule. (On sait que c’est là un des niveaux de signification des romans de Kafka, en particulier du Procès). » 161 Benjamin ne relève pas lui-même ce passage dans l’essai sur Kafka de 1934. Cependant, Scholem y fait références dans les correspondances avec Benjamin. Voir W. Benjamin et G. Scholem, Théologie et utopie -

51

L’ecclésiaste poursuit en demandant à K. : « Qu’as-tu à la main ? Est-ce un livre de prières ?162 » Ce à quoi K. répond : « Non […] c’est un catalogue de curiosités de la ville163 ». La confusion ici est intéressante, et permet d’illustrer la thèse benjaminienne de l’ellipse kafkaïenne : car dans cet extrait, même un représentant de l’Église risque de méprendre un guide touristique pour un recueil de prières.

La confusion dans Le Procès est telle qu’il n’est, en réalité, jamais véritablement possible de distinguer si les forces qui motivent l’arrestation de K. relèvent de l’arbitraire des puissances divines, ou du débridement des puissances administratives. Dans une scène de dialogue entre le personnage du peintre et K., il est d’ailleurs question de l’ambigu et éloigné « tribunal suprême ». Le peintre explique : « les petits magistrats, dont font partie ceux que je connais, n’ont pas le droit de prononcer un acquittement définitif ; seul détient ce droit le tribunal

suprême, auquel ni vous ni moi ne pouvons accéder. Nous ignorons comment les choses se

présentent là-bas et, soit dit en passant, nous ne tenons pas plus à le savoir164 ». Ce tribunal suprême paraît en effet dans le roman si absurdement hors d’atteinte pour toute personne, qu’il serait bien difficile de statuer en définitive sur sa nature.